N°11 / Visions du monde, pouvoirs d’évocation. Exotisme et pittoresque en anthropologie et en littérature

Introduction

L’ordre du regard : exotisme et pittoresque en anthropologie et en littérature

Arnauld Chandivert, Maxime Del Fiol

Résumé

Entrepris depuis plusieurs décennies, l’examen des relations entre littérature et anthropologie a suscité ces dernières années un intérêt manifeste. Ces relations ont pu être abordées de multiples façons : considération de l’anthropologie comme texte et examen de ses jeux d’écriture ; analyse des processus fictionnels comme des « vies créatives » qui les incarnent ; explorations des récits littéraires comme modélisations, certes imaginaires, de situations et d’univers qui se prêtent à des questionnements anthropologiques. À cela s’ajoute, du côté de la critique littéraire, la volonté de recourir à des interrogations de cet ordre pour dépasser certaines des limites prêtées aux formalismes linguistiques et structuraux ; l’élargissement de l’espace des textes soumis à l’analyse, allant au-delà des plus consacrés d’entre eux, ce qui permettait d’y inclure les récits de voyage par exemple ; mais aussi la prise en compte, peut-être plus outre-Atlantique, des effets de pouvoir associés à la production de certains récits, dans le sillage du célèbre Orientalism d’Edward Saïd.

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Plan de l'article

Abstract

The examination of the relationship between literature and anthropology, which has been underway for several decades, has attracted considerable interest in recent years. These relations have been approached in many ways: consideration of anthropology as a text and examination of its writing games; analysis of fictional processes and the 'creative lives' that embody them; exploration of literary narratives as models, albeit imaginary, of situations and worlds that lend themselves to anthropological questioning. Added to this, in literary criticism, was the desire to use questions of this kind to go beyond some of the limits attributed to linguistic and structural formalisms; the widening of the range of texts subjected to analysis, going beyond the most consecrated of them, which made it possible to include travelogues, for example; but also the taking into account, perhaps more across the Atlantic, of the effects of power associated with the production of certain narratives, in the wake of Edward Saïd's famous Orientalism.

 

Entrepris depuis plusieurs décennies, l’examen des relations entre littérature et anthropologie a suscité ces dernières années un intérêt manifeste. Ces relations ont pu être abordées de multiples façons : considération de l’anthropologie comme texte et examen de ses jeux d’écriture [1] ; analyse des processus fictionnels comme des « vies créatives » qui les incarnent [2] ; explorations des récits littéraires comme modélisations, certes imaginaires, de situations et d’univers qui se prêtent à des questionnements anthropologiques [3]. À cela s’ajoute, du côté de la critique littéraire, la volonté de recourir à des interrogations de cet ordre pour dépasser certaines des limites prêtées aux formalismes linguistiques et structuraux ; l’élargissement de l’espace des textes soumis à l’analyse, allant au-delà des plus consacrés d’entre eux, ce qui permettait d’y inclure les récits de voyage par exemple ; mais aussi la prise en compte, peut-être plus outre-Atlantique, des effets de pouvoir associés à la production de certains récits, dans le sillage du célèbre Orientalism d’Edward Saïd [4].

Ce recensement, qui plus est loin d’être exhaustif, suggère s’il en était besoin que les analyses de ces relations entre anthropologie et littérature sont aujourd’hui assez développées. Elles se prolongent d’ailleurs grâce à divers déplacements, en portant par exemple le regard sur des champs connexes, comme la poésie [5]. Le choix fait dans ce numéro est quelque peu différent. Il s’agit de porter l’attention sur deux notions, celles d’exotisme et de pittoresque, qui ont occupé une place importante en anthropologie et dans la littérature, bien qu’elle ne soit pas la même dans chacun de ces domaines. Si cette place justifie l’intérêt que l’on peut leur porter, s’ajoute à cela le fait que ces notions ont aussi servi à la définition des voisinages de ces espaces. L’entrée par l’exotisme et le pittoresque permet ainsi selon nous d’examiner le rôle que jouent ces catégories dans divers textes et de penser de façon relationnelle la spécificité des « territoires narratifs » auxquels ces textes ressortissent.

1. Proximités

Cependant, pourquoi mobiliser ensemble deux termes qui semblent extrêmement proches ? Tous les deux sont en effet fréquemment accolés, et si l’exotisme peut sembler renvoyer au lointain et le pittoresque à des horizons de proximité, cette répartition apparaît néanmoins fragile ou relative. Le « voyage pittoresque », tel qu’il s’établit durant les dernières décennies du XVIIIe siècle, peut tout à fait mener vers des contrées extra-européennes. Et l’expression parfois employée d’« exotisme du proche » signifie bien que celui-ci peut se décliner at home. De plus, que l’on se situe ici ou là-bas, ces deux notions renvoient à des réalités similaires, bigarrées ou étranges, qui suscitent l’attrait, retiennent le regard et frappent l’imagination de part leur caractère singulier. Elles ne se différencient pas réellement non plus en fonction des ressorts qu’elles mobilisent. Toutes deux sont en effet des catégories cognitives, fondées sur le primat accordé à la vue (j’y étais, j’ai vu), ce qui a conduit à ce qu’elles aient joué (et jouent encore parfois) un rôle notable dans plusieurs disciplines. Elles organisent aussi des schèmes esthétiques de perception et de représentation, ce qui explique leur présence active dans divers genres narratifs et dans les arts figuratifs. L’emploi de ces schèmes esthétiques ne nécessitent pas obligatoirement d’avoir été sur place, quel que soit le lieu concerné. Ils peuvent se rapporter à des choses lues et/ou imaginées. Cependant, les modes d’exposition à l’écrit s’appuient fréquemment sur la dimension visuelle, picturale et descriptive (le tableau, la scène), de telle sorte que voir, savoir, lire, imaginer et décrire constituent en somme une chaîne assez unifiée dans les textes qui comportent une dimension pittoresque ou exotique.

Ces deux caractéristiques cognitive et esthétique structurent ainsi une façon spécifique de percevoir le monde et d’en rendre compte, de l’évoquer – soit cette capacité, toujours quelque peu magique, de faire apparaître des choses, des lieux, des personnes, des atmosphères à l’esprit [6]. Les visions du monde et les pouvoirs d’évocation attachés à ces deux notions sont en effet sous-tendus par des principes de mise en ordre et des tentatives de maîtrise des écarts (géographiques, historiques, sociaux ou culturels) séparant le sujet de ce à quoi s’applique son regard (un univers, grand ou petit, et les choses et les hommes qui le peuplent). Ces principes concernent certes un art de peindre ou de dépeindre. Mais la maîtrise de cet art est aussi liée à des positions spécifiques, celles à partir desquelles un sujet prend pour objet des réalités étrangères et effectue leur mise en ordre, au sens intellectuel comme politique du terme. De ce point de vue, ces réalités n’apparaîtraient que comme la surface de projection pacifiée de cadres culturels de référence faisant sens pour l’observateur et forgés au sein de sa société. Exotisme et pittoresque ne seraient ainsi que les outils parmi d’autres d’un gouvernement des populations, des différences et des identités. Aux critiques relatives à cet aspect s’ajouterait celle selon laquelle ces catégories seraient finalement inaptes à rendre compte des phénomènes auxquels elles s’appliquent, dont le caractère diapré, étonnant, voire énigmatique, leur résisterait. Bref, pittoresque et exotisme rateraient toujours leurs cibles, comme l’indique Christina Kullberg dans ce numéro.

2. Distinctions

Toutefois, comme nous le soutiendrons ici, exotisme et pittoresque, connexes et bien souvent associés, voire confondus, ne sont pas pour autant équivalents. Leurs origines mêmes, puis les pérégrinations de leurs significations, ne les associent pas aux mêmes registres sémantiques. Entré dans la langue française au milieu du XVIe siècle, l’exotisme renvoie à la matérialité de biens venant d’ailleurs, tout à tour attirants et décevants si l’on suit les analyse de Frank Lestringant à propos du Quart Livre de Rabelais [7]. Le terme glisse cependant rapidement vers la désignation des espaces propres à ces ailleurs, et finit par être utilisé au sens figuré au XIXe siècle, pour être appliqué aux mœurs ainsi qu’à des objets d’art [8]. Présent en France à partir du milieu du XVIIe siècle, le pittoresque renvoie tout d’abord à l’acte de composition du peintre, avant d’être utilisé pour qualifier les ressorts de la représentation picturale (choix du sujet, couleurs, contraste, etc.), ce qui permet son transfert plus général dans les arts et la littérature, avant qu’il ne soit appliqué à un regard porté sur des éléments naturels composant un paysage, puis culturels piquant la curiosité [9]. Dès lors, outre qu’exotisme et pittoresque sont chacun à accorder au pluriel si l’on tient compte de la variabilité de leur sens selon les périodes, ce n’est qu’à la faveur des glissements sémantiques évoqués ici très rapidement que les deux termes ont fini par renvoyer à des éléments plus ou moins communs et à des modes de perception et de description proches.

Cependant, selon nous, proximité n’est pas identité, notamment en ce qui concerne les perspectives liées à ces notions et les positions qui les sous-tendent. Le pittoresque fait du monde un point de vue, tableau, voire spectacle, dont l’observateur n’est bien souvent pas réellement dérangé ni par les objets vers lesquels se tourne son regard, ni par les conditions de cette observation, qui ne remettent pas en cause sa qualité et sa position. La perspective du pittoresque serait ainsi celle d’une différence maîtrisée, suscitant l’attention sans pour autant dérégler le rapport entretenu à l’égard de l’élément, naturel ou culturel, qui incarne cette singularité. Si cette dernière peut tout à fait apparaître ténébreuse et effroyable, ces deux qualités occasionnent un frisson « confortable » plus que scandaleux.

L’exotisme est lui aussi associé à une perspective. Néanmoins, les logiques relationnelles qui l’animent ne sont pas identiques à celles du pittoresque. Elles combinent proximité et distance, découverte en l’autre du comparable et, inversement, de l’étrangeté en soi, jeux de miroir entre similitude et différence maintenant néanmoins cette altérité et cette étrangeté dans leur irréductibilité. Ce n’est donc que sous des conditions bien particulières, celles de l’expansion des sociétés dites occidentales notamment, que cet exotisme a pu voir réduite à l’univocité et à l’unilatéralité la relation qui le constitue : plutôt sûr de sa position, l’observateur/descripteur traite alors le réel comme une scène dont il retient des contenus marqués par leur bizarrerie et le caractère chatoyant de leurs couleurs. Et ce serait finalement dans ce cas, celui d’un rapport de pouvoir, que pittoresque et exotisme seraient à même de se confondre, ce qui a conduit à leur critique conjointe. Ce rapprochement entre les deux catégories n’est d’ailleurs pas uniquement associé à des conditions politiques de possibilité. Ces conditions sont aussi celles d’un certain nombre de transformations économiques et technologiques, qui ont par exemple favorisé l’accessibilité à des lieux qui l’étaient peu (ou moins) auparavant, induisant un contraste entre espaces intégrés ou « reculés » (arriérés ou préservés selon l’alternative du primitivisme), et assurant aussi le développement d’un consumérisme sensible au « goût des autres [10] », qui prit d’ailleurs rapidement la forme d’un réel marché.

3. Réels : fiction et connaissance

Les écrits émanant de ces deux notions que sont l’exotisme et le pittoresque ne font pas que circonscrire une vision réductrice, ethnocentrique, d’altérités à qui l’on prête une spécificité. Ils les font aussi advenir en tant que sujets de réalités et de vérités. L’écriture des lieux, des personnages et de l’atmosphère qui se dégage de leurs liaisons est bien porteuse d’un pouvoir créateur, fictionnel au sens littéral, capacité à faire exister du réel par l’écriture, ses inventions et ses montages. Par ce pouvoir, les univers ainsi décrits acquièrent une vie propre, qui n’est pas que de papier et se poursuit dans le monde social, à la faveur de la circulation des textes, de leurs effets de réception, de la reconnaissance dont ils bénéficient et de leur aptitude à instituer des imaginaires [11]. Ces mécanismes sociaux et symboliques de production du réel, lorsqu’ils mobilisent les deux catégories auxquelles nous portons notre attention ici, sont certes porteurs de capacités d’imposition et d’assignation. Cependant, ils suscitent aussi de multiples réactions, d’opposition, d’appropriation ou de détournement par exemple. Ces réactions complexifient les systèmes de points de vue associés à l’usage de ces catégories, qui sont peut-être moins univoques qu’on ne le considère bien souvent – en les concevant comme de purs produits de l’hégémonie occidentale. L’exotisme peut être critiqué, non seulement au nom de son ethnocentrisme, mais aussi à l’intérieur des cadres qui l’organisent. C’est par exemple le cas dans les ouvrages auxquels s’intéresse ici Florian Alix. Dans l’un d’entre eux, Un Nègre à Paris de Bernard Bilin Dadié, paru en 1959, la direction habituelle du voyage est inversée (de l’Afrique vers la France) et le registre ethnologique de la description use avec finesse de la parodie et de la satire.

L’ancrage dans le réel de l’exotisme et du pittoresque relève aussi de la place prise par ces notions dans des dispositifs de connaissance. C’est notamment le cas en anthropologie, discipline dont les objets auraient précisément été définis « au loin », à partir de l’importance des différences qu’entretenaient les sociétés étudiées avec celles des observateurs. Non pas simplement « fille du colonialisme » selon l’expression prêtée à Claude Lévi-Strauss [12], l’anthropologie serait aussi fille de l’exotisme, comme modalité explicite ou implicite de sélection de ses objets d’études. Plus encore, le jeu des relations entre soi et l’autre, les allers-retours entre l’étrange et le familier dont nous avons signalé qu’ils étaient partie prenante de l’exotisme, sont aussi des ressorts de l’expérience ethnographique et des processus d’invention culturelle qui l’accompagnent [13]. Dans ses formes canoniques, cette expérience et ces inventions n’échappent d’ailleurs pas au tropisme des grèves tropicales et à la vie « au milieu des indigènes » – à la façon d’un Bronislaw Malinowski [14]. Par ailleurs, comme l’indique Arnauld Chandivert dans ce numéro, antérieurement à la période de professionnalisation avancée de l’ethnologie où son utilisation fut critiquée, la catégorie du pittoresque fut directement associée à la définition de certains de ses objets (des mœurs, des us et des coutumes). Elle fut aussi reliée à la saisie taxinomique des spécificités d’ensembles socioculturels comme à l’évocation de « l’âme » qui s’en dégage [15]. Dès lors, si la spécialisation disciplinaire a conduit à rompre, de manière annoncée mais peut-être pas entièrement consommée, avec l’exotisme et le pittoresque, on ne peut que constater à quel point certains des processus dont ils sont porteurs ont joué un rôle déterminant dans la production de connaissances. Ces connaissances n’ont d’ailleurs pas nécessairement échappé aux rapports entre fiction et réel évoqués ci-dessus, les écrits ethnologiques étant à même, eux aussi, de prendre place dans ce réel et d’être associés à des processus d’exotisation [16].

4. Frontières de la critique

Le recours au pittoresque et à l’exotisme en anthropologie et en littérature comporte ainsi un caractère ambivalent. Si l’étude des « autres » mobilise les ressorts d’une appétence pour l’ailleurs et fait des anthropologues des « marchands d’étonnement », vendant « de l’anormal » et colportant « de l’étrange [17] », l’exotisme est aussi pour eux l’objet d’une critique constante. Elle apparaît par exemple dans un texte d’hommage à Marcel Mauss en 1950. Selon l’auteur, par son travail, Mauss aurait permis que « pour la première fois, l’homme exotique [ne soit] plus objet de curiosité, mais objet d’étude systématique ». Ce faisant, « la description des peuples exotiques devint une science aux résultats interprétés dans les chaires universitaires, et non plus récits, ou romans, de voyageurs [18] ». Ce marquage des frontières avec la littérature ne récuse pas totalement l’exotisme (l’auteur emploie bien l’expression « l’homme exotique »), mais bascule la curiosité à l’égard des peuples qui l’incarnent dans le domaine scientifique. Des procédés analogues existent aussi à propos du pittoresque, le folkloriste Arnold Van Gennep prenant par exemple clairement ses distances en France, au début des années 1930, avec la littérature régionaliste et ses « roucoulades pseudo-romantiques », avides de « savoureux » plutôt que de méthodologie [19]. Traverser les frontières, géographiques ou sociales en ce qui concerne le folklore, ne peut plus être un geste mû par la recherche d’une étrangeté jugée comme trop superficiellement appréhendée. L’évasion serait d’ailleurs condamnée à l’échec et ne conduirait qu’à la déception, comme l’affirmait Claude Lévi-Strauss dans un texte resté célèbre :

Pauvre gibier pris aux pièges de la civilisation mécanique, sauvages de la forêt amazonienne, tendres et impuissantes victimes, je peux me résigner à comprendre le destin qui vous anéantit, mais non point être dupe de cette sorcellerie plus chétive que la vôtre, qui brandit devant un public avide des albums en kodachrome remplaçant vos masques détruits. Croit-il par leur intermédiaire réussir à s’approprier vos charmes ? Non satisfait encore ni même conscient de vous abolir, il lui faut rassasier fiévreusement de vos ombres le cannibalisme nostalgique d’une histoire à laquelle vous avez déjà succombé [20].

Cependant, l’utilisation de l’exotisme en anthropologie comme élément de marquage des frontières avec la littérature ne va pas sans l’existence de critiques au sein du champ littéraire quant à l’usage de cette catégorie. Cette dernière a certes des adeptes :

Avec quels délices nous abordions des îles inconnues, dans des océans lointains, ou bien nous montions par les étroites ruelles des villes barbaresques vers les blanches casbahs ! […] Et comment exprimer ce que nous éprouvions aussi, lorsque, dans la surprise de l’étrange et du bizarre, dans un mélange vibrant et pourtant assourdi de silence, nous était révélée la torpeur inouïe de l’Extrême-Orient ! Ah ! Loti, Loti, de quelle adorable et énervante musique vous avez bercé nos âmes [21] !

Mais l’on sait aussi que Loti fut rangé avec d’autres (touristes, colons ou écrivains) par Victor Segalen dans la catégorie des « proxénètes de la sensation du divers », receleurs de clichés et de pacotilles [22]. Des critiques similaires, bien qu’émises depuis des positions très différentes, se retrouvent dans le premier tiers du XXe siècle chez les promoteurs de la littérature dite coloniale, soit une littérature sur les colonies écrite par des coloniaux et non par des voyageurs de passage. Au contraire de son pendant exotique, « littérature d’escale » selon le jugement de l’auteur français Robert Randau [23], « le roman colonial, lui, entend expliquer, démontrer, démonter, rendre compréhensible “objectivement” – quitte à gommer l’altérité radicale [24] ». Portée par un principe de réalisme, il n’est pas surprenant que la première anthologie de cette littérature en langue française soit préfacée par Maurice Delafosse, ethnographe et administrateur colonial [25].

Il n’est pas surprenant non plus que l’exotisme soit par la suite devenu la cible des discours anticoloniaux. Si, par exemple, « la société antillaise en arrive à être pour elle-même exotique, c’est à dire étrangère pour elle-même », « la condition d’une telle aberration n’est pas autre chose que la situation coloniale [26]. » Finalement, exotisme et pittoresque se trouvent pris après-guerre dans le même faisceau de critiques : trop superficiels, liés aux regards réifiants de dominants attirés par le spectacle de « l’autre » et de « l’ailleurs », portés par des imaginaires essentialisants qui renvoient à une « utopie périmée de la différence [27] ». Ces critiques ont certes été adressées à l’ethnologie, de par les liens que cette discipline a entretenus avec le colonialisme. Cependant, comme l’indique Vincent Debaene, elles étaient peut-être moins évidentes qu’il n’y paraît pour la génération des premiers écrivains francophones « pré-postcoloniaux » issus des colonies, pour lesquels « le rapport à l’anthropologie a souvent été complexe – ni adhésion enthousiaste, ni rejet massif [28] ». C’est donc un peu plus tard, depuis la critique littéraire et à la faveur du développement des postcolonial studies, que l’ethnologie fut associée à d’autres productions narratives dans la dénonciation des dominations culturelles, dont l’exotisme apparaît comme une modalité et un résultat.

Des considérations somme toute analogues conduisent d’ailleurs encore relativement récemment, en anthropologie, à demander que l’on en finisse avec un exotisme disciplinaire sous-jacent, au profit d’une pratique plus sensible à l’histoire, aux contextes et aux acteurs [29]. Comme l’évoque Violaine Sauty dans l’article qu’elle consacre dans ce numéro à l’anthropologue Éric Chauvier, puisque tout discours sur des autres courrait le risque de l’exotisme, notamment suite à l’introduction d’un écart entre une expérience de terrain et une mise en forme théorique, ce qui contribuerait à objectiver une altérité, c’est bien cette expérience qui doit être placée au cœur du texte. Ce faisant, Chauvier recourt à des procédés que l’on qualifie généralement de littéraires, pour renouveler une discipline qui a généralement considéré qu’un regain d’objectivité et une prise de distance avec ces procédés étaient nécessaires pour étudier divers groupes et se couper des différents avatars de l’exotisme (littéraire, médiatique, touristique). L’on aboutit ainsi à une position symétriquement inverse à celle qui prévalait lorsque l’autonomisation d’un savoir anthropologique s’appuyait sur une mise à distance de la littérature et des emplois de l’exotisme ou du pittoresque qui lui étaient prêtés.

On le perçoit, ces deux notions ont donc été de constants points d’appui dans les opérations de marquage interne et externe des frontières entre domaines narratifs et dans la caractérisation de leurs propriétés respectives. Mais au-delà de ces opérations de distinction, anthropologues et écrivains ont cependant partagé certains usages de l’exotisme et du pittoresque ainsi que diverses critiques à leur égard – Ségalen et Lévi-Strauss ont par exemple en commun celles de la superficialité de l’exotisme et de l’effacement de la diversité. D’une façon somme toute assez classique, les frontières entre anthropologie et littérature établies en référence à l’exotisme et au pittoresque sont à la fois ce qui sépare et ce qui lie ces deux domaines, frontières épaisses dont la morphologie dépend des configurations et contextes historiques. Puisque ces procédés de marquage et les démarches critiques qui les accompagnent ne se sont jamais interrompus, et alors que la célébration contemporaine de la diversité culturelle pourrait être le masque contemporain de l’exotisme et du pittoresque [30], on peut se demander si les mécanismes, notamment de marché, liés à cette célébration, ne conduisent pas à la réintroduction d’un certaine dose d’exotisme ou de pittoresque chez les auteurs contemporains qui souhaitent pourtant rompre de façon définitive avec de tels regards.

5. Les théories et les littératures postcoloniales contre l’exotisme occidental

À partir de cette dernière question, nous voudrions également interroger le succès croissant des littératures dites « postcoloniales » et problématiser ainsi la proclamation de l’avènement contemporain d’une altérité décolonisée.

Comme le rappelle en effet Anthony Mangeon, « Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, les études postcoloniales font désormais partie de notre horizon critique [31] ». Il n’est pas question ici de retracer l’histoire intellectuelle de cette nébuleuse complexe, liée intimement à l’arrivée massive dans les université états-uniennes d’intellectuels issus des anciennes colonies européennes [32], principalement britanniques, dans le cadre des grands mouvements de la circulation transnationale des idées, notamment de l’acclimatation nord-américaine des philosophes français postmodernistes, traduits et enrôlés sous le nom de « French Theory [33] ». Les sources et les ramifications de ce carrefour interdisciplinaire, fortement enraciné dans les départements de littérature anglaise et comparée des plus grandes universités américaines, sont multiples, et l’on connaît la diversité des définitions du mot « postcolonial » lui-même, qui varient souvent selon les auteurs rattachés à ce courant de pensée. Disons pour résumer le propos que « postcolonial » signifie simultanément « ce qui vient après » la colonisation au plan chronologique et « ce qui procède d’elle » au plan causal. S’inscrire dans une telle perspective, c’est considérer que les indépendances formelles de la plupart des colonies sous domination européenne n’ont pas constitué une rupture définitive avec le moment colonial et qu’elles n’ont pas supprimé les influences néocoloniales qui témoignent d’une permanence de l’hégémonie occidentale sur le reste du monde ; c’est poser à l’inverse, dans le cadre d’une continuité historique, la question des héritages contemporains de la colonisation [34], et interroger la manière dont les « héritages inégaux de la domination coloniale infléchissent réellement les processus actuels de la mondialisation [35] ».

Il est difficile d’en donner une définition unique et univoque, mais la plupart des auteurs postcoloniaux ont en commun au moins trois grandes positions intellectuelles. Il y a d’abord l’exigence d’un renversement du point de vue sur l’histoire coloniale au profit du dominé ou du « subalterne [36] », histoire vue « par le bas », et non plus de haut, dans le regard du dominant. Il y a ensuite la revendication d’un décentrement épistémologique visant à contester ou à rejeter plus ou moins radicalement l’« épistémè » occidentale et ses catégories, et incluant notamment une contestation de l’universel comme étant une expression de l’ethnocentrisme européen et de sa volonté de puissance ; soit pour congédier, soit pour « provincialiser [37] » la pensée européenne, en vue d’une réhabilitation des cultures dominées, des modes de pensée et des systèmes de connaissance de toutes les cultures non-occidentales. Il y a enfin l’insistance sur les mécanismes de résistance des dominés (agency) à la domination coloniale, à travers tous les types d’adaptation, d’appropriation ou de détournement de la culture européenne coloniale et la mise en valeur de toutes les formes culturelles d’hybridation ou de métissage produites par la domination coloniale et traditionnellement minorées ou exclues des canons esthétiques occidentaux.

Là où les mouvements anticoloniaux s’attaquaient principalement à la domination politique et économique de l’Europe, ce qui fait donc la spécificité de la pensée postcoloniale, c’est qu’elle est principalement une réaction à un aspect particulier de la violence coloniale, la violence culturelle, intellectuelle et épistémologique de la colonisation, ce qui n’empêche pas qu’elle puisse intégrer également une dimension politique, voire économique. Il s’agit ainsi, pour la plupart des penseurs postcoloniaux de lutter contre la centralité culturelle et intellectuelle de l’Occident, de contester sa prétention exclusive à l’universel, et de valoriser des savoirs alternatifs, fondés le plus souvent sur une hybridation entre la tradition de pensée occidentale et d’autres traditions de pensée, et rejetant parfois plus radicalement toute influence européenne au profit de savoirs endogènes non occidentaux. Chez beaucoup d’écrivains et d’intellectuels postcoloniaux, ce questionnement politique s’accompagne également d’une visée du « post », d’un dépassement de la « postcolonialité ».

En apparence, les études postcoloniales semblent ainsi entretenir une certaine proximité avec l’ethnologie, avec laquelle elles partagent le souci de prendre en compte le point de vue de l’autre, de restituer sa vision du monde en rétablissant ses propres catégories de pensée. Mais l’ethnologie fait l’objet chez la plupart des auteurs postcoloniaux d’une critique plus ou moins radicale : elle est accusée d’avoir partie liée avec le colonialisme, dans la mesure où elle serait prise originellement dans un geste historique et une structure intellectuelle de domination européenne des autres cultures du monde, qui l’amèneraient nécessairement à une réduction objectivante et une compréhension prédatrice (« orientaliste », dirait Edward Said) de l’altérité. A l’ethnologie comme expression du discours hégémonique occidental, les études postcoloniales opposent l’idée fondamentale que pour penser le monde dans ses propres catégories, l’individu non-occidental n’a pas d’autre choix que d’être le sujet de son propre discours : il s’agit, comme l’affirme Léonora Miano dans un texte de réflexion daté de février 2016, publié dans L’Impératif transgressif, de « s’émanciper des catégorisations [38] » européennes inadéquates, le plus souvent impérialistes (notamment « raciales », concernant les Subsahariens) et d’affirmer « la capacité à user de mots justes pour se dire à soi-même [39] ».

Cette exigence d’un affranchissement vis-à-vis de la tutelle épistémologique occidentale a entraîné toute une série de positions qui tentent d’hybrider la pensée européenne et celle d’autres aires culturelles ou qui au contraire rejettent radicalement la première au profit de savoirs endogènes produits exclusivement par les acteurs-locuteurs locaux, hors de toute rationalité de type occidental. D’un côté, on trouvera donc des approches mixtes ou de « tension permanente [40] » comme celle de l’historien indien Dipesh Chakrabarty, qui considère que remettre en cause les grands paradigmes historicistes de la pensée européenne (et notamment l’idée, indexée sur l’histoire européenne, que l’histoire humaine est constituée d’un temps homogène orienté par le progrès) et sa définition d’une modernité politique unique et eurocentrée ne signifie ni un congé donné à l’Europe, ni un refus de reconnaître ses apports intellectuels, ni une « défense du relativisme culturel [41] » et un « appel […] à des histoires indigénistes et ataviques [42] ». Il s’agit d’une part de relativiser la pensée européenne en la ramenant à son lieu particulier et ses contextes historiques de production, de la décentrer, et d’autre part de la « renouveler » « à partir des marges et pour elle », marges qui sont d’ailleurs « tout aussi plurielles et diverses que les centres », car la « pensée européenne est aussi indispensable qu’inadéquate pour penser l’expérience de la modernité politique dans les nations non occidentales[43] ». L’idée n’est donc pas

de rejeter les catégories des sciences sociales, mais de libérer, dans l’espace occupé par les histoires européennes particulières qui y sont sédimentées, une autre pensée normative et théorique préservée dans d’autres pratiques de vie existantes et dans leurs archives. C’est seulement de cette façon que nous pourrons créer des horizons normatifs pluriels propres à notre existence et adéquats à l’examen de nos vies et des possibilités qu’elles recèlent [44].

Mais d’un autre côté, on trouvera également sous des formes multiples la revendication, afin de « décoloniser l’esprit » (pour reprendre le titre d’un essai célèbre de l’écrivain kenyan Ngugi wa Thiong’o [45]) et se désaliéner le plus profondément possible de l’influence occidentale, de la nécessité de rejeter entièrement tout apport occidental, conçu comme fondamentalement néo-colonial, au profit de toutes les autres traditions de pensée, elles-mêmes mentalement liées de manière organique à leurs langues propres, dans lesquelles elles développent de manière bien vivante des épistémologies, des schèmes conceptuels et des modes d’être dans le monde alternatifs à l’hégémonie occidentale : en Inde, dans le monde arabe, dans le monde musulman, en Afrique subsaharienne, dans certains pays d’Asie (Chine, Japon), en Amérique latine, etc. Cette solution de repli ou de « résistance [46] » présente l’avantage de permettre de lutter contre l’extraversion imposée par les langues et des catégories européennes et de souligner le propre et l’intraduisible qui sont à l’œuvre dans les visions culturelles particulières du monde. Mais elle procède cependant souvent au plan intellectuel d’une différenciation antagonique face à la domination coloniale, que Gregory Bateson appellerait une « schismogenèse symétrique [47] » et qui comporte toujours le risque d’une dérive vers des formes plus ou moins essentialistes d’ethnophilosophies fondées sur la négation de l’idée de circulations et d’échanges culturels et sur la ruine culturaliste de la possibilité d’un universel [48].

6. Un exotisme postcolonial ?

Les critiques des théories postcoloniales ont été extrêmement  nombreuses et tout aussi diverses que ces théories elles-mêmes, dans le monde anglo-saxon et en France même, où leur introduction, qui s’est effectuée d’abord dans le cadre des études anglophones puis des francophones, avant qu’elles ne se diffusent progressivement à d’autres disciplines académiques et, à partir de l’année charnière 2005, à la sphère médiatique et politique, a donné lieu à des polémiques particulièrement virulentes et à des débats extrêmement clivés [49].

Mais ces critiques parfois virulentes, et c’est ce qui retiendra tout particulièrement notre attention dans ce dossier, ne concernent pas seulement les intellectuels et les théories, et elles portent également sur les littératures postcoloniales. La littérature et la critique littéraire constituent en effet le lieu d’origine, d’émergence et de constitution, dans les départements nord-américains de littérature anglaise et comparée, des études postcoloniales. La première édition en 1989 du livre désormais célèbre The Empire writes back. Theory and Practice in Post-colonial Literatures [50] s’est imposée à la fois comme le manifeste du mot « postcolonial », entendu dans le sens que lui donnent les études ainsi qualifiées (continuités à l’époque contemporaine des héritages de la domination coloniale), et comme le manifeste de son utilisation dans le domaine de la critique littéraire au sujet d’auteurs qui, depuis cette date, ont précisément été désignés et caractérisés rétrospectivement ainsi, même si leur œuvre avait souvent été publiée bien antérieurement au livre. Ensuite, dans les années 1990, le mot et le concept se sont diffusés dans la plupart des disciplines dans les universités du monde anglo-saxon, s’enrichissant au passage d’une épaisseur notionnelle et se lestant également d’une polysémie source à la fois de richesse sémantique et d’équivocité. Mais les études postcoloniales doivent beaucoup à cet enracinement originel dans la critique littéraire, qui explique qu’une grande partie de leurs représentants, comme Edward Said, Gayatri Spivak ou Homi Bhabha, soient de formation littéraire, ancrage littéraire qui motive aussi les reproches sévères qu’on leur a adressés au plan méthodologique et scientifique (absence de maîtrise des principes de base de la méthodologie des sciences humaines et sociales concernant l’enquête de terrain, faiblesse des matériaux empiriques [51]).

Parce qu’elles ont constitué le socle originel des études du même nom, les littératures postcoloniales ont incarné et emblématisé l’idée postcoloniale elle-même comme processus axiologiquement positif de résistance critique à l’hégémonie culturelle occidentale et à l’exotisme constitutif de sa domination ethnocentriste. Elles sont devenues le symbole de ce que Mar Garcia appelle la « doxa postcoloniale anti-exotique [52] », entendue à la fois comme la condamnation normative de l’exotisme et l’affirmation d’une authenticité culturelle et d’une altérité décolonisée, dont elles seraient les représentantes les plus incontestables. Or, après le temps héroïque initial de leur promotion et de leur valorisation critique, ces littératures sont entrées progressivement dans ce que l’on pourrait appeler une nouvelle « ère du soupçon [53] ». De multiples doutes sont apparus quant à leur validité, leur authenticité ou leur légitimité. On a pu montrer que de nombreux écrivains postcoloniaux, loin de se déprendre du colonial, manifestaient au contraire dans leurs œuvres une intériorisation de la « bibliothèque coloniale », des catégories, voire des clichés européens sur les « ailleurs » dont ils étaient issus. On s’est aperçu également qu’ils produisaient des textes et des esthétiques qui s’intégraient parfaitement à l’horizon d’attente européen, et qui semblaient même parfois destinés à plaire à un lectorat occidental. Bref, il semblait bien que ces auteurs n’étaient pas complètement sortis de l’exotisme, et que les littératures postcoloniales étaient à la fois un espace de persistance de formes anciennes d’exotisme et le lieu de production et de circulations de nouvelles, et que peut-être le postcolonial lui-même, pour le dire brutalement et un peu dramatiquement, n’était pas autre chose, dans ses réalisations littéraires, qu’une « ruse de la raison coloniale » et une métamorphose contemporaine de l’exotisme.

Graham Huggan, dans son article « The Postcolonial Exotic [54] » puis dans son livre The post-colonial exotic. Marketing the margins [55], a formulé ces critiques d’une manière particulièrement stimulante, sur la base d’une relecture de certains écrivains postcoloniaux et de la sociologie de la littérature. Comme le montre Claire Ducournau, Graham Huggan, en étudiant le fonctionnement du prestigieux prix littéraire Booker Prize, a révélé en effet « la tension nichée au cœur de la consécration postcoloniale d’œuvres artistiques perçues et vendues comme des marchandises exotiques par les éditeurs et les agents culturels qui les légitiment depuis une ancienne métropole coloniale [56] ». Pour Graham Huggan, loin de consacrer l’internationalisation heureuse et égalitaire des littératures du monde en anglais, le ressort du Booker Prize repose sur des fondements commerciaux qui font du terme « postcolonial » une « étiquette promotionnelle sur le marché culturel international propre au capitalisme tardif [57] ». En « jouant de leur attrait exotique, les écrivains risquent alors  de « se rendre complices de l’impérialisme culturel qu’ils dénoncent » :

D’inévitables contradic­tions se font jour : ces écrivains souhaitent prendre la plume contre le « centre », mais ils écrivent aussi pour ce « centre », qui les dote d’une valeur marchande ; ils souhaitent prendre la parole depuis les marges, mais sont pris dans la culture dominante ; ils souhaitent défaire les oppositions entre un moi européen et ceux qui se trouvent désignés comme ses autres, et sont pourtant enrôlés au service de cette altérité culturelle transformée en marchandise (Appiah).

Énoncer cela ne revient pas à accuser les écrivains de mauvaise foi ou d’opportunisme caractérisé ; c’est simplement insister pour replacer la littérature postcoloniale dans le contexte matériel qui la conditionne : comme un maillon dans une chaîne plus longue où les convictions anti-impérialistes de l’écrivain sont nécessairement confrontées aux forces impérialistes du marché. La littérature post-coloniale brouille la frontière entre résistance et conni­vence ; les écrivains les plus reconnus sont ceux qui, comme Rushdie – ou, dans une autre perspective, V.S. Naipaul –, comprennent comment s’arranger avec la Realpolitik de la domination métropolitaine [58].

Les auteurs postcoloniaux sont ainsi contraints à une oscillation tragique entre résistance, dépossession et complicité. Claire Ducournau fait remarquer à juste titre que malgré le décalage entre la réception des littératures postcoloniales de langue anglaise et les littératures postcoloniales francophones, un parallèle s’impose, dans la mesure où des mécanismes semblables de « marketing des marges » sont à l’œuvre également dans le système éditorial français, où « les modes de sélection et de reconnaissance de ces biens conjointement symboliques et matériels semblent y suivre les mêmes règles implicites [59] ». Certains auteurs postcoloniaux francophones comme Dany Laferrière ou Alain Mabanckou semblent pour leur part être passés maîtres dans l’art de manipuler les règles de ce jeu littéraire et commercial où la production de l’œuvre littéraire s’inscrit dans un contexte néo-colonial de commercialisation des biens culturels.

Est-il vraiment possible de dépasser la fatalité de l’exotisme dans le cadre de relations culturelles inégalitaires entre le monde occidental et les autres aires culturelles ? Mar Garcia affirme que « Ce qui est certain, c’est qu’il est presque aussi difficile de trouver un auteur postcolonial qui se réclamerait ouvertement de l’exotisme qu’un auteur postcolonial qui aurait réussi à s’en écarter complètement [60] ». Les écrivains postcoloniaux sont-ils donc condamnés, de manière complice ou à leur corps défendant, par intériorisation passive, par réutilisation active ou par les effets incontrôlables de réception de leurs textes, à être « postexotiques », pour reprendre l’expression de Mar Garcia, sans jamais pouvoir s’affranchir de l’exotisme dans un véritable après, vers l’horizon d’un dépassement ? Peut-on espérer surmonter l’exotisme sans renverser les rapports de forces globaux (politiques, économiques et culturels) qui fondent l’hégémonie occidentale ?

Dans son article, Maxime Del Fiol analyse en ce sens les enjeux postcoloniaux de la recréation littéraire de l’Afrique précoloniale dans le roman La Saison de l’ombre (2013) de l’écrivaine francophone d’origine camerounaise Léonora Miano. Dans ce roman, l’évocation des débuts de l’esclavage et de la traite transatlantique passe par une immersion fictionnelle prenant pour pivot le point de vue des personnages et une africanisation de la langue. En réécrivant cette histoire d’un point de vue « subsaharien », il s’agissait pour l’écrivaine, au plan philosophique et politique, d’inverser la perspective habituelle et d’africaniser les modes de représentation du réel. Mais parvient-elle à échapper à la fatalité de cet « exotisme postcolonial », dont Graham Huggan pense qu’il est constitutif des actes d’écriture et de lecture dans un marché mondial du livre dominé par l’Occident ? D’autre part, en évoquant l’Afrique avant la rencontre avec l’Europe, ne rejoint-elle pas paradoxalement la visée primitiviste et la quête des origines des premiers ethnologiques africanistes, alors même qu’elle cherche aussi à renverser le discours occidental savant de vérité sur l’Afrique ?

Notes

[1] James Clifford & George Marcus (dir.), Writing culture. The Poetics and Politics of Ethnography, Berkeley, University of California Press, 1986.

[2] Jean Jamin, « Fictions haut régime. Du théâtre vécu au mythe romanesque », L’Homme, n° 175-176, 2005, p. 165-201 ; Daniel Fabre & Jean Jamin, « Pleine page. Quelques considérations sur les rapports entre anthropologie et littérature », L’Homme, n° 203-204, 2012, p. 579-612 ; Nicolas Adell, « Des vies créatives. À propos de Gradhiva, 2014, 20 : Création fiction. Éd. par Daniel Fabre. Paris, Musée du quai Branly, 2014 », L’Homme, n° 217, 2016, p. 109-122.

[3] Gaetano Ciarcia, « L’objet invisible ou le gambit du capitaine », L’Homme, n° 170, 2004, p. 199-229 ; Gaetano Ciarcia, « Fictions et visions littéraires d’un bateau négrier. Penser en ethnographe le conte Benito Cereno d’Hermann Melville », Labyrinthe, n° 41, 2014/2015, p. 91-105; Jean Jamin, Faulkner. Le nom, le sol et le sang, Paris, CNRS Éditions, 2011.

[4] Edward Saïd Orientalism, New York, Pantheon Books, 1978.

[5] Voir le dossier coordonné par Nicolas Adell & Vincent Debaene, « Anthropologie et poésie », Fabula LHT, n° 21, 2018.

[6] Rappelons que le mot évocation désigne le fait de faire apparaître des esprits par des incantations comme d’engendrer chez quelqu’un la représentation mentale de quelque chose d’inconnu.

[7] Frank Lestringant, « L’exotisme en France à la Renaissance de Rabelais à Léry » dans Littérature et exotisme (XVIe-XVIIIe siècle), Dominique de Courcelles (dir.), Paris, Ecole des Chartes, 1997, p. 5-16.

[8] Anaïs Fléchet, « L’exotisme comme objet d’histoire », Hypothèses, n° 11, 2008, p. 15-26.

[9] V. notamment Odile Parsis-Barubé, « Introduction », dans Le Pittoresque. Métamorphoses d’une quête dans l’Europe moderne et contemporaine, Jean-Pierre Lethuillier & Odile Parsis-Barubé (dir.), Paris, Garnier, 2012, p. 11-26.

[10] Benoît De l’Estoile, Le goût des autres. De l’Exposition coloniale aux Arts premiers, Paris, Flammarion, 2007.

[11] Jean Jamin, « Fictions haut régime. Du théâtre vécu au mythe romanesque », op. cit., p. 165-201.

[12] Michel Panoff, L’ethnologie : le deuxième souffle, Paris, Payot, 1979, p. 5.

[13] Roy Wagner, L’invention de la culture [1976], Paris, Zones sensibles, 2014, particulièrement chapitre 1.

[14] Cet anthropologue est considéré comme « l’inventeur » de la méthodologie ethnographique à partir des travaux qu’il a menés au large de la Nouvelle-Guinée durant la Première Guerre mondiale. V. James Clifford, « De l’ethnographie comme fiction. Conrad et Malinowski », Études rurales, n° 97-98, 1985, p. 47-67

[15] Daniel Fabre & Jean Jamin, « Pleine page. Quelques considérations sur les rapports entre anthropologie et littérature », op. cit., p. 598 ; Arnauld Chandivert, « À l’école des Pyrénées. Pratiques d’écriture et regards ethnographiques dans le premier tiers du XXe siècle », dans Sylvie Sagnes (dir.), Littérature régionaliste et ethnologie, Arles, Museon Arlaten/GARAE/Actes Sud, 2015, p. 131-149.

[16] V. Gaetano Ciarcia, De la mémoire ethnographique. L’exotisme du pays dogon, Paris, Éditions de l’EHESS, 2003.

[17] Clifford Geertz, « Anti anti-relativism », American Anthropologist, n° 86-2, 1984, p. 263-278.

[18] Jean Poirier, « Marcel Mauss et l’élaboration de la science ethnologique », Journal de la Société des océanistes, tome 6, 1950, p. 212-219, ici p. 213.

[19] Je reprends ici une formulation utilisée par Arnold Van Gennep au début des années 1930. V. Jean-Marie Privat, Les chroniques de folklore d’Arnold Van Gennep. Recueil de textes parus dans le Mercure de France, 1905-1949, Paris, CTHS,  2001, p. 27.

[20] Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 40-41.

[21] Jean Rodes, « L’exotisme nouveau », La grande France, juin 1903, cité dans Louis Cario & Charles Regismanset, L’exotisme. La littérature coloniale, Paris, Mercure de France, 1911, p. 199.

[22] Victor Segalen, Essai sur l’exotisme, Paris, Fata Morgana, 1978. Rappelons que pour Segalen, l’exotisme est « la notion du différent ; la perception du Divers ; la connaissance de quelque chose qui n’est pas soi-même » – ibid., p. 41.

[23] Robert Randau, « La littérature coloniale hier et aujourd’hui », La Revue des deux mondes, n° 52-2, 1929, p. 416-434, ici p. 419.

[24] Alain Quella-Villéger, « Des bains de mer aux bains de sang », dans Alain Quella-Villéger, Voyages en exotismes. Ailleurs, histoire et littérature (XIXe-XXe siècles), Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 9-28, ici p. 17-18. V. aussi Jean-Marc Moura, « Littérature coloniale et exotisme : examen d’une opposition de la théorie littéraire coloniale », dans Jean-François Durand (dir.), Regards sur les littératures coloniales. Tome 1 : Afrique francophone : Découvertes, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 21-39.

[25] Roland Lebel, Le livre du pays noir. Anthologie de littérature africaine. Avec une préface de Maurice Delafosse, et 14 bois gravés de Jean Hainaut. Présentation et étude de Jean-Claude Blachère, avec la collaboration de Roger Little, Paris-Budapest-Torino, L’Harmattan, 2005 ; Jean-Loup Amselle & Emmanuelle Sibeud (dir.), Maurice Delafosse. Entre orientalisme et ethnographie : l’itinéraire d’un africaniste, Paris, Maisonneuve et Larose, 1998.

[26] René Menil, « De l’exotisme colonial », La nouvelle critique, n° 106, 1959, p. 139-145, ici p. 140. Pour une analyse analogue qui fait de l’exotisme le résultat d’une structure d’oppression, voir Franz Fanon, « Racisme et culture », Présence africaine, n° 8-10, 1956, p. 122-131.

[27] Alain Quella-Villéger, op. cit., p. 9-10.

[28] Vincent Debaene, « Les écrivains contre l’ethnologie ? Ethnographie, ethnologie et littérature d’Afrique et des Antilles, 1921‑1948 », Romanic Review, n° 104/3‑4, 2013, p. 353‑374, ici p. 356. Sur l’usage de l’expression « pré-postcolonial », v. Vincent Debaene, « La“littérature indigène d’expression française”: une histoire pré-postcoloniale », dans Vincent Debaene, Jean-Louis Jeannelle, Marielle Macé & Michel Murat (dir.), L’Histoire littéraire des écrivains, Paris, PUPS, 2013, p. 279-304.

[29] Alban Bensa, La fin de l’exotisme. Essai d’anthropologie critique, Toulouse, Anacharsis, 2006.

[30] Homi Bhabha, Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale [1994], Paris, Payot, 2007.

[31] Anthony Mangeon (dir.), Postures postcoloniales, Paris, Karthala/MSH-M, 2012, p. 5.

[32] On renverra sur ce point aux différents travaux de Thomas Brisson, et notamment à son dernier ouvrage, Décentrer l’Occident. Les intellectuels postcoloniaux chinois, arabes et indiens et la critique de la modernité, Paris, La Découverte, 2018.

[33] François Cusset, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze et Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux Etats-Unis, Paris, La Découverte, 2003.

[34] Héritages que le politiste français Jean-François Bayart, dans son pamphlet contre les études postcoloniales, propose d’appeler le « legs colonial » – Jean-François Bayart, Les études postcoloniales. Un carnaval académique, Paris, Karthala, « Disputatio », 2010.

[35] Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique [2000], Paris, Amsterdam, 2009, p. 27.

[36] Terme repris à Antonio Gramsci et largement diffusé par les historiens indiens, marxistes critiques, du courant des « subaltern studies » dans les années 1980.

[37] Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europeop. cit.

[38] Miano Léonora, L’Impératif transgressif, Paris, L’Arche, 2016, p. 152.

[39] Ibid., 144.

[40] Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europeop. cit. p. 375.

[41] Ibid., p. 88.

[42] Ibid., p. 92.

[43] Ibid., p. 53.

[44] Ibid., p. 59.

[45] NGUGI Wa Thiong’o, Decolonizing the Mind. The Politics of Language in African Literature [1986], Oxford, Nairobi, Portsmouth, James Currey, EAEP, Heinemann, 2005.

[46] Ibid.

[47] Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit [1977], Tome 1, chapitre « Contact culturel et schismogenèse », traduction de Ferial Drosso, Laurencine Lot et Eugène Simion, Paris, Le Seuil, « Points Essais », 1995.

[48] On renverra à la discussion, passionnante mais aussi partiale et polémique, nourrie par la pensée républicaine française universaliste, qu’en proposent Jean-Loup Amselle dans son essai L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes (Paris, Stock, 2008) et, s’agissant plus spécifiquement du domaine africain, Anthony Mangeon dans son livre La pensée noire et l’Occident. De la bibliothèque coloniale à Barack Obama (Sulliver, 2010).

[49] On trouvera plusieurs synthèses de ces discussions dans des numéros spéciaux de revue et des ouvrages collectifs. On renverra, parmi de nombreuses autres références, à l’ouvrage collectif Ruptures postcoloniales (Nicolas Bancel et al., Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la société française, Paris, La Découverte, 2010), qui revendique de manière militante l’héritage et la réappropriation française des études postcoloniales, mais qui propose aussi un grand nombre d’articles passionnants et des synthèses très utiles au sujet de l’histoire particulière de leur réception en France, ainsi qu’au livre déjà cité d’Anthony Mangeon, Postures postcoloniales et à l’ouvrage dirigé par le collectif « Write back », Postcolonial studies. Modes d’emploi (Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2013).

[50] Bill Ashcroft, Gareth Griffiths & Helen Tiffin, The Empire Writes Back. Theory and Practice in Post-Colonial Literatures [1989], Routledge, 2002.

[51] Voir par exemple pour le domaine français les remarques parfois très pertinentes du pamphlet souvent discutable de Jean-François Bayart, Les études postcoloniales. Un carnaval académiqueop. cit.

[52] Mar Garcia, « Postures (post) exotiques : “Réveiller les vieux démons de l’exotisme” », dans Anthony Mangeon, Postures postcoloniales, Paris, Karthala, MSH-M, 2012, p. 259-284.

[53] Nathalie Sarraute, L’ère du soupçon, Paris, Gallimard, 1956.

[54] Graham Huggan, « The Postcolonial Exotic. Salman Rushdie and the Booker of Bookers », Transition, 64, 1994, p. 22-29.

[55] Graham Huggan, The post-colonial exotic. Marketing the margins, New York, Routledge, 2001. Je remercie vivement ma collègue Claire Ducournau de m’avoir fait découvrir l’article de Graham Huggan ainsi que son ouvrage, qui n’est pas traduit en français. Claire Ducournau a proposé dans le livre édité par le collectif Write back, Postcolonial studies : Modes d’emploi (Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2013, p. 287-300), la traduction inédite et la présentation de l’article de Graham Huggan. Je renvoie également au livre qu’elle a récemment publié : La fabrique des classiques africains. Écrivains d’Afrique subsaharienne francophone, Paris, CNRS Éditions, 2017.

[56] Claire Ducournau, « L’exotisme postcolonial par Graham Huggan. Présentation », dans Postcolonial Studies : modes d’emploi, Collectif Write back, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2013, p. 280.

[57] Graham Huggan, « L’exotisme postcolonial. Salman Rushdie et le “Booker des Bookers” » [1994], présenté et traduit par Claire Ducournau, dans Collectif Write back, Postcolonial Studies : modes d’emploiop. cit., p. 289.

[58] Ibid., p. 290.

[59] Claire Ducournau, « L’exotisme postcolonial par Graham Huggan. Présentation », op. cit., p. 281.

[60] Mar Garcia, « Postures (post) exotiques : “Réveiller les vieux démons de l’exotisme” », op. cit., p. 280.

Auteurs

Arnauld Chandivert est maître de conférences au département d’ethnologie de l’université Paul-Valéry – Montpellier 3 et membre du LERSEM, équipe CERCE. Ses travaux portent sur l’histoire de l’ethnologie, sur les références aux patrimoines et à la culture dans l’élaboration d’appartenances collectives ainsi que sur leur mise en valeurs (morale et économique). Il a notamment coordonné en 2015 avec Sylvie Sagnes un numéro spécial d’Ethnologie française portant sur la promotion contemporaine des « petites capitales » ainsi que divers articles concernant les Pyrénées, en traitant par exemple des liens entre ethnologie et littérature régionaliste.

Maxime Del Fiol, ancien élève de l’École Normale Supérieure de Fontenay Saint-Cloud, agrégé de lettres modernes et docteur ès lettres, est Professeur de littératures française et francophones à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, où il est responsable du master d’Études culturelles. Il est également membre du laboratoire RIRRA 21 (EA 4209), dont il dirige le programme « Francophonies et mondialisation des littératures ». Ses travaux portent sur la poésie française contemporaine, les littératures francophones postcoloniales, la mondialisation des littératures et l’Islam arabe. Il a dirigé plusieurs volumes collectifs, notamment Les Occidents des mondes arabes et musulmans. Afrique du Nord, XIXe-XXIsiècles (en collaboration avec Claire Cécile Mitatre, Paris, Geuthner, 2018) et publié deux ouvrages personnels : Salah Stétié. Figures et infigurable (Paris, Alain Baudry et Compagnie, 2009) et Lorand Gaspar. Approches de l’immanence (Paris, Hermann, 2013). Son prochain livre, De la littérature française à la littérature mondiale en français. Pour une relecture francophone de l’histoire littéraire française (Paris, Classiques Garnier, à paraître en 2020), consacré aux littératures francophones, est également une contribution à l’élaboration d’une histoire littéraire transnationale des littératures de langue française.

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