Abstract
Since the 1950’s, Philippe Soupault’s activity on the radio has been very diverse : reporter and producer of broadcasts dedicated to poetry, theatre or interviews. This diversity falls within a personal biographical history. Constantly faithful to Dada, he becomes the defender of popular and unprompted poetry and strives to bring poetry out of the books and to turn it into a living show. The radio also gives him the opportunity to find new paths for his own poetry. From the 1970’s, interviews and personal stories on Surrealism confines the poet to the repetition of autobiographical and testimonial gesture. So, the same imagination is operating on the radio and in written work : absolute freedom and inventiveness is in contradiction with memory encapsulation. His radio journey fits closely with his literary journey : one of a creator who is struggling to erase the traces left behind.
Keywords
Soupault, radio, imaginary, poetry, surrealism
Introduction
Multiplicité, diversité et vitalité : voilà les termes qui s’imposent pour caractériser l’œuvre radiophonique de Soupault. Si l’on n’en finit pas de retrouver ses textes – on sait qu’il n’est pas un collectionneur et qu’il essaime ses productions sans aucune volonté de thésaurisation – on est aussi abasourdi quand on se retrouve devant l’écran de l’Ina qui propose le recensement des interventions de Soupault à la radio et à la télévision : un vertige ! Reporter, producteur d’émissions de théâtre et de poésie, créateur d’œuvres radiophoniques, acteur et témoin de la vie littéraire, Soupault a endossé toutes les tenues.
Ce rendez-vous avec la radio n’est pas une surprise : il s’inscrit dans un itinéraire personnel biographique, dans la continuité logique d’une activité journalistique qui, aux temps splendides du Surréalisme, l’a déjà placé dans les marges. Il s’encadre dans une époque, celle des grandes heures poétiques de la radio, et plus profondément entre en écho avec l’imaginaire du créateur.
Cette relation avec la radio a ses périodes de bonheur, ses creux, ses ruptures et ses abandons. Si la radio offre à l’œuvre de Soupault la possibilité d’une régénération, ne va-t-elle pas aussi la piéger en l’enfermant dans une obligation de fidélité qui lui est mal conforme ? Ou bien Soupault déjoue-t-il le jeu de la radio avec malice ? « Quel est celui d’entre vous / qui rira le dernier » nous demande Soupault dans le poème « Ronde [1] ». Et c’est peut-être lui.
Je vous propose, pour ce jeu de barbichette, quelques éclairages sur des formes différentes de son activité radiophonique au gré de mes propres plaisirs.
1. J’ai rendez-vous avec vous
L’activité radiophonique de Soupault commence avant la deuxième guerre. Dès 1936, son ami Pierre Brossolette lui propose d’assurer la chronique des lettres à la radio Paris-PTT [2]. En 1938 sa démission du journal Excelsior signe la fin de la période des grands reportages écrits ; désormais il abandonnera le stylo du journaliste pour le micro. En mars 1938, Brossolette suggère à Léon Blum la candidature de Soupault pour diriger une nouvelle station de radio à Tunis, destinée à combattre l’influence des radios italiennes mussoliniennes [3]. Radio Tunis est inaugurée le 13 octobre 1938. En juin 1940, les difficultés commencent pour Soupault. Il est limogé en décembre 1940, arrêté pour haute trahison et emprisonné le 12 mars 1942. À Tunis, il écoute Radio Londres et l’importance de la voix radiophonique éclate dans le poème « Ode à Londres [4] » :
Nous étions bâillonnés avec de la boue et des immondices […]
Cette nuit Londres est bombardée pour la centième fois
Une voix s’élevait c’était le cri espéré
Nous étions bâillonnés avec de la boue et des immondices […]
Cette nuit Londres est bombardée pour la centième fois
Une voix s’élevait c’était le cri espéré
Soupault célèbre la voix qui unit les hommes, qui repousse l’angoisse, qui brise la peur, la voix humaine qui recouvre le fracas des bombes. Et il s’embarque dans ce nouveau média avec la ferveur qu’il met à toutes ses activités. Cependant, en dépit de quelques « sketches radiophoniques », comme il les intitule lui-même, dans lesquels il s’engage contre la dictature (je pense aux Moissonneurs ou à Tous ensemble au bout du monde), sa voix sert surtout des combats poétiques et littéraires.
Après son séjour à New York, Soupault rentre à Paris le 8 octobre 1945 ; c’est une période difficile où il lui semble que le monde ancien a disparu. Il exprime son désarroi dans Journal d’un fantôme en 1946. Aussi accepte-t-il, fin 1946, la direction des émissions en langues étrangères à la RDF, qu’il occupe six mois. Mais c’est surtout à partir des années 1950 que se développe l’essentiel de ses activités radiophoniques, autant dans le domaine théâtral que poétique.
Cette activité radiophonique de Soupault prolonge donc naturellement son activité de reporter dans la presse écrite, à un moment de difficultés tant financières que personnelles. Elle s’inscrit également dans une période de pleine croissance pour la radio et de pleine créativité pour les émissions culturelles. Soupault a toujours été un homme dans son siècle, prenant sur le vif toutes les modernités ; il ne pouvait manquer le rendez-vous avec la radio.
Cette rencontre est d’autant plus naturelle qu’elle correspond chez lui à une forme de sensibilité, d’imaginaire. L’écrivain est sensible aux séductions de la mobilité, de l’instantané. Il n’aime pas s’attarder, corrige peu ses brouillons, et trouve dans l’automatisme et le jaillissement de la pensée ses plus grands bonheurs de poète. Il y a toujours eu en lui la nostalgie de Dada ; il n’est pas un méticuleux qui remet cent fois son travail sur le métier. Certes, la radio peut requérir un travail de longue haleine, et Soupault préparait sérieusement ses émissions, mais il y a dans le caractère éphémère de la radio quelque chose qui, sans aucun doute, ne manquait pas de le séduire. La radio n’autorise ni les remords, ni les retours en arrière, or Soupault n’aime pas remettre les pas dans les pas, bien qu’il le fasse très souvent ! Je dirai donc qu’il est un radiophile poétiquement programmé.
Je me suis promenée dans l’immensité de cette production et j’ai choisi d’éclairer ce qui m’est apparu comme le plus révélateur de l’imaginaire de l’écrivain, en me demandant dans quelle mesure le travail radiophonique était un prolongement de l’œuvre écrite et/ou ouvrait de nouveaux horizons. Vaste programme pour lequel je ne puis ouvrir que quelques pistes !
2. Soupault, le passeur de poésie
Soupault à la radio est un inlassable défenseur d’une poésie populaire au meilleur sens du terme. Il développe avec une ardeur incroyable sa conception de la poésie et la mise en acte de cette conception : poésie insolite, poésie spontanée, poésie pour tous. Ne pas séparer la poésie de la vie, ne pas cantonner la poésie dans des livres, mais la faire vivre au quotidien, dans un jaillissement toujours renouvelé, tel est son Graal.
Il est le producteur pendant une dizaine d’années avec Jean Chouquet d’émissions qui, pour certaines, ont eu un fort succès, en particulier, Prenez garde à la poésie de 1954 à 1956, sur la Chaîne nationale. Ce travail de passeur de poésie, Soupault le poursuivra avec les séries Faites vous-même votre anthologie en 1955-1956, Poètes à vos luths en 1956-1957, Poésie à quatre voix en 1957-1958, Comptines en 1957-1959, Poètes oubliés, amis inconnus en 1959-1961, Proverbes et dictons en 1959-1962, puis Vive la poésie (1962-1965) et Midis de la poésie (1961-1968).
Sa première intention est de sortir la poésie du livre pour qu’elle devienne un spectacle vivant. L’émission Prenez garde à la poésie est préparée sur un canevas proposé en alternance par Chouquet et Soupault pour le choix des textes, des interprètes, des musiques. Elle est enregistrée au théâtre Gramont. La présence constante de l’humour est assurée par Jean Poiret et Michel Serrault (qui, sous le nom de Stéphane Brineville, incarne un poète médiocre, vaniteux et niais) ; on entend le public rire aux éclats aux échanges souvent enlevés des duettistes. Le rythme de ces spectacles poétiques qui durent plus d’une heure est rapide, alternant sketchs, poèmes mis en musique, et chansons. Le rôle du public est essentiel. La série Poètes à vos luths m’est apparue moins créative. Est-ce parce que le public a disparu ? Face à un micro, qui élimine la présence du destinataire, l’échange Poiret/Serrault perd en panache et en dynamisme. Les querelles simulées des humoristes, où l’un défend la poésie classique et l’autre la poésie moderne, semblent parfois bien artificielles. En fait, la théâtralisation du débat a besoin de la scène pour donner toute sa vitalité.
La place de la chanson dans Prenez garde à la poésie est essentielle et l’on retrouve là le goût de Soupault pour la chanson, capable, comme il l’indique dans la préface de son recueil de poèmes Chansons, de réunir des gens de milieux, de nationalités ou de sensibilités différentes. Dans toutes les émissions, qu’elles soient en public ou en studio, musique et chansons se taillent la part du lion. Si une partie des poèmes est dite par de grands comédiens ‒ Jacques Dufilho, Raymond Devos, François Périer, Michel Bouquet, Roger Blin, Louis de Funès, Suzanne Flon pour n’en citer que quelques-uns ‒, beaucoup sont chantés par des poètes de la chanson : Charles Trenet (dont « L’âme des poètes » sert d’indicatif à l’émission Prenez garde à la poésie), Leo Ferré, Guy Béart, Félix Leclerc, Georges Moustaki, Pierre Perret, Serge Reggiani… Les interprètes populaires de l’époque sont évidemment conviés : Denise Benoît, Cora Vaucaire, Germaine Montero, Catherine Sauvage par exemple. Le principe est toujours le même : accorder à la poésie la plus large visibilité possible, la faire entendre, la faire vibrer sur des accords musicaux, ou, quand il s’agit de lectures de poèmes, donner au langage la puissance qu’il perd dans une lecture silencieuse.
Particulièrement remarquable est l’éclectisme des choix de Soupault. Des poètes de toutes les époques et de toutes les écoles sont conviés. Certes, une grande place est donnée à la poésie contemporaine : Apollinaire, Claudel, Cendrars, Carco, Michaux, les surréalistes… Mais Soupault n’écarte jamais la poésie classique ou populaire : « La belle si tu voulais » fait bon ménage avec « L’émigrant de Lander Road ». Seuls sont écartés les symbolistes, François Coppée ou Sully Prudhomme, dont Poiret et Serrault font des parodies humoristiques. Et quand Soupault, dans Faites vous-même votre anthologie, sollicite la participation des auditeurs ‒ concept dont les heures de gloire ne sont pas terminées ‒ on est surpris par le résultat : un poète surréaliste réalise cinquante et une émissions de 25 minutes où Ronsard, La Fontaine, Verlaine ou Hugo tiennent le haut du pavé. Le principe est le même pour la série Comptines dans laquelle Soupault, qui présente l’émission, fait appel à des auditeurs de toute la France.
La présence de Soupault dans ces émissions dont il est le producteur est variable. Il ne prend pas le micro dans Prenez garde à la poésie, présente la série Comptines. Dans Poètes à vos luths, il se prête parfois à l’exercice de l’entretien: dans l’émission diffusée le 30 octobre 1956 par exemple, il répond à un jet de questions très variées posées par André Frédérique et en profite pour faire une parodie ‒ assez inquiétante pour nous ‒ de la critique universitaire qui l’agace prodigieusement. De manière générale, il se fait le chantre d’une poésie spontanée, à l’écoute du merveilleux, proche de l’oralité, et surtout en dehors des conventions. L’anticonformisme, la recherche d’une forme de liberté le conduisent à n’exclure aucune forme de talent. Pour lui, qui est « né pour être poète », la poésie est un mode de vie, une façon d’être au monde, le souffle même de la vie.
Je voudrais maintenant envisager le rôle de la radio dans l’évolution de sa propre œuvre : comment la radio lui permet-elle de tisser de nouveaux chemins dans sa propre création ?
3. Les nouveaux chemins de la création
L’œuvre de Soupault est mise en ondes de façon multiple et diverse. Adaptations théâtrales, adaptations musicales de ses poèmes, lectures, commentaires foisonnent entre les années 1950 et 1965. Je prendrai pour exemple de la créativité du poète à la radio les émissions consacrées aux Chansons.
Ces six émissions de 20 minutes diffusées du 30 mars au 4 mai 1952 sont produites par Chouquet au Club d’Essai sur une suggestion de Tardieu. Elles sont enregistrées en studio. Chose rare, l’émission est vraiment centrée sur la poésie de Soupault, et sans l’intermédiaire d’un journaliste qui, comme à l’accoutumée, viendrait demander à Soupault son point de vue sur le Surréalisme [5]. Dans « Chansons d’écrivains », Soupault est seul face au micro et se pose/s’expose en individu et en poète. « Je m’appelle Philippe Soupault » déclare-t-il pour introduire et signer l’émission. L’ouverture de l’émission nous rappelle étrangement la clôture du grand poème « Westwego [6] », poème de l’affirmation de l’identité :
et moi le premier ce matin
je dis quand même
Bonjour
Philippe Soupault
Il n’évoquera le Surréalisme qu’à la toute fin de la dernière émission avec sa fausse modestie coutumière : « Je ne veux pas de ce mot pour excuser mes chansons. »
À travers le fil biographique, il évoque son imaginaire d’enfant, qui, on le sait, est à l’origine de nombreuses comptines, puis dans la deuxième émission les interdits d’une enfance bourgeoise, la rigidité d’une famille qui voit d’un mauvais œil sa vocation de poète. Dans la troisième émission, son amour des femmes, tissé de bonheurs et de regrets. Dans la dernière émission où il est « arrivé au bout de son rouleau » (dit-il non sans malice), il fait un bilan de sa vie où se mêlent la tendresse, la mélancolie, et la révolte. Cette biographie intérieure accorde peu de place à des analyses circonstancielles. C’est le chemin d’un homme qui avec lucidité, humour et une certaine forme de mélancolie entreprend de retourner sur ses pas.
Deux choses sont tout à fait surprenantes : premièrement la lecture des poèmes ou leur mise en musique sont insérées dans un discours explicatif, presque illustratif dans lequel Soupault explique la genèse de ses poèmes. Le commentaire est fait d’une voix sérieuse, sobre et claire, parfois passionnée et lyrique. L’ensemble prend la forme d’un journal intérieur à rebours. D’autre part, c’est un recueil différent qui se recompose, non pas sous nos yeux, mais à nos oreilles. En effet le volume Chansons est classé par périodes et suit la chronologie de l’écriture : Premières chansons (1920), Chansons des buses et des rois (1921-1937), L’arme secrète (1942-1944), Chansons du jour et de la nuit (1947), Chansons vécues (1948-1949). Mais dans sa présentation radiophonique, Soupault déplace les poèmes, insérant par exemple dans l’évocation de l’enfance un poème datant de 1942, ou même l’un de ses derniers poèmes. De même le poème « Georgia », qui est le deuxième poème du recueil écrit, ferme l’émission ; les exemples de déplacement sont multiples. Je n’en ferai ici ni le relevé ni l’analyse, mais simplement soulignerai que l’émission de radio offre quasiment à Soupault l’occasion d’une composition nouvelle. Il rassemble les poèmes par thème biographique (l’enfant, l’adolescent, les femmes), alors qu’à l’accoutumée, ses recueils tracent plutôt les oscillations intérieures du poète sans souci de lien thématique et encore moins de composition d’ensemble.
L’émission de radio donne alors à sa poésie quelque chose de réglé et de presque rigoureux qui étonne. Un sens de lecture est proposé ; non seulement cette direction biographique, mais aussi le sens déjà d’un bilan. C’est donc à la fois une création neuve mais aussi une œuvre moins ouverte, recomposée pour l’impératif de la transmission radiophonique et passée par le filtre organisateur d’une conscience qui revient sur elle-même.
Les musiques sont composées par André Popp, Pierre Devevey, Christiane Verger, Jean Wiener et Pierre Billard. « Les poèmes de Philippe épousèrent les rythmes musicaux de l’époque » dit Jean Chouquet dans les Cahiers Philippe Soupault [7]. La lecture ou la mise en musique des poèmes mettent en valeur les sons et les rythmes, en rehaussant un aspect essentiel de sa poétique. Soupault en effet n’a de cesse de répéter que le poème s’impose à lui d’abord par un rythme. Il le rappelle d’ailleurs dans l’avertissement du recueil Chansons :
Je me réveillais chaque nuit vers trois heures du matin, quelquefois un peu plus tard. Si j’en avais le goût et le courage (ce qui dépendait, je crois, de ma fatigue) je pouvais noter ce que je considère comme une chanson que j’entendais assez distinctement m’être dictée [8].
Et dans Essai sur la poésie : « Ce qu’il importe de noter, ce n’est pas la valeur poétique plus ou moins grande des chansons mais leur tonalité, leur allure [9]. » La mise en musique des poèmes rehausse leur mélancolie, leur caractère insolite ou leur gaieté et elle donne incontestablement de la force aux poèmes. Ces poèmes de Soupault qui sont parfois murmures ou caresses, qui coulent et jouent de leur propre effacement, s’ancrent dans la musique avec des interprètes aux voix rauques, puissantes ou chaleureuses. La poésie de Soupault prend corps, elle se densifie, prend même parfois une certaine pesanteur dans les voix de Mouloudji, de Catherine Sauvage ou de Denise Benoît.
Pourtant ces poèmes ne sont pas toujours aisés à mettre en musique. L’identité générique est mise à mal chez Soupault : poèmes, poésies, chansons ? Je voudrais rapprocher ici deux remarques; l’une de Laurent Flieder prise dans la conclusion d’une intervention au colloque de Cerisy-la-Salle consacré à Soupault en 1997 :
De la chanson, Soupault reprend l’apparence, le vêtement. Certainement pas les codes, puisqu’il y exerce au contraire tous les dérapages : surplus d’images, absence de régularité strophique et rimique, hétérogénéité des tons, des niveaux de langue, des univers et des références. Il ne respecte aucun des critères « pédagogiques » auxquels le genre doit son universel succès [10].
L’autre est de Jean Chouquet dans les Cahiers Philippe Soupault :
Les musiciens prirent un temps très long pour composer, plusieurs mois souvent. Ils n’étaient pas d’accord pour « musiquer » les textes que Philippe et moi leur avions confiés. Ils ne les inspiraient pas. Alors, ou bien ils s’échangeaient leurs textes, ou bien ils nous en demandaient d’autres [11] !
Ainsi, l’indistinction générique semble être un obstacle à la composition musicale et surtout elle laisse à Soupault le statut d’inclassable qui est, pour lui, le meilleur envers de la gloire.
Néanmoins, la radio offre à l’œuvre poétique de Soupault la possibilité de s’exposer à un public d’amateurs avertis. Dans de très nombreuses émissions, sa poésie est reprise, mise en musique, chantée, multipliée par les voix d’interprètes talentueux, jusqu’à des périodes récentes puisque France Culture, dans ses Nuits, a repris certaines parties de ces contributions. L’œuvre est considérée pour elle-même, diffusée, fredonnée et quelques émissions de télévision de haute qualité poursuivront ce travail. Je pense en particulier à l’émission « Plain Chant » qu’Hélène Martin consacre le 3 décembre 1972 aux Chansons.
Pour conclure ce volet, on peut suggérer que la mise en voix radiophonique offre à la poésie de Soupault un ancrage dans la matière, une forme de solidification du mouvement incessant du verbe poétique, et donc un chemin un peu différent de celui du stylo, moins gambadant sans doute, moins aérien, mais plus tracé, avec des marques de peinture pour guider l’auditeur.
En revanche, les nombreux entretiens qu’il a accordés sont loin de jouer le même rôle : en un mot Soupault est-il une victime consentante d’une momification dans le rôle de témoin du Surréalisme ?
4. Séductions et malices de l’âge
Soupault reste dans les entretiens un merveilleux passeur de poésie. J’en prends pour exemple un dialogue tout à fait étonnant avec Ribemont-Dessaignes, dans deux émissions de la RTF, l’une du 14 avril 1958 (émission « Les pouvoirs de la connaissance »), l’autre du 29 mai 1961 (émission « Culture et destin »). Ribemont-Dessaignes félicite Soupault d’avoir su utiliser la radio comme nouveau moyen de détection de la poésie. Face à son intervieweur accablé qui constate la mort définitive de l’esprit dada et l’effondrement de l’intérêt pour la poésie, le poète s’engage dans un credo enthousiaste célébrant ses possibilités vertigineuses. Á son ami qui traite la poésie contemporaine de « paravent transparent », Soupault rétorque d’une voix vibrante que la poésie est notre seule façon de nous libérer du quotidien, de nous échapper ; il fait la distinction entre la superstition religieuse qu’il juge dangereuse et la poésie qui comble notre soif éperdue d’irrationnel. Il évoque même Lourdes : en quelque sorte, c’est Lourdes ou la poésie ! Je cite un Soupault lyrique :
Je ne crois pas que l’humanité puisse se passer de la poésie. La poésie est un pouvoir. La poésie est sublimation; c’est le véritable pouvoir de la connaissance et la possibilité de sortir de la facilité de la logique.
Être poète est donc pour lui accéder à un autre niveau de la connaissance et l’on peut associer poésie et science dans la recherche de l’inconnu. Une des erreurs du Surréalisme, dit-il, a été de se détourner de l’esprit de recherche par la moralisation et la politisation du mouvement. Á un Ribemont-Dessaignes quasi désespéré qui se lamente sur l’état de la culture (« […] ne restent que le vide, le néant dont se gargarise la culture moderne »), il oppose la poésie comme mode de vie et d’être au monde. C’est une attitude généreuse, sans doute idéaliste, dont jamais il ne se départira dans ses entretiens. La voix de Soupault va s’érailler au fil des années, mais le discours ne vieillira pas.
Cependant, si l’on compare les grands entretiens accordé jusqu’en 1965 à ceux de la dernière période, disons 1970-1990, on se rend compte que Soupault s’enferme dans le rôle de témoin de Dada et du Surréalisme et dans la réitération du geste autobiographique.
Du 22 octobre 1963 au 30 juin 1964, Luc Bérimont réalise avec lui sur France Inter une série de 35 émissions : « Nos quatre cents coups : entretiens avec Philippe Soupault ». C’est l’occasion pour Soupault d’évoquer son esprit de révolte, son insoumission à l’école, sa fierté d’être un cancre, son refus viscéral de la réussite sociale, et bien sûr de mettre en valeur l’évidence de sa rencontre avec Dada et le Surréalisme. Son discours est truffé d’anecdotes et de portraits ‒ Apollinaire, Reverdy, Rigaut, Roussel, Breton ‒, faisant renaître la vie littéraire de l’époque dans un souci mémoriel.
Soupault est un remarquable conteur. Usant de façon naturelle, des modes de théâtralisation et de dramatisation du récit, il annonce son anecdote par une mise en bouche : « Je vais vous raconter quelque chose » ou bien il retarde l’élément important pour mieux le faire savourer (par exemple le nom de Tzara, avant d’indiquer qu’il est le plus habile pour provoquer le scandale). Il parsème le discours de formules pour relancer le récit (« Vous ne perdez rien pour attendre »), ou de superlatifs pour marquer son assentiment et donner de la force aux propos : « remarquable, le plus effroyable, une idée de génie, un répertoire incroyable, un sens de l’humour extraordinaire, un jeu diabolique, des questions terriblement indiscrètes »… Il s’exprime avec élégance, raffinement et courtoisie. Sa voix suit les méandres de l’expression des sentiments, tantôt nostalgique, tantôt révoltée.
Les entretiens sont organisés avec rigueur, sans beaucoup de fantaisie. Les questions de Bérimont servent à relancer un dialogue visiblement préparé à l’avance ou à remettre parfois dans les rails un Soupault facétieux qui s’égare parfois. Il évoque avec une voix malicieuse les scandales de Dada : « Je vous jure, Luc Bérimont, un beefsteak sur la figure, ça fait très mal ! » Il rit quand il évoque Raymond Roussel qui achète une paire de chaussettes neuves chaque jour pour ne jamais porter deux fois la même et c’est Bérimont qui essaie de le ramener à plus de sérieux : « Parlez-moi de l’œuvre littéraire de Raymond Roussel. »
Les emplois du je et du nous s’entremêlent constamment, abolissant les frontières mal définies entre la remémoration personnelle et la conscience du groupe : mémoire d’un homme, mémoire d’une génération, mémoire d’une aventure collective, mémoire d’un poète, l’entretien charrie sans distinction générique les souvenirs de Soupault.
Cette indétermination va jouer en sa défaveur : au fil des années, la voix de Soupault sur les ondes deviendra celle du témoin des grandes heures du Surréalisme, recouvrant celle du poète et du créateur. La publication des Mémoires de l’oubli en 1981 et 1986 [12] et la disparition progressive des grands acteurs du Surréalisme encouragent ce déplacement de la création à la réitération du geste testimonial. Inlassablement, on assiste au retour des anecdotes qui ont fondé le Surréalisme et qui vont générer la propre mythologie de Soupault : la découverte de Lautréamont, la rencontre décisive avec Apollinaire, les folles années de Dada, l’exclusion du mouvement surréaliste, l’animosité envers Cocteau, etc… Le mythe se solidifie et s’enkyste, au point qu’il faudra des émissions pour sortir l’œuvre de l’oubli.
Dès 1975, les entretiens avec Bernard Delvaille, cinq émissions de 28mn diffusées sur France Culture, s’ouvrent sur le rappel des propos d’Aragon dans Les Lettres françaises en 1968 : « Qui se souvient de ce poète appelé Philippe Soupault qui a tout fait pour se faire oublier comme d’autres se font pardonner [13] ? » Le ton est donné : désormais on assiste à une entreprise de « dépotage » de l’œuvre ‒ pour emprunter une métaphore jardinière. Quand, par exemple, l’émission « Nos quatre cents coups » est rediffusée en 1997 sur France Culture dans la série Grands entretiens, le sous-titre est révélateur : « L’œuvre oubliée sous le nom ».
Quel est le rôle de Soupault dans cette « mythification » ? Soupault le raté, Soupault le faux modeste et le vrai orgueilleux, Soupault le plus pur des surréalistes : il endosse avec bonne grâce les images qu’on lui accroche et joue parfaitement son rôle. Mais ne soyons pas dupes ! Par sa malice constante, par la séduction qu’il exerce sur l’auditeur ou le spectateur (je pense en particulier aux entretiens télévisés de Bertrand Tavernier [14]), il retourne le gant et fait un pied de nez à ceux qui veulent le cantonner dans l’image du grand poète dont il faut déterrer l’œuvre avant même que le poète ne soit enterré. Il refuse d’être statufié de son vivant et désagrège avant sa mort la statue qu’on veut lui ériger pour le faire rentrer dans le rang des conformismes. « Rira bien qui rira le dernier » !
Ainsi, l’œuvre radiophonique s’inscrit dans la continuité qui s’exerce entre poésie, critique et romans. L’activité radiophonique me semble un prolongement de l’œuvre dans ses fulgurances et dans ses piétinements, dans ses trouvailles libertaires et dans ses redites obsessionnelles. D’une part, une forme d’enkystement du souvenir, de retour sur des moments clés qui alourdissent la mémoire ; d’autre part une liberté absolue, une inventivité inséparable de la spontanéité, une évasion perpétuelle du statut qu’autrui voudrait lui assigner. La tentation du silence qui hante l’œuvre et qui aurait pu faire taire sa voix s’est finalement transmuée en auto-ironie. Son passage à la radio épouse son passage dans la littérature : celui d’un créateur qui peine à effacer la trace qu’il laisse. Et c’est un plaisir de pouvoir apporter une contestation aux propos de Soupault dans Mémoires de l’oubli : « Mais la radio ne laisse pas de traces. C’est la voix des fantômes. Autant en emportent les ondes… [15] » Eh bien ! si, Philippe Soupault, la radio laisse des traces !
Notes
[1] Chansons, Lausanne, Eynard, 1949, p. 200.
[2] Bernard Morlino, Qui êtes-vous Philippe Soupault ?, Paris, La Manufacture, 1987, p. 205.
[3] Béatrice Mousli, Philippe Soupault, Paris, Flammarion, « Grandes biographies », 2010, p. 301.
[4] Poèmes et Poésies, Paris, Grasset, « Les Cahiers rouges », 1987, p. 145. Poème publié en revue dans Fontaine en 1943.
[5] V. par exemple deux émissions de la même époque saluant la parution du recueil Chansons chez Eynard en 1949 : « Le goût des livres » d’Étienne Lalou (sans l’auteur) et « Qui êtes-vous Philippe Soupault » d’André Gillois (3 décembre 1950). « Philippe Soupault est-il passé du Surréalisme aux chansonnettes ? » demande Lalou de façon quelque peu ironique après sa présentation du recueil. « Philippe Soupault, signeriez-vous encore aujourd’hui le Manifeste du Surréalisme ? » demande de son côté André Gillois.
[6] « Westwego » (1922), Poèmes et Poésies, Paris, Grasset, 1987, « Les Cahiers rouges », p. 33.
[7] « Mes belles années de Radio-Poésie en compagnie de Philippe Soupault », Cahiers Philippe Soupault, n°2, mars 1997, p. 194.
[8] Chansons, op. cit., p. 20.
[9] Essai sur la poésie, Lausanne, Eynard, 1950, rééd. in Poèmes retrouvés, Paris, Lachenal & Ritter, 1982, p. 117.
[10] Laurent Flieder, « Chansons, poèmes, poésies, le “comme si” et le “pas tout à fait” », in Présence de Philippe Soupault, Myriam Boucharenc et Claude Leroy (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 1999, p. 64.
[11] « Mes belles années de Radio-Poésie en compagnie de Philippe Soupault », op. cit., p. 195.
[12] Mémoires de l’oubli, 1914-1923, Paris, Lachenal & Ritter, 1981 ; Mémoires de l’oubli, 1923-1926, Paris, Lachenal & Ritter, 1986 ; Mémoires de l’oubli, 1897-1927, Paris, Lachenal & Ritter, 1986.
[13] Aragon, « L’Homme coupé en deux, un commentaire d’Aragon en marge des Champs magnétiques », Les Lettres françaises, 9-14 mai 1968.
[14] Entretiens avec Philippe Soupault, interrogé par Jean Aurenche, trois cassettes vidéo de Bertrand Tavernier, « Témoins », 1984.
[15] Mémoires de l’oubli, I, op. cit. , p 212.
Autrice
Sylvie Cassayre a été professeur de Lettres classiques dans le secondaire et en classes préparatoires littéraires à Annecy. Son activité de recherche se poursuit dans le cadre de l’Université de Savoie, au sein d’un laboratoire issu des Centres de Recherche sur l’Imaginaire, fondés par Gilbert Durand. Elle est l’auteur d’une thèse parue chez Minard en 1997 : Poétique de l’espace et Imaginaire dans l’oeuvre de Philippe Soupault.
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