Introduction
L’apparition du webtoon[1] comme forme éditoriale en France participe d’une histoire encore neuve et par conséquent délicate à appréhender. En effet, si cette forme de récit graphique s’est solidement installée en Corée du Sud depuis près de deux décennies[2], à l’échelle de l’Europe francophone, le phénomène n’est vieux que d’une dizaine d’années à peine. Néanmoins, force est de constater la montée en puissance de cette nouvelle forme de publication numérique, dont le succès commercial génère d’importants investissements et l’appétit des plus importantes structures éditoriales[3]. Toutefois, si les contours d’un marché se dessinent depuis la seconde moitié des années 2010, l’identité médiatique du webtoon reste encore ambiguë, notamment en ce qui concerne les relations que cette forme de récit graphique entretient avec le monde de la bande dessinée, à laquelle certains l’assimilent intuitivement, mais dont elle semble se distancer par ailleurs.
La complexité du statut culturel du webtoon ainsi que les relations ambiguës qu’il entretient avec l’identité médiatique de la bande dessinée peuvent être lues dans le parcours cahoté de la publication de la série française Lastman et les diverses formes éditoriales qu’elle a empruntées durant les années de sa publication. La parution de ce feuilleton, portée pendant près de neuf ans par Bastien Vivès[4], Michaël Sanlaville et Balak, a accompagné l’émergence du webtoon en Europe francophone, depuis son lancement en 2013 sur la plateforme Delitoon. Jusqu’en 2020, ce sont ainsi douze saisons de dix épisodes chacune qui sont publiées gratuitement sous forme de webtoon sur ce service en ligne, pionnier dans la publication de ce type de contenu en France. En parallèle de cette édition numérique, chaque saison fait l’objet d’un volume imprimé, édité chez Casterman. Pendant près d’une décennie, les deux modes de publication de la série vont coexister et entretenir des rapports de divers ordres. Le présent article prétend traiter des relations évolutives qu’entretiennent ces deux formes éditoriales, le webtoon et le livre, tant sur le plan formel que sur le plan historique et culturel. L’évolution de ces relations s’articule autour de deux paradigmes distincts dont les fondations sont identifiables dans l’histoire des différentes politiques éditoriales envisagées pour la publication de la série, mais également dans les transformations techniques et formelles que rencontre le récit en fonction des formes éditoriales qui lui sont associées. Transformations au niveau culturel, technique et sémiotique, donc, que nous envisagerons sous l’angle de la médiatisation du récit à l’aune du concept d’interface.
Il s’agira ainsi de recontextualiser ce processus de publication en étudiant la chronologie dans laquelle s’est organisée l’édition des différentes formes de la série. Nous nous appliquerons ensuite à caractériser différentes formes éditoriales, qui ne sauraient être limitées à un classement duel entre webtoon d’un côté et livre imprimé de l’autre. Cette analyse des formes de médiatisation de la série se fera par le prisme du concept d’interface, que nous empruntons à dessein au vocabulaire habituellement associé aux productions numériques. C’est sur cette base que nous analyserons deux types de relations qu’ont entretenues les éditions imprimées et numériques de Lastman au cours de sa publication. Nous verrons ainsi comment le premier cas dépend d’un paradigme éditorial dans lequel la version webtoon est envisagée comme seuil vers le livre ; le second exemple s’inscrira, quant à lui, dans une conception du webtoon comme alternative au livre. D’un plus large point de vue, en empruntant ce parcours historico-théorique, nous chercherons à montrer comment la publication de Lastman fait écho à l’évolution des pratiques et des politiques éditoriales du webtoon, dans un processus de construction de son identité médiatique ainsi qu’en relation(s) avec celle de la bande dessinée d’Europe francophone.
1. Publier Lastman
La publication de la série Lastman sous formes numérique et imprimée durant la seconde moitié des années 2010 s’organise au fil des réorientations successives de la stratégie éditoriale qui l’encadre. Nous nous proposons d’observer et de commenter ce déroulement sur la base d’une frise chronologique reproduite ci-après [Fig. 1] s’étendant de la parution du premier épisode du webtoon à la sortie de la douzième saison. Entre 2013 et 2014, les épisodes des saisons 1 à 6 paraissent d’abord gratuitement, dans une première version, sur le site web du service Delitoon, parallèlement à la publication des volumes imprimés par les éditions Casterman, au rythme d’un volume tous les 3 à 5 mois. Cette dynamique éditoriale reposant sur la logique d’une prépublication des planches, reprises ensuite dans la version imprimée, est aux fondements du projet qui structure Lastman[5]. Car au-delà de l’exercice professionnel que constitue son élaboration, la série représente également un projet éditorial et commercial rendu possible par Didier Borg, alors également éditeur chez Casterman, à la tête de la collection « KSTR »[6]. Lorsqu’il décide d’importer le webtoon en France, entre 2010 et 2011[7], avec le lancement de Delitoon, Borg va profiter de sa double casquette[8] pour promouvoir sa production de livres et son service en ligne par le biais du projet Lastman[9], qui constitue sans doute un pari éditorial susceptible de promouvoir sa plateforme de webtoon tout en constituant un potentiel succès de librairie. L’élaboration de la série s’amorce près de trois ans en amont de sa publication avec l’installation des auteurs dans l’atelier parisien de Vivès, avec pour objectif de réaliser la matière de trois premiers tomes afin de garantir la cadence de parution d’un projet qu’ils prévoient alors de tenir sur le long terme[10]. Ce système de publication est mis à l’épreuve, en 2014 déjà, la mise en ligne des saisons du webtoon semblant s’essouffler après la quatrième saison et, dès octobre, la parution des volumes imprimés adoptant un rythme moins soutenu [Fig. 1]. En 2015, aucun épisode du webtoon ne paraît et, dès 2016, les épisodes ne sont pratiquement plus publiés à une cadence hebdomadaire. Les saisons sont mises en ligne intégralement, en quasi-synchronie avec la parution d’un volume imprimé. De fait, la fonction du webtoon passe de moyen de prépublication à une forme de diffusion parallèle, dans une logique qualifiable de cross-média. Ce mouvement s’articule autour de trois périodes [Fig.1 : P1, P2 et P3] chacune structurée en deux ou trois phases.
Fig.1 – Frise chronologique de la publication de Lastman, organisée selon ses différentes formes de publication, y compris les récits dérivés (série télévisée, jeux vidéo, etc.)
La première période correspond aux deux premières années de parution de la série, au cours desquelles les saisons du webtoon font office de prépublication gratuite en vue du futur livre. Les planches sont alors publiées sous une forme identique à celle de l’imprimé, rassemblées en épisodes d’une dizaine de planches à faire défiler verticalement sur écran. La période débute avec la parution du premier épisode de la série sur Delitoon le 14 janvier 2013, et se clôt le 29 janvier 2015 avec l’obtention du prix de la meilleure série au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême. Durant une première phase, allant de janvier à juillet 2013, le rythme de parution des saisons et des livres correspond à celui prévu par le projet initial, avec une publication hebdomadaire d’épisodes sur Delitoon précédant la parution des volumes imprimés. Cette tendance s’inverse progressivement lors d’une deuxième phase qui s’amorce en novembre, alors que le troisième volume imprimé paraît presque en même temps que le premier épisode de la saison 3 sur Delitoon, remettant en question les intentions initiales de faire de la plateforme un lieu de prépublication. La tendance se confirme d’ailleurs à la sortie en librairie du quatrième tome à la mi-mars, peu avant le début de la saison 4, et s’accentue au cours de la troisième phase, qui débute avec la sortie du cinquième volume imprimé, près de trois mois avant sa parution sous forme de webtoon. En outre, les épisodes de cette saison et de la suivante ne paraissent plus à un rythme hebdomadaire, mais quasi quotidien.
Cet ajustement dans le pilotage éditorial ouvre la deuxième période, qui s’étend de février 2015 à octobre 2016 et qui s’amorce avec une première phase de ralentissement des activités de publication sur toute l’année 2015. Près de six mois se passent entre l’obtention du prix à Angoulême, qui a contribué à consacrer la série dans le monde de la bande dessinée imprimée[11], et la publication du septième tome, fin août[12]. Au même moment, l’ensemble des volumes paraît en version numérisée sur le portail Izneo. Ces événements, conjugués à l’absence de publication de la saison 7 sur Delitoon, soulignent le rôle prioritaire qu’endosse la version imprimée dans la politique éditoriale[13]. Il faut cependant relativiser cette interruption de la publication en ligne, car cette phase creuse correspond à un changement de stratégie de Delitoon aboutissant à la refonte du site web en décembre. Le service passe alors du modèle de plateforme de lecture gratuite, où les séries peuvent être publiées par leurs auteur·rices, à un modèle de portail[14], sur lequel l’offre est pleinement encadrée et où la diffusion répond au principe du freemium[15]. Ce déplacement stratégique s’accompagne en outre de l’entrée de Daou Technology au capital de Delitoon[16], participant ainsi d’une volonté d’internationalisation de la production sud-coréenne[17]. La réouverture du site web début 2016 amorce une nouvelle phase en dévoilant un catalogue restructuré autour de produits d’importation. Une application pour smartphones est d’ailleurs lancée au même moment, car les productions sud-coréennes sont calibrées pour un nouveau dispositif adoptant une composition graphique en bande verticale à dérouler, dans laquelle sont distribuées les cases. À la fin du mois de janvier, le huitième volume de la série paraît, suivi de la saison 8 du webtoon, dont les épisodes adoptent le nouveau format et sont publiés à un rythme hebdomadaire jusqu’à la fin mars. D’avril à septembre, les saisons 1 à 6 sont adaptées à cette nouvelle configuration formelle et la saison 7, inédite jusqu’alors, paraît en octobre. Le passage de la planche à la bande de cases entérine le changement de rôle accordé au webtoon dans le processus éditorial de la série. Il endosse alors celui d’une version alternative au livre, dès lors que sa publication implique la transformation des planches en bandes de cases. Cette période de transition aboutit en novembre à la parution du neuvième volume imprimé, de la version numérisée du livre sur Izneo et de l’ensemble des épisodes de la saison 9 sur Delitoon. Dans une logique de publication qui privilégie l’unité du volume imprimé, l’unité de l’épisode hebdomadaire n’a, en effet, plus grand sens.
La tendance se confirme durant la dernière période de publication de Lastman, qui débute à la parution de ce neuvième volume et aboutit en février 2020 à la sortie sur Delitoon de la douzième et dernière saison de la série. Durant cette dernière période, la version webtoon endosse définitivement le rôle de forme alternative, au même titre que les livres numérisés sur Izneo. D’une part, le rythme de sortie des épisodes ne respecte plus la périodicité hebdomadaire initiale. D’autre part, le fait que les saisons paraissent en simultané ou à la suite du volume imprimé indique que le rôle accordé au webtoon est bien de se présenter comme une autre version du récit. Ainsi, le neuvième puis le dixième tomes sont publiés en même temps en librairie, sur Izneo ainsi que sur Delitoon, dans une première phase qui marque le retour à une stabilité dans le processus éditorial. Cette tendance s’accentue au cours de la deuxième et dernière phase du processus, lors de laquelle la publication de la série arrive à son aboutissement. En effet, à partir de la sortie du onzième volume, la version webtoon paraît systématiquement avec un retard de quelques mois, indiquant que le processus de publication implique la création des planches du livre imprimé en amont d’une adaptation sous forme de webtoons en bandes verticales. Ainsi, le onzième tome paraît en novembre 2018, alors que le webtoon ne paraît qu’en janvier 2019. Un délai analogue est observable pour la parution de la saison 12, publiée sur Delitoon plus de deux mois après la sortie du livre, montrant ainsi que la primeur initialement accordée à la publication en ligne n’a plus de raison d’être au seuil des années 2020.
Ce parcours cahoté montre les difficultés inhérentes à l’installation d’une nouvelle forme éditoriale sur le marché de la bande dessinée en Europe francophone dans les années 2010. Les solutions de publication numérique de la bande dessinée, bien qu’elles se soient manifestées dans diverses tentatives dès le milieu des années 1990 au moins, ne sont pas encore envisagées comme des solutions de publication à grande échelle. En 2013, Izneo n’existe que depuis trois ans sur un marché de l’album numérisé que se disputent seules quelques entreprises de faible envergure[18]. Delitoon est, quant à elle, la seule structure à diffuser des webtoon dans cet espace géolinguistique. Dans ce paradigme, la publication de Lastman constitue un phénomène exemplaire du type de parcours éditorial que peut rencontrer une œuvre conçue entre le numérique et l’imprimé. Elle révèle en effet une succession de réajustements éditoriaux, en fonction de la manière évolutive dont est perçue la forme émergente du webtoon, sa position, ainsi que son rôle vis-à-vis de la centralité symbolique et économique du livre imprimé.
2. Les formes éditoriales de Lastman
L’approche chronologique de la publication de Lastman nous délivre, certes, quelques clés pour comprendre comment s’organisent les médiatisations du récit dans le temps, en fonction de formes éditoriales dont les caractéristiques restent cependant à déterminer plus précisément. L’observation des formes éditoriales de Lastman repose sur une modélisation de la médiatisation de la bande dessinée structurée autour de la notion d’interface[19] [Fig. 2]. Nous adoptons ici une conception du média[20] compris comme une « forme culturelle »[21] articulant des aspects (1) culturels, (2) technico-matériels et (3) sémiotiques, conception qui bénéficie d’un certain consensus dans le champ de la narratologie transmédiale[22]. Le recours à la notion d’interface, qui convoque un imaginaire informatique, est motivé dans le cadre du développement de notre modèle par le fait que, comme le souligne Aaron Kashtan[23], l’émergence de la bande dessinée numérique a justement mis en évidence une sous-théorisation des modes d’existence matériels de la bande dessinée. En empruntant ce vocabulaire, nous adoptons un point de vue analogue à celui de Lev Manovich lorsqu’il suggère que le cadre posé par l’étude des « nouveaux » médias peut s’appliquer de manière rétroactive sur l’étude des médias « anciens » et permettre de les percevoir selon un angle renouvelé[24]. Dans Le Langage des nouveaux médias, celui-ci construit d’ailleurs une réflexion autour de l’interface en prenant pour base la définition du terme employée en sciences de l’information pour décrire les interfaces dites « homme-machine », soit : « la manière dont l’utilisateur interagit avec l’ordinateur »[25]. Cette conception de l’interface lui permet d’observer la manière dont les « nouveaux médias » donnent accès à la culture et, en retour, cela l’amène à questionner, justement, ce que cette médiatisation dit d’autres phénomènes analogues antérieurs (la page imprimée, l’écran de cinéma et de télévision). La puissance théorique de l’interface se trouve dans le fait que la notion désigne, en fait, un système de relation[26], et en ce sens, elle permet de décrire autant la médiatisation d’un récit que sa médiation, pensée comme relation. Elle peut ainsi servir à la description de systèmes techniques, sémiotiques et culturels en les pensant comme systèmes de relations, mais aussi comme lieu de relations entre un objet médiatique et un sujet.
Fig. 2 – Schéma de décomposition des formes éditoriales à partir du concept d’interface.
Pour en revenir à notre modèle, il s’agit de distinguer dans le phénomène de médiatisation de la bande dessinée ce qui relève du niveau sémiotique et ce qui relève du niveau technico-matériel, en différenciant l’interface graphique (comme enchâssement de composites graphiques) et l’interface technico-matérielle (composé d’un support de visualisation et d’une surface d’affichage/impression). En tant que système, tous ces niveaux s’impliquent en cascade et ne sont jamais tout à fait isolables. Ce que nous appelons forme éditoriale intervient, au niveau culturel, à la jonction du technico-matériel et de ce qui relève de la forme culturelle (média). En effet, différencier les formes éditoriales (albums, magazines, albums numérisés et webtoons) implique de tenir compte de caractéristiques qui leur sont spécifiques et qui ne relèvent ni de l’interface technico-matérielle, ni de la forme symbolique culturellement partagée : ligne de production, circuit de diffusion, politique éditoriale, public cible, convocation d’un certain imaginaire ou horizons d’attentes liés à un support d’affichage particulier.
Fig. 3 – Schématisation de l’interface technico-matérielle du simili-tankôbon avec reproduction schématique (en rouge) de l’interface graphique des pages 12 et 13 du premier volume de Lastman.
Si notre approche chronologique a permis d’identifier plusieurs phases dans l’histoire de la publication de Lastman, notre modèle théorique doit nous permettre, quant à lui, de décrire plus précisément les différentes formes éditoriales empruntées. Ainsi, le terme de « livre », employé jusqu’ici pour qualifier la version imprimée de la série s’avère insuffisant[27] pour caractériser ce que symbolisent les caractéristiques technico-matérielles de la forme éditoriale en question. Certes, celle-ci emprunte, comme tout livre imprimé, le support de visualisation du codex[28]. Cependant, le format réduit des volumes, leur reliure brochée à dos carré, leur jaquette couchée ainsi que leur papier bouffant de faible qualité donnent forme à un objet qui rappelle le tankôbon japonais[29]. Reste que la forme choisie pour les volumes de Lastman ne correspond pas tant au tankôbon – avec les logiques de production, de diffusion et de réception qui lui sont propres – qu’à l’adaptation de ce format tel qu’il s’est mis en place en Europe francophone à partir des années 1990. On préférera dès lors désigner la présente forme éditoriale de simili-tankôbon, qui permet d’évoquer les rapports de similarité (et non de similitude) et de référence que cette forme éditoriale partage avec le tankôbon. L’interface technico-matérielle du simili-tankôbon est donc constituée d’un support de visualisation prenant la forme du codex [Fig. 3], dont l’une des spécificités est de déployer une surface d’affichage sur l’aire des deux feuilles attenantes. Ces deux feuilles forment ensemble une surface, mais ne sont pas complètement autonomes dans la mesure où la focalisation de la lecteurice sur une de ces deux sous-surfaces ne peut suffire à effacer la présence de l’autre dans son champ de vision[30]. Du point de vue de l’interface graphique, ces deux feuilles composent une double page, c’est-à-dire l’affichage en simultané des compositions de deux pages distinctes[31] accueillant les planches du récit.
Fig. 4 – Schématisation de l’interface technico-matérielle du proto-webtoon avec reproduction schématique (en rouge) de l’interface graphique d’une vue sur l’épisode 1 de la première saison Lastman.
Nous avons jusqu’ici présenté la publication de Lastman dans une logique duale, partagée entre le webtoon et le livre imprimé (de type simili-tankôbon). Or, les différentes périodes de publication montrent que le statut éditorial, de même que les formes graphiques empruntées pour le webtoon, participent de dispositifs à différencier. Autrement dit, entre les webtoons de Lastman publiés entre 2013 et 2015 et ceux qui sortent à partir de 2016, on a affaire à deux formes éditoriales bien distinctes. Sous la forme qu’encadre la première version de Delitoon, les premiers webtoons de Lastman renvoient à la forme éditoriale du blog BD[32], en empruntant un rythme de parution périodique d’épisodes, dont le format des planches, que l’on fait défiler verticalement est calibré en prévision de l’édition imprimée[33]. Ce mode de publication fonctionne en référence à une forme alors bien connue du lectorat de bandes dessinées francophones, tout en se distinguant nettement de ce qui est aujourd’hui considéré comme appartenant à la forme éditoriale du webtoon. Il paraît dès lors justifié de parler de proto-webtoon pour désigner cette forme éditoriale située à la jonction de deux paradigmes d’édition numérique de la bande dessinée : d’un côté, l’autopublication de planches sur des blogs, dont la forme est pensée pour la consultation sur ordinateur personnel ; de l’autre, la diffusion de contenus pensés pour des appareils nomades et tactiles (smartphones et tablettes), par le truchement d’un service de diffusion. Le proto-webtoon est pensé pour être consulté sur ordinateur personnel, son interface technico-matérielle ayant été conçue pour le support de visualisation du moniteur, dont la surface d’affichage est celle de l’écran au format paysage. Dans ce contexte technico-matériel, l’interface graphique se présente comme un enchâssement complexe de composites : éléments visuels du système d’exploitation (GUI), fenêtre de navigateur web, page web de Delitoon et composite de planches empilées verticalement.
Fig. 5 – Schématisation de l’interface technico-matérielle du webtoon avec reproduction schématique (en rouge) de l’interface graphique d’une vue sur l’épisode 1 de la première saison Lastman.
La seconde version de Delitoon correspond, quant à elle, aux attentes qu’articule le webtoon comme forme éditoriale qui s’autonomise dans la seconde moitié de la décennie 2010 avec la diversification des offres de webtoon en Europe francophone[34]. La reconfiguration de l’interface graphique des épisodes de Lastman sous forme de bandes verticales de cases à défiler indique l’autonomisation du webtoon comme forme éditoriale à part entière, fondamentalement pensée pour être « scrollée » sur le support de visualisation des appareils informatiques tactiles et portatifs que sont les smartphones et les tablettes. Autrement dit, en 2016, Lastman passe du proto-webtoon au webtoon. Si les supports de visualisation peuvent être observés en les tenant verticalement ou l’horizontalement, l’usage courant privilégie la verticale (principalement quand il s’agit de smartphones), ce qui les différencie radicalement de l’écran d’ordinateur domestique. Les dimensions réduites de la surface d’affichage conduisent par ailleurs à privilégier une interface graphique fondée sur une bande de cases agencées verticalement. Enfin, le mode de défilement implique, comme dans le proto-webtoon, de ne pouvoir visualiser qu’un segment du composite global, avec la spécificité que cette composition ne tire que faiblement parti des effets visuels de la distribution tabulaire des cases.
3. Configurations et reconfigurations de Lastman
En Europe francophone, la bande dessinée, entendue comme forme culturelle, s’est historiquement structurée autour et à partir de l’imprimé, principalement autour de certaines formes de livres, et ce au détriment d’autres formes éditoriales[35]. Dans ce contexte, entre les années 2010 et 2020, la forme émergente du webtoon et son évolution éditoriale reflètent donc naturellement ces relations avec les formes éditoriales liées au support du codex. Pour comprendre ce phénomène, qu’incarnent les différentes étapes de publication de Lastman, il ne s’agit donc pas seulement d’observer les formes éditoriales en elles-mêmes, mais bien d’interroger leurs relations, comprises comme un processus de reconfiguration d’une forme à une autre. Cette manière de concevoir le processus, à la croisée des théories de la transtextualité (et de l’hypertextualité)[36], de l’adaptation[37] et de la remédiatisation[38], permet d’envisager les relations sous-jacentes qui se tissent entre les différentes formes éditoriales d’un même récit. Dès lors qu’émerge une nouvelle version d’un récit, elle se construit toujours en rapport avec l’ancienne et c’est la nature même de ces rapports qu’il faut interroger. Dans le contexte qui nous intéresse, l’étude des reconfigurations éditoriales permet de comprendre comment émerge une nouvelle[39] forme éditoriale et comment cette apparition retravaille, à différents degrés, l’identité du média qui l’accueille. Deux dynamiques vont nous intéresser pour comprendre les relations qui se construisent entre le livre imprimé (sous la forme dite du simili-tankôbon) et le webtoon (sous les deux formes que nous avons identifiées). Il s’agira d’abord d’envisager ce qui correspond à la première période éditoriale de Lastman, quand le (proto) webtoon[40] a été mobilisé comme seuil vers le livre, la forme éditoriale ayant été mobilisée comme moyen de prépublication. Nous nous pencherons ensuite sur la troisième période d’édition de la série, au cours de laquelle le webtoon a tenu le rôle de version alternative à la version simili-tankôbon.
3.1 Du proto-webtoon au simili-tankôbon
La reconfiguration du proto-webtoon vers le simili-tankôbon implique, au niveau de l’interface technico-matérielle, un transfert de support de visualisation : du moniteur d’ordinateur personnel vers le codex. Les différences fondamentales entre ces deux supports s’articulent autour d’un antagonisme opposant dynamique et statique. Ainsi, comme le résume Serge Bouchardon à propos des thèses de Bruno Bachimont[41] sur les concepts de support de restitution et d’inscription, le numérique se distingue de l’imprimé justement parce qu’il sépare l’enregistrement (l’inscription, le code) et l’affichage (la restitution à l’écran), ce qui fait du couple ordinateur-moniteur un support dynamique, là où l’impression unifie l’enregistrement et la restitution (l’empreinte) sur le seul support de la page imprimée[42]. Autrement dit, le moniteur est un lieu de renouvellement (il actualise un code) tandis que le codex conserve la marque de son inscription. Un même moniteur peut servir à afficher plusieurs récits graphiques différents, ce qui n’est pas le cas du codex, lequel, en tant que support médiatique, est constitué par l’empreinte matérielle d’une impression. Les formes du codex correspondent matériellement au contenu qu’elles médiatisent. La surface d’affichage du moniteur, c’est-à-dire l’écran, fonctionne selon une logique de rafraîchissement et donc de remplacement permanent de ce qu’il affiche, là où les deux feuilles attenantes d’un codex déployé s’affichent dans leur matérialité statique d’objets imprimés : à une surface donnée correspond un composite graphique. Ainsi, la sensation de flux continu et indéterminé du défilement vertical qu’implique le proto-webtoon est accentuée par l’absence d’appréhension matérielle de l’étendue du récit. Au contraire, le volume feuilleté du simili-tankôbon informe sur la progression dans le déroulement de l’intrigue[43]. Dans ce contexte, le « cadre mobile » de l’écran qui sert à parcourir verticalement les composites graphiques constitue un point de vue à la fois encadrant et instable sur un espace plus vaste qu’on ne peut généralement pas appréhender dans son entièreté, favorisant ainsi une tension latente à la réception d’un récit dont il est difficile d’estimer l’étendue. Or, le passage à la surface d’affichage du livre, délimitée et figée, imprime une rythmique nouvelle en offrant une succession de composites dont les frontières sont immédiatement perceptibles.
Au niveau de l’interface graphique du récit, les composites-planches de Lastman passent d’une intégration à la page web comme composite enchâssant à celui de la double page du codex. On retrouve ici l’antagonisme dynamique vs statique qui structure ce cas de reconfiguration. En effet, d’un côté, depuis les années 2000 et la montée en puissance du langage PHP[44], les interfaces graphiques de sites web s’organisent de plus en plus autour de pages dynamiques au détriment des pages « statiques » (au sens où le contenu de ces pages est inscrit littéralement dans le code HTML). De l’autre côté, la (double) page de codex est une interface graphique statique, formant une seule pièce avec la feuille et les autres composites graphiques qu’elle encadre. Par ailleurs, sous la forme du proto-webtoon, les épisodes de Lastman se présentent comme un empilement vertical de planches à défiler. Or, sous la forme du simili-tankôbon, les planches sont présentées côte à côte sur chaque versant du codex ouvert[45]. Comme la majorité des interfaces graphiques sur ordinateur personnel, celle du proto-webtoon fonctionne sur la base d’une opposition entre l’horizontalité de la surface de l’écran et la verticalité du composite qu’il s’agit de faire défiler. On passe d’une logique de présentation mobile et (le plus souvent) partielle des composites graphiques, à un dispositif qui, à l’inverse, présente une succession d’interfaces graphiques statiques, imprimées d’une seule pièce. Si les planches du simili-tankôbon sont des composites pensés en rapport homothétique à la surface de visualisation, celle de l’écran est, quant à elle, hétérothétique au composite vertical du proto-webtoon. Cette opposition, qui est aux fondements du principe de défilement, construit une instabilité visuelle de l’interface graphique que stabilise, d’une certaine manière, le passage au livre.
Le passage de l’affichage dynamique des épisodes du proto-webtoon sur moniteur à l’impression statique des planches sur les feuilles reliées du simili-tankôbon construit un rapport définitif et stable au récit publié sous forme imprimée. Ce rapport est d’ailleurs soutenu par la politique éditoriale en deux étapes qui structure le projet. La prépublication d’épisodes hebdomadaires sous forme de proto-webtoon tire parti du défilement vertical des planches à l’écran, défilement dont la lecteurice ne peut pas aisément prédire la fin avant de se heurter à la limite inférieure du composite de planches empilées[46]. Cette succession de récits suspendus, publiés initialement de semaine en semaine, propose une expérience de lecture fondée sur l’inachèvement du récit et sa relance périodique, alors que le passage au livre désamorce (au moins partiellement) cet effet de sérialisation en compilant sans ruptures l’ensemble des épisodes d’une saison. Le transfert du proto-webtoon au simili-tankôbon correspond donc à une forme de stabilisation, de fixation du récit dans une interface technico-matérielle qui lui est spécifiquement associée. Contrairement à la relative volatilité des productions diffusées sur le web, à laquelle le proto-webtoon ne fait pas exception[47], les formes du codex sont des documents archivables, des artefacts culturels conservés et valorisés. Parce qu’il s’apparente à une forme de livre, la publication des volumes de la série sous forme de simili-tankôbon valorise rétroactivement la production web et inscrit implicitement le proto-webtoon comme forme associée au monde de la bande dessinée imprimée.
Il faut cependant tenir compte du fait que la prépublication en proto-webtoon confère une aura de modernité au livre[48], en inscrivant le récit de Lastman dans le domaine plus vaste des contenus culturels numériques, ainsi que dans l’offre de bandes dessinées en ligne qui s’est développée dans la deuxième moitié des années 2000[49]. Reste que le proto-webtoon endosse un rôle d’adjuvant, de seuil, vers le simili-tankôbon. La forme symbolique du livre continue, dans ce paradigme, à représenter l’aboutissement du processus de publication d’un récit en bande dessinée. Un paradigme, donc, où le numérique sert le livre et qui s’inspire du système économique de prépublication dans la presse. Outre le succès qu’il connaît au Japon (et dont le fonctionnement a de toute évidence influencé le projet de Lastman), ce processus éditorial s’inscrit également dans la filiation de celui qui a favorisé ce que d’aucuns considèrent comme un « âge d’or » pour la bande dessinée franco-belge, entre la seconde moitié des années 1950 et les années 1980. Certes, l’histoire éditoriale de la bande dessinée tend à montrer que l’essor de l’album a profité du déclin économique des illustrés où ces récits étaient prépubliés[50]. Toutefois, d’autres travaux mettent également en évidence l’instabilité économique des structures éditoriales qui, depuis les années 1980, cherchent aussi à investir, sans réel succès, d’autres formes éditoriales pour assurer la rentabilité de leur production – rééditions au format de poche[51], CD-ROMs[52], albums numérisés[53], etc. – la prépublication sous forme de webtoon s’inscrivant dans ces efforts de diversification des supports de diffusion visant une augmentation de la rentabilité des produits. On observe donc une logique d’intégration d’une forme éditoriale numérique au sein d’une forme culturelle déjà établie, cette intégration restant bel et bien au service de l’imprimé et du livre.
3.2 Du simili-tankôbon au webtoon
À partir de 2016, le format de publication des épisodes de Lastman sur Delitoon passe du proto-webtoon au webtoon avec tout ce que cela entraîne au niveau formel, mais également au niveau de la relation avec le simili-tankôbon. Outre le fait qu’à partir de cette date, les volumes imprimés paraissent systématiquement en parallèle ou en amont des versions numériques, il faut également observer que les saisons 1 à 7 du proto-webtoon reparaissent les unes après les autres dans le nouveau format en bandes verticales entre le mois de mars et de novembre 2016. L’existence de la série sur Delitoon passe alors d’une dynamique de prépublication à celle d’une republication dans laquelle, cette fois, ce sont les planches imprimées qui sont reconfigurées pour le nouveau format de webtoon. Le passage d’une à l’autre consiste alors dans le transfert de planches imprimées dans l’espace feuilleté du codex à une succession d’épisodes prenant la forme de bandes verticales de cases prévues pour être défilées sur l’écran d’un smartphone ou d’une tablette.
On passe en fait d’un support d’affichage de type codex de petit format à un appareil informatique tactile et transportable. S’ils peuvent être consultés sur plusieurs types d’appareils informatiques, allant de l’ordinateur domestique fixe au smartphone, le webtoon est principalement conçu et promu pour ce dernier type de dispositif depuis les années 2010[54]. La particularité des smartphones, comme des tablettes, est de se présenter comme un appareil informatique dont l’ensemble des composants sont unifiés derrière le moniteur. Hormis quelques boutons de contrôles physiques, l’ensemble des interactions d’entrée et de sorties passent donc par la surface de l’écran. Par ailleurs, les smartphones sont des objets informatiques qui ont pleinement pénétré nos usages quotidiens, agrégeant la communication avec le cercle privé, public et professionnel, l’économie domestique, l’organisation professionnelle et, bien sûr, les pratiques de loisir et de divertissement, auxquelles se rattache le webtoon. Le smartphone est un objet qui se fond dans les pratiques du quotidien. Contrairement aux formes éditoriales imprimées qui, comme nous l’avons déjà mis en évidence, sont matériellement associées au contenu qu’elles convoient, la lecture sur smartphone donne l’impression (si ce n’est l’illusion) d’un accès dématérialisé aux récits graphiques, dès lors que, depuis un même terminal, l’utilisateurice accède à une grande diversité d’informations présentées sous une forme multimodale. L’interface technico-matérielle ne semble pas complètement liée aux interfaces sémiotiques qui s’actualisent pourtant par son truchement. La reconfiguration de Lastman du simili-tankôbon au webtoon laisse cependant voir que l’interface technico-matérielle contraint très directement son interface graphique. Le passage de la double page à l’écran vertical du smartphone impose une économie de visualisation jouant, justement, sur la verticalité et le déroulement. Ceci est notamment dû au fait que les dimensions de la surface d’affichage sont nettement réduites. Il est utile de rappeler que si la surface d’affichage du codex est majoritairement horizontale, il s’agit néanmoins d’une surface qui enchâsse toujours deux sous-surfaces qui, dans le cas qui nous intéresse, sont verticales. Ce qui change, en fait, avec la surface du smartphone, ce sont les dimensions réduites mais aussi les proportions de la surface. Celles-ci varient selon les modèles d’appareils, mais pour les téléphones les plus répandus, lorsque Delitoon met en place son application mobile[55], il s’agit majoritairement de proportions 9:16, alors que le format d’une page des simili-tankôbons de Lastman correspond plutôt à des proportions de 5:7. Si ces proportions allongées de la surface d’affichage du webtoon entrent dans un rapport de quasi-homothétie avec les planches du simili-tankôbon, les dimensions de l’écran ne permettent pas de restituer les composites dans leur entièreté de manière lisible.
Dans ce contexte technico-matériel, la reconfiguration de l’interface graphique passe par la déstructuration des composites tabulaires de cases (planches) pour prendre, à l’arrivée, la forme d’un empilement vertical de cases dont l’ensemble correspond à un épisode du feuilleton. Les jeux sur la distribution et les relations longitudinales sont dès lors assez rares, voire absentes, sinon pour vectoriser le parcours de lecture en zigzag afin de ne pas modifier les rapports d’échelle entre les cases et d’offrir, semble-t-il, une disposition plus variée des cadres dans l’espace. Il en découle une tendance à l’accentuation du rapport de linéarité et de succession entre les cases, au détriment des jeux sur la perception synoptique de la double planche[56]. D’un point de vue narratif, ce type de reconfiguration graphique met nettement l’accent sur le déroulement de l’intrigue, dès lors perçu plus fortement comme un enchaînement d’actions, là où l’unité du multicadre restreint marque les rapports de succession et de simultanéité de manière plus ambiguë[57]. À l’inverse de la reconfiguration du proto-webtoon en simili-tankôbon, le transfert vers le webtoon marque un retour plus franc vers l’économie narrative du feuilleton, que vient servir formellement la reconfiguration linéarisée des cases, pour les raisons que nous évoquions plus haut concernant la perception instable des bornes épisodiques et de la sensation de flux instaurée par le défilement. Les caractéristiques visuelles de l’application qui permet à l’utilisateurice de parcourir le récit graphique jouent aussi sur l’absence de repères. L’une des propriétés graphiques du composite-page qui encadre les planches dans un codex consiste à orienter la position et l’ordre de chacune des pages par le biais de leur numérotation. Or, à la lecture d’un épisode de webtoon, aucun indicateur de ce type ne permet de situer la lecteurice dans sa progression au sein du déroulement vertical. Au lancement d’un épisode, seul le composite vertical à défiler s’affiche, sans autres indications. Certes, une pression du doigt provoque l’apparition de deux bandeaux d’options aux bords supérieurs et inférieurs de l’écran. Cependant, ces bandeaux n’affichent que le numéro d’épisode en cours de lecture, quant aux options, elles permettent de retourner au menu, ou de naviguer entre les épisodes[58], voire de rompre la frontière entre les différents épisodes, exagérant encore la tendance à la linéarisation du récit graphique. La discrétion voire l’effacement de l’interface graphique du logiciel fonctionne en analogie avec cette illusion d’une absence de médiatisation du contenu. Le défilement vertical du composite de case ne diffère pas de l’utilisation de nombre des autres applications pour smartphone. C’est d’ailleurs une propriété du webtoon que d’être intégrée aux pratiques quotidiennes des loisirs, certaines statistiques d’entreprise démontrant que la majorité des utilisatrices et des utilisateurs en Corée du Sud consommeraient des épisodes de webtoon en alternance avec leurs autres applications pour smartphone[59].
En procédant à une reconversion au webtoon après la disparition d’une première version prototypique de cette forme éditoriale, la production de Lastman affirme ses ambitions initiales de s’inscrire dans un ensemble d’autres productions de divertissement contemporaines. À cet égard, il n’est d’ailleurs pas anodin de constater que la réédition des sept premières saisons de la série sur la nouvelle version du portail Delitoon croise, à quelques mois d’écart, la parution du jeu vidéo Lastfight (développé et édité par Piranaking) et le lancement couronné de succès de la campagne Kickstarter pour financer la production d’une série télévisée. En apparaissant aux côtés d’un catalogue de récits inédits et fraîchement traduits du coréen sous une forme encore méconnue du public franco-européen, la nouvelle version webtoon de Lastman se repositionne comme un récit graphique novateur, inscrit dans des pratiques de loisirs encore en émergence et destinées à un public jeune. Le smartphone constitue une interface technico-matérielle déterminante pour cela, se faisant alors de plus en plus fréquemment le dispositif principal d’accès à des contenus culturels. La linéarisation du composite-planche, en ajustement aux caractéristiques technico-matérielles du smartphone, répond d’ailleurs aux enjeux contemporains de la « snack culture », qui inclut le succès du webtoon et dont Dal-Yong Jin rappelle qu’elle consiste dans une habitude de consommation des productions culturelles qui favorise la rapidité et l’efficacité au détriment d’un engagement intellectuel du lectorat[60]. La linéarisation verticale des cases est en effet partie prenante de cette dynamique jouant sur la vectorisation simplifiée du cheminement de lecture : plutôt que de faire face à un double composite imprimé sur la surface du codex ouvert, la lecteurice fait défiler les cases les unes après les autres dans un ordre plus explicitement programmé, effaçant la complexité d’une composition tabulaire. Le retour au format épisodique du webtoon s’oppose quant à lui à une activité de lecture plus décontractée, relâchée, voire désinvolte, liée au découpage plus ou moins arbitraire de l’unité graphique formée par la double page. Le retour à la tradition sérielle et feuilletonante de la bande dessinée qui dominait à l’époque de la publication en magazines inscrit d’ailleurs dans une logique de consommation que les sociétés d’édition du webtoon ne renient pas[61].
À l’effet de modernisation qu’implique le passage à une version renouvelée du webtoon s’associe la reconfiguration de la relation qu’entretient le webtoon avec le simili-tankôbon et, partant, avec la culture du livre. La version numérique du récit devient, en effet, une version alternative au livre. Il ne s’agit plus ici de positionner la publication numérique comme vecteur de prépublication, mais bien comme une option de lecture, c’est-à-dire comme une forme éditoriale à part entière. Le phénomène n’est pas nouveau dans le domaine de l’édition numérique. Ainsi, depuis le milieu des années 2010, les albums numérisés d’Izneo constituent une alternative éditoriale aux albums imprimés, et c’est donc assez naturellement que les simili-tankôbons de Lastman sont reconfigurés sous cette forme dès 2015. Au demeurant, les albums numérisés jouent sur une filiation forte avec la forme imprimée, en marquant très clairement la référence à une version empruntant le support du codex[62]. Or, la version webtoon de Lastman masque cette origine en s’inscrivant dans un catalogue majoritairement structuré par des productions originales. Autrement dit, l’apparition d’une nouvelle version webtoon de Lastman illustre et se situe à un tournant de l’émergence du webtoon comme nouvelle forme éditoriale en Europe francophone. Dans la première moitié des années 2010, la publication de la série sous forme de proto-webtoon constitue donc un point d’observation idéal des premières tentatives d’installation du webtoon dans un contexte éditorial encore hésitant à l’égard du rôle à accorder aux formes numériques. Cette première étape adopte ainsi une perspective symboliquement fondée sur la nostalgie d’un « âge d’or » où la publication périodique précédait le transfert vers l’album, la forme du livre constituant un aboutissement. À l’inverse, dans la seconde moitié de la décennie, il s’agit clairement de s’inscrire dans le mouvement d’une production numérique émergente, dont le succès s’affirme de plus en plus massivement. Dans ce nouveau paradigme, le livre imprimé n’est plus un horizon visant à rentabiliser la production ; il reste symboliquement central comme marqueur de reconnaissance dans le monde de la bande dessinée,[63] mais ne constitue plus nécessairement une finalité économique. Autrement dit, cette dynamique de reconfiguration repose sur un contenu existant et reconnu dans le monde « ancien » de la bande dessinée imprimée, pour promouvoir une « nouvelle » forme numérique de récits graphiques.
Conclusion
Positionnée au croisement incertain du livre imprimé et du webtoon, la série Lastman permet, on l’a vu, de mettre en évidence la complexité du processus de construction, dans les années 2010, du webtoon comme forme éditoriale, voire culturelle. Ceci notamment parce que son identité formelle renvoie aux codes de la bande dessinée qui, dans l’espace culturel de l’Europe francophone, est très solidement associée au monde de l’imprimé et, a fortiori, à différentes formes de livres : albums, tankôbons et autres formats hétérogènes désignés par l’étiquette « romans graphiques ». La construction de l’identité médiatique du webtoon s’opère donc en relation avec le livre selon différentes modalités, ce qu’illustre parfaitement, à notre sens, l’exemple du parcours éditorial de la série Lastman. Ainsi, notre travail montre que l’apparition, la construction et la singularisation d’une nouvelle forme éditoriale voire, dans le cas encore indéterminé du webtoon, d’une potentielle nouvelle forme culturelle à part entière gagne à être appréhendée en situant le phénomène dans son contexte culturel et médiatique, dans la mesure où l’émergence de la forme en question s’opère nécessairement en relation avec d’autres formes – en ce qu’elles lui ressemblent et/ou en diffèrent. La logique du livre, qui a fortement structuré l’industrie et l’identité culturelle de la bande dessinée en Europe francophone, influence ainsi la façon dont le webtoon peut émerger dans ce contexte et s’y installer.
La mise en évidence de ce système de relations étendues éclaire le rôle central joué par ce seuil théorique que fournit la notion d’interface. L’interface correspond, en effet, à l’idée d’un lieu où se jouent les interactions, où les choses entrent en relation. Notre modèle d’analyse en tire parti dans sa structure d’implications, où chacune des parties communique avec les autres. Il n’y a pas de possibilité d’existence d’un composite graphique sans surface d’affichage ni support de visualisation, de même qu’une forme éditoriale est elle-même déterminée par l’ensemble des niveaux de la chaîne. Ce qui compte dans ce modèle, ce ne sont pas tant les niveaux que la mise en interface de ces niveaux, qui permet de déterminer comment ils communiquent et s’impliquent les uns avec les autres. En outre, lorsque l’on compare deux formes éditoriales, l’intérêt de la comparaison ne réside pas seulement dans l’identification de différences et de proximités, mais dans la relation de transition d’une forme à une autre et dans ce que cette transformation permet de révéler concernant la forme éditoriale d’arrivée aussi bien que celle de départ. En tant qu’objet émergeant dans un contexte donné et encore récent, le récit de Lastman et ses différentes formes éditoriales mettent en lumière le caractère instable des formes culturelles. Cette instabilité révèle la complexité des transferts, des interactions et des zones d’interfaces et de frottements entre les constructions culturelles que sont les catégories médiatiques.
Notes
[1] Cette réflexion a été développée dans le cadre du projet Sinergia « Reconfiguring Comics in our Digital Era », financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS n° 180359).
[2] Dans son article sur le webtoon et la « snack culture » en Corée du Sud, Dal Yong Jin fait remonter l’histoire du webtoon aux pratiques d’autopublication sur le Web dans les années 1990. En ce qui concerne l’espace d’Europe francophone, l’apparition de services spécifiquement dédiés à la publication de webtoon au début des années 2000 (tels Naver et Daum), qu’il identifie lui-même comme un point de pivot historique, constitue, pour nous, le réel moment d’émergence du webtoon (Dal Yong Jin, « Snack Culture’s Dream of Big-Screen Culture: Korean Webtoons’ Transmedia Storytelling », International Journal of Communication, vol. 2019, n°13, 2019, p. 2098‑2101.).
[3] En avril 2023, Le Figaro signale le lancement de deux plateformes de webtoon, à l’initiative, d’une part, du groupe Media-Participation et du groupe Ankama d’autre part. L’article fait savoir également que le groupe Sudcoréen Kakao aurait investi une dizaine de millions d’euros dans le lancement de Piccoma France durant l’été 2023. On soulignera ici, à l’instar du quotidien français, qu’il s’agit d’investissements dont la rentabilité n’a pas encore été démontrée par les faits (Chloé Woitier, « “C’est un enjeu d’avenir”: les éditeurs de BD lancent leurs propres plateformes de webtoons », Le Figaro, 6 avril 2023).
[4] L’actualité qui entoure la rédaction de ce texte nous encourage à préciser que notre démarche ne vise en rien à valoriser le travail, la personnalité ou les agissements publics de Bastien Vivès.
[5] Une partie de la communication autour du projet a été construite sur cet aspect dans la presse. À la sortie du premier volume, L’Indépendant signale ainsi : « [Les auteurs] ont relevé́ le challenge des mangakas japonais : 20 pages par semaine. Et comme il n'existe pas de revue de prépublication, c'est en ligne, sur le site de Delitoon, que ce combattant taciturne [Richard Aldana] fait ses premiers pas. » (Michel Litout, « Les bonus de Lastman », L’Indépendant, 13 mars 2013.)
[6] Visant un public jeune, la stratégie de pilotage de cette collection repose sur la prépublication gratuite de planches sur un blog, en tirant parti de la popularité que cette forme rencontre à l’époque (Allison Reber, « Des planches très branchées », BoDoï, no107, avril 2007, p. 22‑23).
[7] Selon Borg lui-même, son intérêt pour le webtoon se serait éveillé dès 2008, moins d’une année donc après avoir lancé le label KSTR, envisageant alors l’« évolution de la bande dessinée dans un environnement digital » (cité dans Senami Juraver, « Le boom des webtoons », KSociety, HS 1, juillet 2022, p. 10.)
[8] À noter que dès janvier 2011, Casterman devient actionnaire à 50% de la société Delimedia, qui gère Delitoon. (Delimedia, « Procès-verbal des décisions des associés du 30 décembre 2010 », Institut National de la Propriété Intellectuelle, 31 janvier 2011. En ligne : https://data.inpi.fr/entreprises/527584916).
[9] La figure de Vivès constitue alors un atout : celui-ci profite d’une certaine popularité sur le Web, avec le blog qu’il anime depuis 2007, et il a récemment acquis une légitimité d’auteur ave les succès critique du Goût du chlore en 2009 puis de Polina en 2011.
[10] V. Charles-Louis Detournay, « Lastman à l’école des mangakas… », dBD, no 71, mars 2013, p. 7‑8 ; Cédric Pietralunga, « Le premier des franco-mangas », Le Monde, 5 avril 2013.
[11] Selon le fascicule présentant la compétition officielle de 2015, « le Palmarès officiel du Festival international de la bande dessinée récompense des livres publiés en langue française, […] et diffusés dans les librairies des pays francophones entre début décembre et fin novembre de l’année suivante. » (Gaëtan Akyüz, Thomas Mourier & Ezilda Tribot, « Festival International de la Bande Dessinée. Du 29 janvier au 1er février 2015. Compétition officielle », Fascicule de présentation de la sélection officielle, janvier 2015, p. 3. Nous soulignons.)
[12] Durant cette période, les auteurs amorcent toutefois la production d’une série télévisée et d’un jeu vidéo (Romain Brethes, « Dans les coulisses du projet “Lastman” », Le Point, 22 janvier 2015).
[13] Pour une réflexion sur la manière dont les albums numérisés d’Izneo affirment l’importance symbolique de leur version imprimée, v. Olivier Stucky, « Lire des albums de bande dessinée sur écrans : L’interface d’Izneo », Comicalités, « Ce que le numérique fait à la bande dessinée », décembre 2022. En ligne : http://journals.openedition.org/comicalites/7952).
[14] Sur la différence entre plateforme et portail dans la diffusion de contenus en ligne, v. Vincent Bullich, « La « plateformisation » comme déploiement d’une logique organisatrice : propositions théoriques et éléments de méthode », Effeuillage, vol. 10, n° 1, mars 2021, p. 30‑34.
[15] Le principe du freemium consiste à offrir gratuitement l’accès aux premiers épisodes d’une série, puis de facturer l’accès aux suivants.
[16] Frédéric Potet, « Les espoirs de Delitoon sur écran connecté », Le Monde, 28 janvier 2016.
[17] Senami Juraver, « Le boom des webtoons », art. cit.
[18] Olivier Stucky, « Lire des albums de bande dessinée sur écrans », art. cit.
[19] Notre travail autour de l’opérabilité de la notion d’interface pour l’étude de la bande dessinée a été amorcé dans un premier article traitant des relations texte-image (v. Olivier Stucky, « La planche de bande dessinée comme interface : déplacer les rapports texte-image », Arkhaï, vol. 2021, no16, septembre 2021, p. 127‑148.) Une partie de cette réflexion se fondait sur des propositions formulées par Matteo Stefanelli en conclusion de l’ouvrage collectif La Bande dessinée : une médiaculture, co-dirigé avec Bruno Maigret (Matteo Stefanelli, « Conclusion : Aux marges d’une ambiguïté médiaculturelle : quatre questions brûlantes pour une théorie culturelle de la bande dessinée », dans Matteo Stefanelli & Éric Maigret (dirs.), La Bande dessinée : une médiaculture, Paris, 2012, Armand Colin, p. 253‑267.).
[20] Nous nous garderons de nous engager dans un débat théorique et philosophique autour de ce concept épineux. L’ouvrage Théorie des médias de Dieter Mersch fournit, si ce n’est un aperçu, tout du moins une vision panoramique de la complexité et de l’ampleur historique du débat dans le champ, déjà restreint, des Medienwissenschaft. (Dieter Mersch, Théorie des médias : une introduction [2016], Dijon, Les Presses du réel, « Médias/Théories », 2018.) Sur ce thème spécifique, voir également Frédérique Vargoz, « Y a‑t‑il une philosophie des média ? », Acta Fabula, vol. 19, n° 9, octobre 2018.). Enfin, les articles de synthèse de Jan Baetens (« Le médium n’est pas soluble dans les médias de masse », Hermès, La Revue, n° 3, décembre 2014, p. 40‑45), de Pascal Krajewski (« Qu’appelle-t-on un médium ? », Appareil, février 2015. En ligne : http://journals.openedition.org/appareil/2152) et de Bernard Vouilloux (« Médium(s) et média(s). Le médial et le médiatique », Fabula Colloques, mars 2017. En ligne : https://www.fabula.org:443/colloques/document4419.php) fournissent des conceptions plus axées sur des approches issues des études culturelles.
[21] Jan Baetens, « La remédiatisation : formes, contextes, enjeux », dans Raphaël Baroni & Claus Gunti (dirs.), Introduction à l’étude des cultures numériques : la transition numérique des médias, Paris, Armand Colin, 2020, p. 237-250.
[22] Marie-Laure Ryan, « Story/World/Media », dans Jan-Noël Thon & Marie-Laure Ryan (dirs.), Storyworlds across media: toward a media-conscious narratology, Lincoln & London, University of Nebraska Press, 2014, p. 25‑49 ; Jan-Noël Thon, « Narrative across Media and the Outlines of a Media-Conscious Narratology », dans Gabriele Rippl (dir.), Handbook of Intermediality: Literature - Image - Sound - Music, Berlin, de Gruyter Mouton, 2015, p. 439‑456 ; Raphaël Baroni, « Narratologie transmédiale / Transmedial Narratology », Glossaire du RéNaF, mars 2019. En ligne : https://wp.unil.ch/narratologie/2019/03/narratologie-transmediale-transmedial-narratology/.
[23] Aaron Kashtan, Between pen and pixel: comics, materiality, and the book of the future, Columbus, The Ohio State University Press, 2018, p. 113‑114.
[24] Lev Manovich, « Une esthétique post-média », Appareil, n° 18, avril 2017. En ligne : http://journals.openedition.org/appareil/2394.
[25] Lev Manovich, Le langage des nouveaux médias [2001], Dijon, Les Presses du réel, « Perceptions », 2015, p. 165‑166.
[26] Branden Hookway, Interface, Cambridge, Massachusetts, The MIT Press, 2014.
[27] Nous userons éventuellement de ce terme dans sa qualité d’hyperonyme.
[28] Le terme de codex est employé ici pour désigner la spécificité technique qui oppose historiquement cette forme au volumen. Dans ce sens, l’interface technico-matérielle du livre emprunte le support de visualisation du codex, comme le magazine ou le mode d’emploi, qui sont pourtant des formes éditoriales différentes. En ce sens, le terme d’« album », banalisé en Europe francophone, mais circonscrit à un type d’objet standardisé, tel le « 48CC » décrit et critiqué par Jean-Christophe Menu (Plates-bandes, Paris, L’Association, « Eprouvette », 2005), renvoie lui aussi à une image inexacte de la forme donnée aux versions imprimées de Lastman.
[29] Au Japon, le tankôbon est un livre de petit format dont l’édition correspond à la réunion d’une suite de chapitres d’une série en manga, prépubliés dans des titres de presse à bon marché.
[30] Le concept de « péri-champ » dépend, par exemple, de ce principe. V. Benoît Peeters, Case, planche, récit: comment lire une bande dessinée, Tournai, Casterman, 1991, p. 14.
[31] Il arrive qu’une composition graphique se déploie sur l’entièreté de la surface des deux feuilles, mais ce type de réalisation joue justement sur (ou malgré) cette donnée matérielle. En effet, l’appréhension visuelle du composite est toujours court-circuitée par le pli de la reliure, qui rappelle cette surface duelle.
[32] Bien que Baudry situe la « phénomène des blogs BD » entre 2005 et 2009 (Julien Baudry, Cases·Pixels: une histoire de la BD numérique en France, Tours, Presses universitaires François Rabelais, « Iconotextes », 2018, p. 111‑119.), les blogs continuent de jouir d’une certaine popularité jusque dans les années 2015 où la production se redirige vers les réseaux sociaux (Gaëlle Kovaliv, « La bande dessinée sur les réseaux sociaux », Neuvième Art 2.0, décembre 2022. En ligne : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article1417).
[33] L’une des particularités du blog BD est justement de s’être constitué comme une forme particulièrement soluble dans le monde du livre imprimé (Gaëlle Kovaliv, « Comment la bande dessinée nativement numérique influence le champ de la bande dessinée papier », Comicalités, décembre 2022. En ligne : http://journals.openedition.org/comicalites/7678).
[34] Le géant sud-coréen Naver lance Webtoon en 2017, suivi par Delcourt (Verytoon) en 2018 et Dupuis (Webtoon Factory) en 2020. Ce processus est typique du phénomène de glocalisation, au sens d’une réappropriation locale d’un phénomène global (Victor Roudometof, « Qu’est-ce que la glocalisation ?: », Réseaux, n° 2, avril 2021, p. 45‑70.).
[35] Sylvain Lesage, L’Effet livre : métamorphose de la bande dessinée, Tours, Presses universitaires François Rabelais, « Iconotextes », 2019.
[36] Gérard Genette, Palimpsestes : la littérature au second degré [1982], Paris, Le Seuil, « Point », 1992.
[37] Linda Hutcheon, A Theory of Adaptation, New York, Routledge, 2006.
[38] David J. Bolter & Richard A. Grusin, Remediation: understanding new media, Cambridge, Mass, MIT Press, 1999 ; Jan Baetens, « Remédiatisation / Remediation », Glossaire du RéNaF, septembre 2018. En ligne: https://wp.unil.ch/narratologie/2018/09/remediatisation-remediation/ ; Jan Baetens, « La remédiatisation : formes, contextes, enjeux », art. cit.
[39] Ce qui ne veut pas dire que la forme éditoriale en question mobilise une interface innovante du point de vue technique.
[40] Nous mettons ici le préfixe proto entre parenthèses pour bien signifier que la forme en question est une forme de webtoon pour le public de l’époque. Le terme de proto-webtoon n’a pour objectif que de différencier théoriquement les formes.
[41] Bruno Bachimont, Ingénierie des connaissances et des contenus: le numérique entre ontologies et documents, Paris, Hermès science, 2007.
[42] Serge Bouchardon, « Manipulation des médias à l’écran et construction du sens », Médiation et information, n° 34, avril 2012, p. 79-89.
[43] Magali Boudissa, « Bande dessinée numérique », dans Éric Dacheux (dir.), Bande dessinée et lien social, Paris, CNRS Éditions, 2014, p. 154 ; Philippe Paolucci, « La bande dessinée numérique : le triomphe du linéaire sur le tabulaire », Alternative Francophone, vol. 2, n° 7, mars 2020, p. 16‑17.
[44] L’apport de PHP au monde du webdesign consiste notamment dans sa capacité à intégrer des contenus de manière dynamique au sein d’une architecture HTML. La programmation en PHP s’est montrée particulièrement innovante dans les possibilités qu’elle offre en matière de communication avec des bases de données SQL.
[45] Chaque planche constitue donc un composite graphique délimité, intégré au composite enchâssant de la double planche. Thierry Groensteen donne une définition éclairante de ce composite, qu’il appelle cependant « double page » (Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, p. 44‑48). Ce choix lexical témoigne d’une hésitation significative à l’endroit de la distinction entre planche et page dans la théorie francophone (v. Gaëlle Kovaliv & Olivier Stucky, « La planche de bande dessinée à l’épreuve du numérique », Sociétés & Représentations, n° 55, printemps 2023, p. 148‑152).
[46] Le seul indice discret de la progression dans le déroulé de l’épisode est l’ascenseur (« scrollbar ») de la fenêtre qui indique à l’utilisateurice sa position dans la verticalité de la page web.
[47] Il est aujourd’hui difficile d’accéder à l’intégralité des saisons de Lastman publiées sur la première version de Delitoon, tributaires des sauvegardes malheureusement lacunaires de l’Internet Archive Association.
[48] Cette démarche s’inscrit d’ailleurs dans la droite ligne de ce que cherchait à faire Didier Borg dès les débuts de la collection « KSTR », destinée justement à la tranche « jeune » des 15-25 ans (Alain Beuve-Méry, « La promotion par le Net. Les éditeurs y consacrent de plus en plus de moyens », Le Monde, 11 mai 2007.)
[49] On pense entre autres à la production des blogs BD ainsi qu’aux premières solutions de diffusion en ligne de productions originales (Grandpapier) ou d’albums numérisés (BDBuzz et Izneo).
[50] Sylvain Lesage, Publier la bande dessinée : les éditeurs franco-belges et l’album, 1950-1990, Villeurbanne, Presses de l’ENSSIB, « Papiers », 2018.
[51] Sylvain Lesage, L’effet livre, op. cit., p. 305‑339.
[52] Julien Baudry, Cases. Pixels, op. cit., p. 78‑86 ; Olivier Stucky, « Infortune des Digital Comics. Publier des albums sur CD-ROM dans les années 1990 », dans Pascal Robert (dir.), La Fabrique de la bande dessinée, Paris, Hermann, 2023, p. 31‑45.
[53] Benoît Berthou, Éditer la bande dessinée, Paris, Éditions du Cercle de la librairie, 2016, p. 103-112 ; Olivier Stucky, « Lire des albums de bande dessinée sur écrans », art. cit.
[54] Dal Yong Jin, « Snack Culture’s Dream of Big-Screen Culture: Korean Webtoons’ Transmedia Storytelling », art. cit., p. 2100.
[55] En mars 2017, le magazine en ligne 01.net relaie une étude menée par le cabinet IHS Markit détaillant les modèles de smartphone les plus vendus en 2016 à l’échelle mondiale. En ligne : https://www.01net.com/actualites/top-des-ventes-de-smartphones-2016-apple-tue-le-match-1127530.html
[56] La linéarisation de la lecture répond, de fait, à une tendance générale observée par Philippe Paolucci dans la production de bandes dessinées numériques (Philippe Paolucci, « La bande dessinée numérique », art. cit.). Paolucci traite, par ailleurs, de la problématique spécifique du webtoon dans : Philippe Paolucci, « L’usage du scrolling dans la bande dessinée numérique sud-coréenne : Une nouvelle façon de penser le récit en images », Impressions d’Extrême-Orient, n° 8, décembre 2018. En ligne : http://journals.openedition.org/ideo/848.
[57] Raphaël Baroni a d’ailleurs suggéré les effets sur la lecture que pouvait avoir l’architecture d’une composition tabulaire, en opposant « lecture linéaire » et « contemplation » (Raphaël Baroni, « Décrire et interpréter l’architecture graphique des bandes dessinées : Léna mise en page », Transpositio, n° 5, 2022. En ligne: https://www.transpositio.org/articles/view/decrire-et-interpreter-l-architecture-graphique-des-bandes-dessinees-lena-mise-en-page.).
[58] Il y a également deux autres options qui permettent de « liker » et de télécharger l’épisode en cours.
[59] Pablo Maillé, « Avec les “Webtoons”, la BD sud-coréenne est en passe de conquérir le monde », Télérama, 8 octobre 2019. En ligne : https://www.telerama.fr/livre/avec-les-webtoons,-la-bd-sud-coreenne-est-en-passe-de-conquerir-le-monde,n6427246.php.
[60] Dal Yong Jin, « Snack Culture’s Dream of Big-Screen Culture: Korean Webtoons’ Transmedia Storytelling », art. cit., p. 2094.
[61] Pablo Maillé, « Avec les “Webtoons”, la BD sud-coréenne est en passe de conquérir le monde », art. cit.
[62] Olivier Stucky, « Lire des albums de bande dessinée sur écrans », art. cit.
[63] Comme le montre bien Kovaliv l’accès à la publication sous forme de livre constitue un objectif important pour la reconnaissance du travail des auteur·rices de bandes dessinées qui ont engagé leur carrière par le biais de formes éditoriales numériques, des blogs-BD à Instagram (Gaëlle Kovaliv, « Comment la bande dessinée nativement numérique influence le champ de la bande dessinée papier », art. cit.). Il semble toutefois que l’essor qu’a connu le webtoon en Europe francophone depuis les années 2020, avec l’apparition d’un marché éditorial qui lui est propre, ait amorcé un changement ces dernières années dans cette dynamique. Ce ne sont pour l’instant que des pistes hypothétiques.
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Auteur
Olivier Stucky est titulaire d’une maîtrise ès lettres de l’Université de Lausanne en histoire et esthétique du cinéma et français moderne. Il mène actuellement une thèse de doctorat sur les reconfigurations narratives dans la bande dessinée franco-belge à l’aune des variations de supports, sous la direction du professeur Raphaël Baroni dans le cadre du projet interdisciplinaire Reconfiguring comics in our digital era financé par le Fonds National Suisse de la recherche scientifique (FNS). Ses axes de recherche se situent à la convergence de la narratologie, de la théorie et de l’histoire de la bande dessinée. Il est également membre du Réseau des Narratologues Francophones (RéNaF) et du Pôle de Narratologie Transmédiale (NaTrans).