Abstract
This paper considers the way in which literary writings and scientific texts describing places and the character of their inhabitants was associated in France, in the Pyrenees, during the XIXth century, before one could witness the progressive separation of these narrative types. These descriptions were frequently using the notion of picturesque. But they were also led by a temptation, that of recourse to exoticism, which strengthened the primitivism of the places that were described. The aim of the paper is then to understand the processes of use of these two categories and to put them in relation with the differentiation of the modes of description. The development of scientific approaches during the first third of the XXth century has led to a delegitimation of the utilization of these notions. Nevertheless, the paper shows that it has not completely neutralized the mechanisms of individualization of spaces that was associated with their use.
Keywords
literature, exoticism, science, picturesque, descriptions, Pyrenees
Cet article envisage la manière dont récits à dimension littéraire et textes scientifiques de description des lieux et du caractère de leurs habitants ont pu être associés en France au cours du XIXe siècle, avant que l’on assiste à une séparation progressive de ces genres narratifs. Or ce travail de description, qu’il ressortisse au domaine des récits de voyage, des guides touristiques ou encore des travaux pré-ethnologiques, mobilisait fortement la catégorie du pittoresque, code esthétique et cognitif de perception et de représentation en accord avec les espaces qu’il s’agissait de décrire, ici les Pyrénées françaises, sur lesquelles se centre le propos. Cependant, cet usage du pittoresque comportait aussi une constante tentation, celle d’un passage à l’exotisme, qui tendait à renforcer l’étrangeté et la primitivité des espaces et populations placés sous le regard. Dans le premier tiers du XXe siècle, l’avancée de la professionnalisation des sciences de description des hommes et des territoires (géographie, ethnologie) a conduit à repousser l’usage de la catégorie de pittoresque ainsi que cette tentation de l’exotisme. Cependant, a-t-elle réellement neutralisé les mécanismes plus profonds dont le recours à ces notions était la manifestation ?
On sait qu’à la faveur du développement du thermalisme et des villes d’eaux (Luchon, Barèges, etc.) ainsi que de la vogue des « grands tours », voyages de formation des jeunes nobles européens [1], les Pyrénées sont devenues une destination de choix dès le XVIIIe siècle, engouement qui connut sans doute son apogée au siècle suivant. Alors à la mode, le passage par ce massif a laissé de nombreuses traces écrites, qu’il s’agisse de celles d’Arthur Young dès 1787 [2], de Gustave Flaubert en 1840 [3], de Victor Hugo en 1843 [4] ou encore d’Hippolyte Taine en 1855 [5]. Ces voyages sont rapidement devenus assez codifiés. Sites à visiter, sommets à gravir, paysages contemplés, impressions laissées, caractérisation des mœurs des habitants obéissaient à un canon où le pittoresque prenait une place centrale, ce qui a conduit à l’institutionnalisation de certaines figures sociales et esthétiques comme celles du contrebandier, du pâtre, de la jeune paysanne, etc., personnages récurrents des lithographies de ce siècle.
Les années 1850 furent cependant celles d’une séparation progressive des registres de description et des formes de déplacement. Si, au XVIIIe siècle et au début du suivant, le récit de voyage permettait de réunir en un seul les discours du savant, de l’esthète et de l’administrateur, l’éclatement des pratiques de voyage au milieu du XIXe siècle a conduit à la disjonction des genres et à la spécialisation avancée du discours savant, comme à l’autonomisation du discours touristique [6]. Pour autant, cette séparation, si elle était bien perceptible dans la différenciation des productions textuelles, ne l’était pas encore réellement pour ce qui est des milieux sociaux qui, à une échelle locale, départementale ou régionale, étaient impliqués dans ce travail de découverte des Pyrénées. Or, plus qu’à partir de la venue de visiteurs extérieurs renommés ou qui le sont devenus, la description des lieux fut très fortement portée et soutenue par tous ceux qui, n’en résidant pas trop loin, voire y habitant, faisaient des montagnes leurs lieux d’excursion ou d’expédition, ou à tout le moins l’objet de leur curiosité et de leur attirance.
Dans cette seconde moitié du XIXe siècle, ce travail de description fut effectué par les acteurs de différentes scènes sociales entrecroisées, qu’il s’agisse des membres des sociétés littéraires ou d’érudition départementales et régionales ou de ceux des sociétés excursionnistes, qui participaient au mouvement pyrénéiste [7]. Bien que composites, les milieux sociaux impliqués dans ces sociétés étaient finalement assez homogènes socialement, regroupant ce que l’on peut appelé une élite de capacités constituée de nobles et de bourgeois, mais aussi de professions libérales et de fonctionnaires ayant quelque rang, notamment dans l’enseignement [8]. Cette homogénéité sociale relative servait de support au développement de sociabilités communes, liées à la fréquentation de ces diverses sociétés. Cette fréquentation reposait elle-même sur un bagage de culture classique et de goût pour les belles-lettres, sur une curiosité érudite et sur des centres d’intérêts savants assez éclectiques. De la sorte, les divers acteurs de ces scènes sociales étaient d’ardents polygraphes, publiant des textes dans de très nombreux genres : romans, récits de voyage, œuvres de poésie, voire pièces de théâtre, articles dans la presse quotidienne, textes dans des revues scientifiques, notices, mémoires, etc. Lorsqu’un marquage de leur activité existait (plutôt écrivain, plutôt savant ou plutôt promoteur du tourisme), à la faveur de la différenciation des genres narratifs évoquée ci-dessus, celui-ci était néanmoins compensé par l’existence de ces réseaux de connaissance et de sociabilité sécants. Dès lors, ces mondes formaient une nébuleuse plutôt bourgeoise, tout autant savante que littéraire, et apte de par ces entrecroisements à appliquer à la réalité un ensemble d’optiques d’appréciation et de codes de description finalement partagés.
Par ailleurs, ces rédacteurs et descripteurs de territoires, grâce à leur proximité géographique avec les Pyrénées, étaient bien positionnés pour sélectionner les lieux servant de support à leur activité. Défricheurs d’inconnus et confrontés à l’engouement dont les Pyrénées étaient l’objet, ils essayaient de s’écarter des sentiers battus et des lieux touristiques pour en découvrir d’autres jusque-là négligés. Cela les conduisait à s’orienter vers des zones perçues comme reculées au sein d’un massif lui-même déjà considéré de la sorte aux yeux des regards « modernistes ». Parmi ces zones, on retrouve notamment un département, celui de l’Ariège, peu concerné ou plus tardivement et de manière plus limitée par la vogue du tourisme thermal et dont la notoriété comme destination était bien inférieure à celle d’autres lieux des Pyrénées centrales. Les territoires composant ce département apparaissaient alors comme des espaces d’exploration intéressants, intérêt sous-tendu par leur appréciation à l’aune de l’alternative séparant, et combinant régulièrement, préservation des mœurs et arriération.
Cette arriération supposée se retrouve très directement dans les fonds d’archives et les documents d’époque : habitants « plus malheureux que les nègres [9] » ; « populations entières abruties par l’ignorance, par la misère […] qui les placent bien au-dessous de la brute [10] » ; « pays arriéré, misérable [11] » ; « caractère féroce » de ces populations, acquis suite à une trop grande proximité « avec les ours et les loups [12] », reviennent régulièrement pour qualifier les lieux et ceux qui y vivent. Cette tentation de l’exotisme, renvoi vers une altérité primitiviste, est donc pour ainsi dire constitutive des regards portés sur cette portion des Pyrénées – qui n’est pas la seule concernée d’ailleurs. Elle fut néanmoins estompée, si ce n’est masquée, par un usage puissant du registre du pittoresque, beaucoup plus à même de susciter l’attrait, dès lors que les milieux impliqués dans la description du territoire étaient aussi ceux qui, à partir de la fin du XIXe et du début du siècle suivant, œuvraient au développement du tourisme.
Comment pittoresque et exotisme s’ordonnent-ils dans ces descriptions du territoire ? Cet ordonnancement est-il fonction des genres narratifs ou est-il lié à ce que l’on pourrait appeler un étagement des représentations, l’exotisme prenant le pas sur le pittoresque lorsque l’on « remonte » à la fois les « niveaux » de civilisation et les vallées pour aller vers les espaces montagnards perçus comme les plus reculés ? Comment l’appui sur ces deux catégories évolue-t-il avec la transformation des esthétiques et la différenciation et la spécialisation des discours ? Pour répondre à ces questions, l’article procédera en trois temps, en progressant chronologiquement et en mettant en regard différentes descriptions relevant de plusieurs genres. L’attention sera tout d’abord portée sur divers textes datant du tout début du XIXe siècle issus d’un même auteur, qui portent l’empreinte des savoirs naturalistes des Lumières et du romantisme. L’intérêt de ces documents est que, antérieurs à la période de différenciation des modes de description qui s’ouvre à partir du milieu de ce même siècle, ils conjoignent des discours qui se sépareront par la suite et qu’ils permettent de cerner les tensions qui animent ce regard du voyageur et les logiques qui l’ordonnent. Dans un second moment, l’analyse sera appuyée sur un corpus d’écrits datant du dernier quart de ce même siècle. Ils permettent de signaler à la fois la séparation des registres narratifs, la polarisation des représentations entre les deux valeurs, positives et négatives, de la primitivité et les logiques d’organisation du passage du pittoresque à l’exotisme, fortement corrélées à la place prise par un discours rationaliste et moderniste et à un ensemble de transformations socio-économiques. Enfin, une dernière section sera consacrée à la fixation et à la combinaison des répertoires de représentation ainsi qu’à la montée en puissance, durant le premier tiers du XXe siècle, d’une légitimité scientifique dans le travail de description, qui renvoyait quelque peu au second plan, ou à tout le moins à un plan différent, les discours analogues opérant à partir d’autres positions et selon d’autres objectifs.
1. Savoirs naturalistes et étagement des représentations (début du XIXe siècle)
Le développement d’un intérêt littéraire et scientifique pour les massifs montagneux est sans conteste à mettre au crédit du XVIIIe siècle. Outre leur fréquentation encore limitée pour les bienfaits de leurs eaux thermales ou dans le cadre de voyages de formation, on assiste en effet à cette période à l’essor d’une curiosité à leur égard, qui débouche sur les premières ascensions – le Mont-Blanc en 1786 dans les Alpes, le Mont-Perdu en 1802 dans les Pyrénées. Cette curiosité est elle-même corrélée à deux éléments déterminants : « l’essor des sciences naturelles et les grands voyages d’exploration qui élargissent les horizons et apportent aux savants un trésor d’observations neuves [13]. » Si les figures de l’homme de sciences et de l’explorateur ont donc joué un rôle central dans ce que l’on appelle fréquemment (mais assez improprement) la « découverte » de ces espaces, et plus spécifiquement ici des Pyrénées, celle-ci mobilisa d’autres ressorts : place importante des émotions, travail de description et de narration – soit « ascensionner, sentir et écrire », selon la devise fixée ultérieurement par Henri Beraldi en 1898 dans son ouvrage Cent ans aux Pyrénées, retraçant les grands moments de leur conquête.
L’ensemble de ces aspects se retrouve dans les écrits rédigés au tout début du XIXe siècle dans le cadre de la statistique départementale napoléonienne [14] par Pierre Dardenne, professeur de mathématiques à l’École centrale de l’Ariège. Contribuant aux savoirs administratifs alors en essor [15], ces textes combinent une description thématisée du département et le récit de divers « voyages », selon l’expression qu’utilise l’auteur, effectués dans des vallées et montagnes environnantes. Bien qu’il ne soit pas un pyrénéiste aussi renommé que d’autres, les écrits de Dardenne possèdent de nombreuses qualités. Leur auteur, homme de lettres dans le sens très large que Voltaire donne à ce terme dans L’Encyclopédie, explore, mesure, herborise, recueille des minéraux, décrit les lieux, les monuments et les habitants, cite les Anciens, fait part de ses émotions et couche tout cela par écrit. L’intérêt de ces textes réside cependant plus encore dans le fait qu’un fil directeur, ténu mais identifiable, unifie et ordonne ces différents aspects qui, plus tard, relèveront de genres narratifs distincts.
Bien qu’ils ne l’amènent pas à plus de 30 kilomètres de son domicile, les voyages de cet auteur vers des lieux pour lui inconnus [16] sont présentés comme de véritables explorations, qui correspondent tout à fait aux codes organisant les entreprises de ce type à cette période [17]. Se déplaçant à pied accompagné de quelques élèves ou de collègues, mobilisant les outils (baromètre et thermomètre de manière très classique) et les connaissances de son époque (minéralogie, géologie naissante, travaux de Ramond de Carbonnières ou de Saussure), Dardenne organise son récit autour du déroulement de ses périples, indiquant tout ce qu’il a vu [18], expérimenté [19], senti [20] et imaginé [21].
Les relations de ces voyages furent initialement placées à la suite du texte principal, soit l’Essai sur la statistique du département de l’Ariège, non publié bien qu’il fut remis au préfet en 1805 [22]. Elles fournissent une partie des informations de cet essai, mais correspondent aussi à des sondages précis et circonscrits dans un matériau plus large, traité de façon transversale dans la statistique descriptive. L’analyse de l’ensemble permet d’identifier un principe général d’ordonnancement du discours et de ses diverses composantes, que l’on pourrait qualifier de stratigraphie altitudinale. Cette stratigraphie organise l’étagement des représentations autour de la place importante accordée à la topographie, au climat et à la géologie, aux différences entre le haut et le bas, elles-mêmes liées à celles entre le chaud et le froid et à la nature du sol. Ce principe de répartition assure aussi l’agencement de la perception des lieux et de leurs habitants, des formes esthétiques qui leur sont liées comme des émotions de l’auteur.
Pour le comprendre, notons tout d’abord que Dardenne propose un tableau du département où il remarque qu’il est « composé de montagnes et de plaines [23] ». Bien que très méridional, « le voisinage des Pyrénées rend ce département plus froid qu’il ne devrait l’être par sa position », de telle manière que le climat y est selon lui divisé en deux, plus chaud dans la plaine, plus sain dans les montagnes [24]. Passant du climat aux hommes, il indique l’existence de deux types humains, soit une espèce « belle, grande, vigoureuse, l’autre petite, défectueuse et comme rabougrie », ce qu’il suppose lié parmi d’autres causes possibles à « l’inconsistance des élémens [sic], qui passent ici dans un même jour, dans une même heure, du froid au chaud, de l’humide au sec [25] ». Il porte aussi son attention aux coutumes locales (mariages et funérailles, croyances et superstitions), objets par la suite classiques de l’attention ethnographique. Mais il ne recoupe pas ces différentes caractéristiques (topographie, climat, constitution physique, coutumes) en les insérant dans une répartition géoculturelle associant territoire, type humain, activités et pratiques culturelles. S’il présente bien en quelques mots le « caractère des habitants de l’Ariège » dans des notes annexes, la typologie utilisée par l’auteur n’est pas construite autour de la délimitation stricte d’ensembles géographiques et humains et de leurs qualités : le montagnard est « un peu plus » crédule que l’habitant de la plaine, le paysan est soupçonneux et méfiant mais néanmoins, plus haut dans les pâturages de montagne, le berger a une vie simple, « ni pénible ni triste » et jouit d’une liberté sans bornes. L’agriculture est « en bon état partout » bien que la nature soit « plus fraiche, plus vivante » dans les montagnes que dans les plaines, les meilleures terres se trouvant dans des fonds de vallées qui bénéficient d’une fumure abondante. Ainsi, l’auteur n’établit pas un système de distribution différentielle des qualités où toutes se recoupent pour distinguer des espaces et les populations qui y résident : plaine versus montagne; Est du département (ancien comté de Foix) versus sa partie ouest (ancienne vicomté du Couserans) entre autres découpages possibles.
Les représentations de l’auteur sont par contre assez fortement structurées autour du principe de stratigraphie altitudinale mentionné précédemment. Celui-ci est tout à fait perceptible dans le récit de deux voyages effectués vers les sommets. Ils le conduisent tout d’abord dans des vallées qu’il ne connaît pas. Il y découvre de nombreux « sites pittoresques et délicieux », à l’aspect « riant et fertile [26] ». La description qui est faite de certains d’entre eux comporte un caractère agreste et bucolique : camaïeux de cultures, village entouré de hameaux et d’habitations dispersés, torrents qui serpentent et animent la scène, jeunesse nombreuse, fraîche et vigoureuse. Le recours à la notion de pittoresque comme expression des sentiments relève du privilège de la vue caractéristique de l’époque et de la démarche de l’auteur [27]. Cette notion s’applique alors à un tableau vivant, à l’esthétique contrastée et chatoyante, plus qu’à la caractérisation d’une particularité locale [28].
Cependant, cette représentation et les émotions qu’elle suscite ne sont pas celles d’une Arcadie pyrénéenne rousseauiste. Cette dernière est plutôt à rechercher à un niveau d’élévation supérieur, sur les douces croupes herbeuses des montagnes pastorales, « lieux élevés et sauvages », mais aussi « pâturages éclatants de verdure » où « bondissent de nombreux troupeaux » et où s’exprime cette simplicité des mœurs, heureux repos des bons montagnards « dont les anciens poètes ont chanté les bienfaits [29] ». Là Dardenne, qui cite Horace et Virgile, retrouve ce qui faisait « le bonheur des premiers peuples de la terre ». Associé à une sensibilité où pointe le romantisme [30], le pâtre existe donc pour se fondre dans un canon, tendant vers l’atemporalité. Pour autant, à hauteur quasi-égale, les impressions de l’auteur sont différentes lorsqu’il se rend dans une vallée proche au cours d’un autre voyage, partant à l’ascension du mont Valier, sommet notable de l’ouest du département de l’Ariège. Cette vallée, plus encaissée, « noire, froide, pierreuse, peu féconde », amène Dardenne à considérer que « l’humeur » des bergers qui y vivaient, qui lui parurent « moins gais et moins heureux » que ceux rencontrés lors de son premier voyage, « devait se ressentir de ce site triste et monotone, tandis que l’enjouement des bergers [de la vallée où il s’était rendu auparavant] répondait bien aux charmants, pittoresques, riches pâturages, aux croupes élargies et herbeuses où sont situées leurs cabanes [31] ». Alors qu’il considère que l’état de cette vallée résulte de sa proximité avec les cimes et des « ruines » (rochers) qui en tomberaient, on perçoit combien le déterminisme topographique et géologique sert de vecteur à l’ordonnancement des représentations de l’esthétique paysagère, des caractéristiques morales des hommes qui y vivent ainsi qu’à la structuration des émotions.
Ces dernières sont particulièrement puissantes lorsque l’auteur se confronte à la haute montagne, là où la végétation est réduite et où il n’y a plus âme qui vive. Elle est en effet conçue comme un paysage des forces telluriques et des météores, paysage de destruction. La force des éléments qu’elle concentre en fait le résumé d’une histoire naturelle, celle de la terre, ici directement perceptible : les ruisseaux au bruit effrayant s’attaquent continûment au calcaire comme au granit, les rochers arrachés à la montagne sont pensés comme les vestiges de son altération. « Action continuelle du sec et de l’humide, du chaud et du froid, séjour éternel des vents, des nuages, des glaces et de tous les météores destructeurs », la montagne est l’histoire d’une ruine, terme récurrent, donnant à contempler des sites « pittoresques, sauvages, affreux [32] ». Par leur réunion, ces trois qualificatifs signalent bien l’existence de tensions dans les sensibilités orientées vers le romantisme à venir : le pittoresque demeure une scène digne d’être peinte, la montagne devenant spectacle, mais il est marqué par la présence et par la rudesse de ces éléments qui provoquent un saisissement d’effroi mêlé d’admiration, face à la grandeur et au sublime qui s’en dégagent.
On comprend de la sorte que le bonheur pastoral plus tempéré des Arcadies pyrénéennes se situe, dans l’étagement des représentations et des paysages, entre la « pure culture », celle des paysans industrieux des fonds de vallées, et la « pure nature », celle d’une montagne sublime mais autodestructrice. Le pâtre anhistorique, support d’émotions, canon esthétique, entre ainsi en correspondance avec la topographie et la géologie, de telle manière que, comme le notait le géographe Serge Briffaud, « les normes de l’émotion esthétique recoupent celles de l’intelligibilité [33] ».
2. Différenciation des genres narratifs, polarisation des représentations et étagement de l’altérité (fin du XIXe siècle)
Alors que le récit de Dardenne conjoint discours scientifique et description de voyage, genre administratif (le cadre de la statistique) et esthétique, soixante-dix ou quatre-vingts ans plus tard, ce point de vue totalisant a éclaté. Esthétique, tourisme et science ne tiennent plus dans un seul et même texte. Cet éclatement fut aussi associé à une polarisation assez classique des représentations. Le territoire et ses habitants sont alors pris entre la célébration d’une forme générale et la stigmatisation d’une figure particulière, d’un état social : antique paysan de Virgile ou ce paysan crasseux de telle vallée qui ne connaît rien à l’agriculture. On le perçoit aisément en mettant en parallèle les descriptions de deux vallées ariégeoises effectuées à deux ans d’écart par deux auteurs aux perspectives et descriptions assez fortement antagoniques. Le premier, L. Manaud de Boisse, sur lequel peu d’informations sont disponibles, est écrivain, lauréat de l’Académie des sciences, inscriptions et belles lettres de Toulouse, auteur de descriptions historiques d’une microrégion de l’Ouest du département et d’une « promenade » à travers elle qui retiendra notre attention [34]. Le second est un médecin hydrologue, Louis Fugairon, par ailleurs docteur ès-sciences et membre des sociétés géologique et botanique de France, qui a publié divers travaux touchant aux sciences naturelles et à l’hydrologie, mais aussi à l’anthropologie physique – il avait suivi les cours de l’École d’anthropologie de Paris. Il publie en 1880 un texte intitulé Les Axéens ou les habitants du canton d’Ax aux points de vue physique, intellectuel, moral et industriel [35]. Ces deux ouvrages de Manaud de Boisse et de Fugairon, qui concernent des vallées de montagne, l’une de l’Ouest et l’autre de l’Est du département, permettent d’appréhender ce que l’on peut appeler la structuration des deux faces, positive et négative, de la primitivité, donnant lieu à sa célébration ou à sa condamnation.
Valeur positive. Manaud de Boisse : genre des récits d’excursion, registre narratif descriptif et esthétique. | Valeur négative. Louis Fugairon : genre de la description présentée comme objective, registre narratif descriptif de la science, intérêt porté à l’agronomie et à l’anthropologie physique. |
Type physique : « […] la race [de la vallée], peu mêlée de sang étranger, est, sans contredit la plus belle [de la microrégion]. Les hommes sont grands, forts et robustes. Les femmes sont brillantes de santé et de fraîcheur. » | Type physique : un type dominant, au teint blanc bruni par le soleil, cheveux noirs, crâne brachycéphale. Un autre type moins fréquent se rapprochant du type arabe. « Sans être bien laid, un type physique qui n’est pas beau. » |
Vêtement : « La vallée est remarquable par le costume de ses habitants, les femmes surtout. Ces singularités tendent à disparaître. Mais tel qu’il est, ce costume traditionnel, les anciens de [la vallée] tiennent à le garder. » Rien sur ce que l’on trouve sous la coiffe [cf. colonne suivante]. | Vêtement des femmes : robe en drap. Coiffure : le couffat [sorte de capuche avec rebord laissant dépasser une mèche de cheveux]. « Il résulte de ce mode de coiffure que les femmes ne peignent jamais que les cheveux qui paraissent tandis que les autres s’embrouillent et forment avec la sueur et la crasse une sorte de croûte infecte. » |
Habitation : n’a pas vu la saleté et la promiscuité [cf. colonne suivante]. | Habitation : « […] d’une manière générale, on peut dire que c’est la saleté et la promiscuité dans toute leur splendeur. L’escalier est couvert de fiente de poule et de boue, tous les meubles sont crasseux et les murs enfumés. » |
Vie générale : « […] que vous êtes heureux, que je porte votre envie ! Vous seuls connaissez les vrais biens de la vie. » | Vie générale : « Condamnés aux travaux forcés à perpétuité, ils ne connaissent aucun des plaisirs de la vie. D’une ignorance absolue, il ne savent pas comment sortir de leur triste état ». « […] primitive existence. » |
Agriculture et élevage du bétail : « […] bassin le plus fertile et le plus vert qu’il soit possible de voir. » | Agriculture et élevage du bétail : vaches mal nourries, exécrables fromages, agriculture et élevage encore « dans l’enfance. » |
Doc. 1 – Tableau de la polarisation primitiviste des caractères locaux. Tableau établi à partir de L. Manaud de Boisse, Promenade à travers le Saint-Gironnais (Audinac, Aulus), Toulouse, Saint-Girons, 1878 et Louis Fugairon, Les Axéens ou les habitants du canton d’Ax aux points de vue physique, intellectuel, moral et industriel, Foix, Gadrat ainé, 1880.
On perçoit aisément combien l’éclatement des genres discursif est donc aussi associé à l’expression d’un écart marqué entre la version sombre du primitivisme, celle de l’arriération, et sa face plus positive, celle de la préservation d’une simplicité de mœurs, soutenue par le registre du pittoresque – bien que l’emploi de cette catégorie ne soit pas ici directement perceptible, suite au travail de synthèse effectué pour la réalisation de ce tableau.
Ce registre ambivalent d’un pittoresque teinté d’exotisme primitiviste, où ces deux codes d’appréciation et de description sont réunis par la symétrie qu’ils entretiennent, est aussi mobilisé dans le cadre du discours touristique. On le retrouve notamment chez un ancien professeur de mathématiques au lycée Louis-le-Grand originaire du département, membre de diverses sociétés savantes, darwiniste et positiviste comtien, qui a publié en 1872 un Souvenir des Pyrénées, guide à vocation touristique qui concerne l’Ariège, revu et augmentée dès 1873[36]. Dans ce texte consacré à une vallée située entre les deux évoquées ci-dessus et où se développe une petite ville d’eau, la montagne n’est plus qu’un support pour les excursions assez normées du thermalisme. Comme l’évoque l’auteur, on y trouvera tout ce que le baigneur attend :
Gaves impétueux, précipices à pic, encaissement des montagnes, grottes, forêts ombreuses, lacs, neiges éternelles se mêlent et se superposent, comme pour concentrer dans un coin de la chaîne les beautés les plus sauvages et les plus pittoresques des Pyrénées [37].
Le traitement descriptif et la qualification des habitants changent aussi quelque peu de registre par rapport au début du siècle, passant de l’intemporalité du pâtre virgilien à un témoignage vivant de l’histoire. Les Pyrénées renferment alors « si j’ose dire, un monde aussi ignoré du reste de la France que les forêts vierges du Brésil ou de la Guyane [38] ». Et, au fond des vallées, « c’est là qu’abrité du courant des invasions, s’est conservé dans toute la rudesse de sa physionomie primitive l’Ibère des anciens âges [39] ». Lui qui a visité l’Amérique du Sud entre 1858 et 1860, estime avoir à faire à « une population primitive, à une terre vierge [40] ». Témoignage de l’histoire, le primitif l’est parce qu’il en est jusque-là resté en dehors, les maisons, « ou plutôt les cabanes recouvertes de chaumes », rappelant « la hutte celtique telle que l’ont vue César, Diodore et Strabon [41] ». Mais l’auteur doit aussi compenser ce thème primitiviste de manière à rendre la destination attirante. Heureusement pour les touristes adeptes du thermalisme, la hutte a disparu, remplacée par des maisons « portant des cheminées». De plus :
Le sifflement de la locomotive, qu’on entend déjà [dans le bourg-centre à proximité, où le train était arrivé en 1866], avertit le pâtre des hautes vallées que son tour est venu de déposer sa vieille défroque celtique, et de se laisser absorber dans la grande unité française [42].
L’éclatement des registres discursifs et l’autonomisation progressive d’un discours touristique, la représentation de ce paysan entrant dans l’histoire, évincent les conceptions d’une montagne qui témoignait de l’histoire naturelle de la terre et qui servait de support à la caractérisation des hommes. Désormais le schème du culturalisme est bien installé, avec son corollaire qu’est l’idée de la disparition prochaine des mœurs et coutumes, nostalgie moderniste envers un monde qui se transforme. Ce culturalisme n’est cependant pas complètement dissocié d’une détermination par le milieu et par la nature. Territoires, « races » et culture sont liés, précisément dans l’association des secondes à des espaces identifiables (la montagne comme milieu conservatoire) et circonscrits (les vallées, conçues comme des unités naturelles) où existent des mœurs spécifiques. À la différence des conceptions d’un Dardenne au début du XVIIIe siècle, ces dimensions se recoupent pleinement et l’ordonnancement de leur liaison se modifie, le découpage géographique et selon les principes de l’anthropologie physique comme du folklore naissants prenant le pas sur la stratigraphie altitudinale naturaliste qui avait cours moins d’un siècle plus tôt.
Dans l’ordre scientifique, les choses ont aussi évolué. Cette stratigraphie demeure d’actualité mais ses logiques se sont modifiées. On le retrouve notamment dans le compte rendu d’une expédition scientifique organisée en 1886 au sommet de la même montagne que celle qui avait été gravie par Dardenne en 1801, le mont Valier. Relatée dans les pages du Bulletin de la société de géographie de Toulouse, cette expédition regroupe divers savants toulousains ou locaux [43] équipés comme s’ils ne devaient « s’arrêter qu’aux antipodes [44] ». À cette date, le discours de la géologie s’est fortement spécialisé : il n’est plus question que de pli synclinal, roches jurassiques, schistes siluriens à graptolites, etc. De plus, le passage de la vallée à la montagne et à ses pâturages est devenu un itinéraire menant directement du pittoresque à l’exotisme, caractérisés tous deux par un principe de distance à l’égard de la civilisation. Le groupe passe ainsi par une « délicieuse vallée et ses bons habitants, aux mœurs simples et primitives », porteur d’un « costume pittoresque » qui « produit un effet merveilleux [45] ». Si cette notion de pittoresque demeure associée à des formes morales et esthétiques, notons que l’application du principe de découpage géoculturel des ensembles territoriaux et humains et la singularisation des mœurs qui l’accompagne conduisent à ce qu’elle serve désormais à désigner la « couleur locale », dont l’un des emblèmes à cette période est le costume. Quittant les vallées, les membres de cette expédition arrivent jusqu’aux alpages et aux bergers, dont le narrateur considère qu’« aucun être civilisé ne parvient jusqu’à eux », qu’ils logent dans des cabanes « semblables à celles des esquimaux [46] » et que leurs outils, « dignes de nos ancêtres préhistoriques, peuvent figurer dans notre musée ethnographique comme provenant d’une tribu du centre de l’Afrique sauvage [47] ». L’examen se poursuit autour de considérations généralement appliquées à des populations lointaines et visant à évaluer leur degré de civilisation. L’auteur remarque que « la poterie est inconnue » et que les montagnards « n’ont jamais eu la plus simple notion des distances [48] ». Nous sommes donc loin des heureux pâtres aux douces mœurs rencontrés un siècle avant.
Cet éclatement des genres discursifs, et l’oscillation qui les caractérise entre pittoresque et exotisme, masque finalement trois choses. La première, c’est la proximité qui unit ces différents discours de la fin du XIXe siècle, qui sont organisés autour d’un même schème polarisé de l’altérité géographique, culturelle et historique. La seconde, c’est qu’ils sont le produit d’un milieu social assez homogène comme indiqué en introduction, celui de la notabilité savante et littéraire qui se retrouvait dans les sociétés des lettres, sciences et arts qui se multipliaient à cette époque – point développé dans la section suivante. La troisième, c’est que le glissement dans les représentations du territoire et de ses habitants, qui accentue l’alternative entre les deux valeurs du primitivisme, fut très directement lié aux changements socioéconomiques perceptibles sur la période. Dans le domaine des transports, le développement des réseaux routiers et ferrés transformait les fonds de vallées en bouts du monde (puisque les routes n’allaient pas plus loin) [49]. Les avancées dans le domaine de l’agriculture renvoyaient celle pratiquée en montagne au rang d’archaïsme, alors qu’elle tenait encore la comparaison avec celle de la plaine au début du siècle. Enfin, l’on assistait à un fort développement de la production industrielle et à sa concentration, très généralement à distance des zones de montagne, dont l’inexorable dépeuplement avait débuté au milieu du XIXe siècle [50]. Sous cet angle, l’évolution des structures mentales et celle des structures socioéconomiques se recoupaient largement.
3. Institution des répertoires et légitimité des discours descripteurs
Les mécanismes relatifs aux registres de description actifs durant cette fin du XIXe siècle le demeurèrent au début du suivant. Néanmoins, quelques évolutions furent perceptibles. L’on a tout d’abord assisté à une montée en puissance du référentiel du pittoresque et à la fixation de son association avec la notion de couleur locale. Catégorie à la mode et support du portrait de mœurs, ce pittoresque servait aussi la promotion de la singularité des lieux, pendant que le tourisme s’organisait et que ses promoteurs tentaient d’élargir le cercle des visiteurs au-delà des seuls adeptes des eaux thermales. De plus, si les répertoires différenciés de représentation de cette singularité s’institutionnalisaient, ils gagnaient aussi en systématicité, se combinant pour caractériser des espaces circonscrits et les distinguer des autres. De fait, alors que la dissociation des genres narratifs s’est poursuivie, elle fut néanmoins compensée par des formes d’association entre eux.
À la fin du XIXe siècle et au début du suivant, outre la spécialisation du discours touristique, on assiste au développement de la littérature dite régionaliste [51] comme à l’autonomisation accentuée, à la faveur de l’avancée de la structuration des disciplines, des approches géographique, historique, archéologique et préhistorique, mais aussi ethnographique ou folklorique. Pour autant, les acteurs qui prirent en charge localement ces différents registres narratifs, de par les relations entrecroisées qui les unissaient suite à leur appartenance à des milieux sociaux proches ainsi qu’aux cercles de notabilité départementaux ou régionaux, étaient à même de développer leurs activités en tirant parti du réseau de ces relations. Ce faisant, ils étendaient les supports susceptibles d’être mobilisés dans le travail qu’ils menaient de singularisation des territoires, d’établissement des richesses et des particularités locales. Les formes de combinaison dépassant le contingentement grandissant des discours furent de différents types. L’une d’entre elles relève de la polygraphie : auteur régionaliste publiant aussi des contes en langue d’Oc et des ouvrages peu spécialisés de description et de promotion du territoire [52] ; préhistorien, anthropologue et folkloriste publiant de nombreux articles scientifiques dans ces domaines mais aussi divers souvenirs, notices et articles de journaux tout en participant au mouvement folklorique et touristique [53]. Cette combinaison prit aussi place au sein d’un seul et même texte, lorsque son auteur entendait par exemple relier création littéraire et savoirs scientifiques, dans une ode à la petite patrie acquérant le statut ambivalent d’une « fiction de vérité [54] ». Ce caractère fictif de la vérité se retrouve aussi dans les rapprochements qui opéraient au cœur du discours savant pour appuyer le processus de singularisation territoriale et culturelle, lui-même fondé sur l’usage d’une imagerie pacifiée du pittoresque. Ainsi, l’un des membres de ces réseaux de notabilité savante en Ariège, promoteur du réveil des langues d’Oc, développeur du tourisme, créateur des premières fêtes folkloriques qui venaient en appui de ce développement, historien local et acteur important des sociétés d’érudition du département, pouvait associer ces différentes occupations et thématiques pour les valoriser dans des lieux plus centraux. Ce fut notamment le cas lorsqu’il présenta en 1925 au congrès national des sociétés savantes organisé à Paris, une communication sur « le Couserans [partie ouest du département de l’Ariège, tirant son nom d’un ancien pagus romain] considéré comme une véritable région orographique, hydrographique, ethnique, linguistique, historique, économique, administrative et intellectuelle [55] ». S’il est difficile de réunir plus de traits distinctifs (ou supposés tels), l’on peut aussi remarquer à sa lecture que ce texte cumule finalement toutes les perspectives développées depuis le dernier quart du XIXe siècle, autant en termes de propriétés des discours (les deux valeurs du primitivisme), que de capitalisation des différents procédés d’institution d’une image territoriale et culturelle savante, mise au service de la promotion de la zone géographique en question. Et cette promotion ne pouvait que prendre appui sur une description faisant de cette zone une terre de nature et de culture préservée où certaines femmes portent encore au quotidien les costumes locaux, « vrai parc naturel de 250 000 hectares [56] ». Le pittoresque en son jardin.
Pour autant, dans les années 1930, la partition des registres narratifs et la professionnalisation des savoirs a conduit à ce que la tentation de l’exotisme soit repoussée ou en tout cas atténuée et déplacée. Les autochtones « plus malheureux que les nègres [57] » et les sauvages sont beaucoup moins perceptibles dans les discours, bien que celui sur les retards, notamment économiques, se développe, lui, assez fortement, prolongeant l’emploi de cette thématique de l’arriération. De plus, le recours savant au pittoresque n’est plus envisageable : il apparaît daté, la vogue est passée et d’un point de vue scientifique, il est perçu comme « trop littéraire ». Les descriptions pittoresques et/ou primitivistes ont bien joué un rôle central dans la fixation des objets et centres d’intérêt ethnographiques et dans l’élaboration de principes de répartition géoculturelle des ensembles humains, mais leurs conditions de recevabilité s’amenuisent. Pour autant, plus que l’idée de leur disparition dans le discours scientifique, on pourrait avancer celle de leur recodage. Ainsi, par exemple, l’ethnographie locale, qui correspond alors à ce que l’on appelle la science du folklore, se développe au travers de relations de proximité avec la préhistoire et l’ethnographie des populations lointaines. Pour comprendre telle superstition pyrénéenne, on la rapproche de modes de pensée analogues observables en Australie ou ailleurs, modes de pensée que l’on prête aussi aux chasseurs-cueilleurs du néolithique ayant fréquenté les Pyrénées et laissé des traces de leur passage dans les grottes ornées alors récemment découvertes. Les croyances contemporaines locales observables sont ainsi rapportées à celles qui viennent du fond des âges ou de l’ailleurs « primitif » le plus lointain, marque d’une attraction pour l’exotisme toujours présente [58].
Ces mécanismes de réduction des tentations littéraires ou fictionnelles au sein du discours scientifique et de déplacement/recodage du pittoresque et de l’exotisme primitiviste sont aussi perceptibles au sein de la discipline géographique. En effet, cette dernière se développe et se spécialise fortement dans la première moitié du XXe siècle [59]. Cela donne lieu à la création d’une école de géographie à l’université de Toulouse autour de Daniel Faucher, nommé dans cette ville en 1926. Celui-ci produit alors un discours scientifique novateur de description des territoires et oriente fortement son attention vers les Pyrénées, quasi terra incognita pour la géographie moderne. Son travail et celui des étudiants et collègues qu’il regroupe autour de lui déclassent de manière non-négligeable les discours savants des acteurs de l’érudition sociétaire, finalement renvoyés au rang d’amateurs [60]. Développant une géographie spécialisée voulue comme pleinement scientifique, son travail ne remet pourtant pas en cause la répartition des ensembles territoriaux et culturels opérée antérieurement [61]. De plus, au-delà de l’analyse du milieu physique, le découpage géographique de ces ensembles était effectué en mobilisant la notion de « genres de vie », soit l’idée d’une interrelation singulière entre les propriétés du milieu et celles des hommes. De la sorte, cette approche géoculturelle, tout en s’étant constituée contre elle, se situait dans le droit fil de l’usage antérieur de la notion de pittoresque, elle aussi associée à ces procédés singularistes.
Ainsi, les distances prises à l’égard des notions de pittoresque et d’exotisme, distances elles-mêmes insérées dans un ensemble d’évolutions des genres narratifs et des modes de description, n’ont pas empêché ces deux catégories de demeurer actives, au travers d’un travail de déplacement et de recodage qui est finalement une constante sur la période et dans les lieux qui retenaient mon attention. De ce point de vue, malgré leur séparation progressive, science et littérature restent bel et bien unies par une parenté secrète.
Notes
[1] Jean Boutier, « Le grand tour : une pratique d’éducation des noblesses européennes (XVIe-XVIIIe siècles) », dans Jean Boutier, François Moreau, Gilles Bertrand, Pierre-Yves Baurepaire & Isabelle Laboulais-Lesage (dir.), Le voyage à l’époque moderne, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2004, p. 7-21.
[2] Arthur Young, Voyages en France [1794], Paris, Éditions Tallandier, 2009.
[3] Gustave Flaubert, Voyage dans les Pyrénées et en Corse [1983], Paris, Albatros, 2000.
[4] Victor Hugo, Voyage aux Pyrénées, de Bordeaux à Gavarnie en passant par le Pays Basque [1868], Pau, Éditions Cairn, 2014.
[5] Hippolyte Taine, Voyage aux Pyrénées [1867], Paris, François Bourin éditeur, 2010.
[6] Serge Briffaud, Naissance d’un paysage. La montagne pyrénéenne à la croisée des regards, XVIe-XIXe siècle, Toulouse, AGM/Archives de Hautes-Pyrénées/CIMA-CNRS/Université de Toulouse II, 1994 ; Catherine Bertho-Lavenir, La roue et le stylo. Comment nous sommes devenus touristes, Paris, Odile Jacob, 1999.
[7] Le pyrénéisme est le mouvement scientifique, sportif et artistique de découverte, de conquête, d’exploration, de description et d’écriture des Pyrénées et de leurs sommets qui a pris forme à la fin du XIXe siècle et qui constitue le pendant de l’alpinisme – bien qu’il possède certaines spécificités.
[8] Voir Arnauld Chandivert, « Circulations savantes et production des identités territoriales dans les Pyrénées centrales (1880-1930) », Actes du 142e congrès national du CTHS, Circulations montagnardes, circulations européennes, à paraître.
[9] Lettre du sous-préfet de Saint-Girons (ouest du département) au préfet, 31 octobre 1849, Archives départementales de l’Ariège, 5M63.
[10] Annales de la Société d’agriculture et des arts du département de l’Ariège, 1839, cité dans Pierre Feral, « Le rôle de la société d’agriculture de l’Ariège dans la modernisation agricole du Couserans », Bulletin de la Société archéologique, historique, littéraire et scientifique du Gers, 1976, nº 4, p. 124.
[11] Ibid.
[12] Pierre-François Brun, préfet de l’Ariège, 1806, cité dans Alain Bourneton, L’Ariège au temps de Napoléon, Cahors, Éditions du Boulbi, 1990, p. 401.
[13] Numa Broc, Les montagnes au siècle des Lumières. Perception et représentation, Paris, CTHS, 1991, p. 18.
[14] Soit le lancement sous le Directoire d’une entreprise de description des départements français relayée par les préfets et poursuivie durant la période napoléonienne. Voir à ce sujet Marie-Noëlle Bourguet, Déchiffrer la France. La statistique départementale à l’époque napoléonienne, Paris, Éditions des archives contemporaines, 1988.
[15] Isabelle Laboulais, « La Fabrique des savoirs administratifs », dans Stéphane Van Damne (dir.), Histoire des sciences et des savoirs, tome 1, De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 2015, p. 447-463.
[16] Né à Toulouse en 1768, Dardenne prit ses fonctions à l’École centrale de l’Ariège en 1799.
[17] Marie-Noëlle Bourguet, « L’explorateur », dans Michel Vovelle (dir.), L’Homme des Lumières, Paris, Seuil, 1996, p. 285-346.
[18] De la baryte carbonatée et des pyrites martiales, du Rhododandrum ferrugineum dont l’éclat des pétales le « ravissait de plaisir », des eaux d’un lac mesurée à « + 13°7 », une vallée « riante, pittoresque » ou un « méchant village d’un aspect fort déplaisant ».
[19] Des nuits dans la « chaumine » de bergers avec qui sont partagés des repas, un orage en haute montagne.
[20] Des enchantements, des peurs, de la curiosité, des sentiments de plénitude.
[21] Des bergers qui seraient des bandits, des montagnes à l’infini, vivre une année à près de 3000 mètres pour y étudier la nature.
[22] Ce travail inédit a été publié en 1990 – Alain Bourneton, L’Ariège au temps de Napoléon, Cahors, Éditions du Boulbi, 1990.
[23] Ibid., p. 130.
[24] Ibid., p. 158.
[25] Ibid., p. 159.
[26] Ibid., p. 77.
[27] Sur cet aspect dans les démarches scientifiques ou dans la contemplation paysagère, se reporter à Marie-Noëlle Bourguet & Pierres-Yves Lacour, « Les mondes naturalistes », dans Stéphane Van Damne (dir.), Histoire des sciences et des savoirs, tome 1, De la Renaissance aux Lumières, op. cit., p. 261, et Alain Corbin, L’Homme dans le paysage, Paris, Éditions Textuel, 2001.
[28] Odile Parsis-Barubé, « Introduction », dans Jean-Pierre Lethuillier & Odile Parsis-Barubé (dir.), Le Pittoresque. Métamorphoses d’une quête dans l’Europe moderne et contemporaine, Paris, Garnier, 2012, p. 11-26.
[29] Alain Bourneton, L’Ariège au temps de Napoléon, op. cit., p. 55. L’influence du Rousseau de Julie ou la nouvelle Héloïse (1761) et, surtout, de Ramond de Carbonnières et de son Voyages au Mont-Perdu et dans la partie adjacente des Hautes-Pyrénées (1801) semble assez évidente sur ce point.
[30] Le terme n’est utilisé qu’une seule fois, à propos d’un paysage contrasté et sauvage autour d’une cascade.
[31] Alain Bourneton, L’Ariège au temps de Napoléon, op. cit., p. 83-84.
[32] Ibid., p. 93.
[33] Serge Briffaud, Naissance d’un paysage, op. cit., p. 325.
[34] L. Manaud de Boisse, Promenade à travers le Saint-Gironnais (Audinac, Aulus), Toulouse, Saint-Girons, 1878.
[35] Louis Fugairon, Les Axéens ou les habitants du canton d’Ax aux points de vue physique, intellectuel, moral et industriel, Foix, Gadrat aîné, 1880,
[36] Adolphe d’Assier, Souvenir des Pyrénées. Aulus les Bains et ses environs, Toulouse, Librairie Gimet, 1872.
[37] Ibid., p. 18.
[38] Ibid., p. 6.
[39] Ibid.
[40] Ibid., p. 22.
[41] Ibid., p. 3.
[42] Ibid., p. 162.
[43] Félix Régnault, Eugène Trutat, François Cau-Durban.
[44] Félix Régnault, « Le Mont Valier », Bulletin de la société de géographie de Toulouse, n° 3, 1886, p. 118-128.
[45] Ibid., p. 120-121.
[46] Ibid., p 123.
[47] Ibid.
[48] Ibid., p. 124.
[49] Robert Marconis, Midi-Pyrénées, XIXe-XXe siècles. Transports, espace, sociétés, Toulouse, Milan, 1986.
[50] André Etchelecou, Transition démographique et système coutumier dans les Pyrénées occidentales, Paris, INED & PUF, 1991.
[51] Anne-Marie Thiesse, Écrire la France. Le mouvement littéraire régionaliste de langue française entre la Belle Époque et la Libération, Paris, PUF, 1991 ; Sylvie Sagnes (dir.), Littérature régionaliste et ethnologie, Arles, Museon arlaten, Ethnopôle Garae & Actes Sud, 2015.
[52] Ce fut le cas de la romancière Isabelle Sandy en Ariège.
[53] Ce fut le cas du préhistorien Henri Bégouen.
[54] Ce fut le cas de l’homme de lettres et professeur de philosophie Bernard Sarrieu. Voir Arnauld Chandivert, « À l’école des Pyrénées. Pratiques d’écritures et regards ethnographiques dans le premier tiers du XXe siècle », dans Littérature régionaliste et ethnologie, Sylvie Sagnes (dir.), Arles, Museon arlaten, Ethnopôle Garae & Actes Sud, 2015, p. 131-149.
[55] Louis de Bardies, « Le Couserans », Bulletin de la société ariégeoise des sciences, lettres et arts, 1922-1926, p. 275-279.
[56] Ibid, p. 278.
[57] Voir l’introduction de cet article.
[58] Voir notamment à ce sujet les travaux du préhistorien et folkloriste Joseph Vézian : Olivier de Marliave (dir.), Carnets ariégeois, Toulouse, ESPER, 1988.
[59] Voir Vincent Berdoulay, 1981, La formation de l’école française de géographie, Paris, Bibliothèque nationale ; Paul Claval (dir.), Autour de Vidal de la Blache, Paris, Éditions du CNRS, 1993 ; Guy Baudelle, Marie-Vic Ozouf-Marignier & Marie-Claire Robic (dir.), Géographes en pratique (1870-1945). Le terrain, le livre, la cité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001 ; Marie-Claire Robic (dir.), Couvrir le monde. Un grand XXe siècle de géographie française, Paris, ADPF & Ministère des Affaires étrangères, 2006.
[60] Ainsi, par exemple, Daniel Faucher donne des cours au sein de la Société de géographie de Toulouse, dont la revue avait accueilli le compte rendu de l’expédition effectuée en 1886 au sommet du mont Valier abordée antérieurement dans cet article.
[61] Voir notamment Daniel Faucher, « L’originalité physique des Pyrénées de l’Ariège », Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest, 1937, n° 8-4, p. 287-299.
Auteur
Arnauld Chandivert est maître de conférences au département d’ethnologie de l’université Paul-Valéry – Montpellier 3 et membre du LERSEM, équipe CERCE. Ses travaux portent sur l’histoire de l’ethnologie, sur les références aux patrimoines et à la culture dans l’élaboration d’appartenances collectives ainsi que sur leur mise en valeurs (morale et économique). Il a notamment coordonné en 2015 avec Sylvie Sagnes un numéro spécial d’Ethnologie française portant sur la promotion contemporaine des « petites capitales » ainsi que divers articles concernant les Pyrénées, en traitant par exemple des liens entre ethnologie et littérature régionaliste.
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