L’art radiophonique est avant tout un art de l’oreille : il suppose de la part de ses créateurs une qualité d’écoute singulière, une attention aux sons avivée par la technique, démultipliée par les micros, les effets sonores, les manipulations propres au montage. Ce sont eux d’abord – producteurs et réalisateurs – les « sur-auditifs[1] ». Leurs œuvres constituent des propositions d’écoute sollicitant de la part des auditeurs une autre manière d’écouter – et d’entendre – que dans la vie courante et la communication ordinaire. Je voudrais m’intéresser ici à la question du traitement des voix étrangères dans la création radiophonique. Hors radio, il y a déjà là, dans l’attention aux voix que l’on ne comprend pas du fait d’en méconnaître la langue, une expérience puissante. C’est sur elle que Roland Barthes, notamment, fonde sa réflexion sur le « bruissement de la langue », puis sur le « grain de la voix » comme possible « matière d’un art »[2]. À la radio, et plus particulièrement dans les productions à valeur réflexive et/ou poétique – productions que l’on peut ranger par commodité, comme le propose Christophe Deleu, dans la catégorie des documentaires poétiques[3] – cette expérience est décuplée, la matérialité des voix participant pleinement de la composition sonore, de sa portée, de ses enjeux, de sa signifiance. Dans les productions de type journalistique au contraire (à but informationnel), la caractérisation sonore des voix ne compte pas ; dans le cas des voix s’exprimant en langue étrangère, elle s’éclipse même totalement sous le doublage vocal du traducteur.
Dans les productions radio-poétiques, le traitement des voix étrangères[4] concentre et croise donc de nombreux enjeux. Enjeux esthétiques d’une part, car la voix étrangère, surtout si elle est inintelligible, peut être réduite à sa pure musicalité, ou tonalité exotique ; sa présence suscite alors un type de plaisir caractéristique d’une certaine écoute radiophonique, souvent mythifiée dans l’histoire de la radio, issue notamment de la captation aléatoire des voix du monde via les ondes courtes. Enjeux politiques d’autre part : car la voix étrangère, celle de l’Autre, en dit moins sur le peuple et la culture à laquelle elle renvoie (dont elle est l’« empreinte sonore[5] ») que sur la culture et la langue depuis laquelle celle-ci est perçue et retransmise. Enjeux éthiques et techniques enfin, car si la manière dont l’auteur du documentaire choisit de traiter ces voix révèle pour une part son rapport aux interviewés comme aux auditeurs, cette manière dépend aussi de conditions et contraintes techniques qui varient fortement au cours du XXe siècle.
Pour penser cette question des voix étrangères dans tous ses enjeux et dans le temps long de la radio de création, j’ai choisi de m’appuyer sur quatre documentaires radio-poétiques, produits par des écrivains de langue française entre 1950 et 2006. Tous relèvent de ce que l’on pourrait appeler la radio de voyage (comme on dit « littérature de voyage »). La première émission est une production de Philippe Soupault de 1950, « Instantanés de Perse », réalisée à une époque où sur le plan technique il était très difficile d’enregistrer en extérieur : le matériel était encombrant et peu mobile (on est avant le Nagra) ; sur le plan politique, le français restait une langue coloniale (époque de « l’Union française ») quoique la décolonisation fût en marche, notamment en Indochine. La deuxième production se situe à un autre âge de la radio : il s’agit d’une œuvre de José Pivin, « Le Transcamerounais », diffusée sur France Culture en 1977 et couronnée du Prix Italia. La troisième, Souvenirs d’en Flandres, série produite par Franck Venaille dans le cadre du programme de Nuits magnétiques sur France Culture, nous projette encore dix ans plus tard, en 1987. Enfin, la dernière œuvre choisie, (S)no(w) borders, est un documentaire indépendant de l’artiste et écrivain belge francophone Anne Penders produit en 2006. Productions de poètes, ces émissions tentent toutes à leur manière d’interroger les représentations de l’Autre et du Même, instaurant pour les auditeurs, par l’écoute augmentée que permet la création sonore, la possibilité de relations sensibles et mentales nouvelles.
1. 1950, Philippe Soupault, « Instantanés de Perse »
Philippe Soupault, pionnier du surréalisme aux côtés de Breton et d’Aragon dans les années 1920, gagne sa vie comme journaliste. Depuis 1946 en particulier, chargé par l’Unesco d’enquêtes sur la presse, la radio et le cinéma, il parcourt le monde. À partir de 1950, certains de ses voyages donnent lieu à des restitutions à la RTF, sous forme d’interviews mais aussi d’émissions de création hybrides, à mi-chemin entre le récit de voyage, la dramatique et l’évocation sonore[6]. Dans l’émission de 1950 dont il s’agit ici[7], Soupault, auteur d’un texte qu’il prononce lui-même au micro, propose de livrer aux auditeurs une série d’« instantanés » sur la Perse, dont il revient. Le terme d’« instantané », issu de l’art photographique, est appliqué très sciemment par Soupault à la radio : il en retient la « rapidité », la « fidélité », qui correspondent selon lui aux exigences du média radiophonique, ainsi que le pouvoir de surprendre. Chez Soupault, la « surprise » est la valeur clé, l’alpha et l’oméga du travail poétique : c’est ce mouvement de l’esprit et de la sensibilité qui permet de « changer la vie », d’ouvrir dans le banal et le quotidien cette zone de questionnement propre à l’action poétique selon les Surréalistes. Le défi à relever est bien de parvenir à produire cette expérience de l’insolite à la radio, c’est-à-dire uniquement par l’oreille. Partant d’un cliché sonore qu’il commente avant d’en diffuser un bref extrait (« un air célèbre, trop célèbre, une rengaine, disent certains, cet air si incroyablement populaire qu’on nomme, on ne sait pourquoi, “Sur un marché persan” »), Soupault oppose au puissant imaginaire délivré par la musique (puissance du stéréotype qu’il veut ici ébranler) la lecture de ses propres notes de voyage décrivant le « bazar de Téhéran ». On aurait pu imaginer qu’il fît entendre des sons pris sur le vif, ou au moins tirés de la riche phonothèque de la radio, comme Cendrars le fit peu après[8]. Mais Soupault s’appuie uniquement sur ses impressions écrites. L’évocation sonore passe entièrement par la lecture de textes lus. Le stéréotype doit plier devant la seule force suggestive de l’écriture. L’absence de sons réels est particulièrement frappante lorsque Soupault rapporte ses impressions auditives, comme ici, à propos des « frappeurs de cuivre » :
[…] j’entends encore trois gaillards accroupis dans le fond d’une petite boutique frapper à tour de bras et à grands coups de marteau sur des bourreaux de cuivre. Gênés sans doute par le bruit d’enfer qu'ils faisaient, ils avaient installé un poste de radio fonctionnant à pleins tubes – Wagner n’a rien composé de plus assourdissant[9]…
De même que Soupault transcrit verbalement le monde visuel et sonore dont il cherche à transmettre ses impressions, de même ne donne-t-il à entendre directement la langue persane qu’en deux occurrences : d’abord, après trois poèmes lus dans leur traduction française (et même dans une traduction adaptée par ses soins pour le premier), un poème d’Hafiz, auteur du xive siècle, est « récité en persan » ; puis est diffusée « la chanson la plus populaire en 1950 dans les grandes villes de l’Iran ». C’est donc uniquement avec la poésie – la chanson en étant selon lui l’avatar populaire – que Soupault bute sur la part d’intranscriptible – intransmissible et intraduisible – que recèle au fond toute réalité sonore. Cette conscience de poète et de traducteur, explicite dans l’émission (« traduire un poème, c’est toujours le trahir, car il est impossible de faire passer dans une langue la sonorité, le rythme, le balancement de l’œuvre originale », dit-il), reste cantonnée au domaine poétique, signe qu’il n’a sans doute pas encore pris toute la mesure des possibilités propres au micro, ni même de la réalité sonore qui l’environne, dans ses pouvoirs de suggestion et d’expression spécifiques. La seule réalité qui vaille demeure pour lui celle du poème. Peut-être ne va-t-il pas non plus jusqu’au bout de son intention d’ébranler la vision française de cette Perse fantasmée : s’il dénonce par l’humour les stéréotypes véhiculés dans les années 1950 sur cette région du monde, il ne les renverse pas, se contentant de s’en amuser. Ainsi de cette séquence finale, dramatisée à la façon d’un Hörspiel, dans laquelle Soupault incarne un voyageur assailli de questions à son retour en France. Est-ce pour complaire aux auditeurs de son temps, convaincus de la grandeur de la France, qu’il insiste à ce point sur la présence de la langue française « dans les milieux intellectuels » comme « dans la rue » ? « J’ai souvent demandé mon ch’min et à mon grand étonnement on m’a souvent répondu dans ma langue maternelle », affirme-t-il. Son intention en tout cas est moins de dépayser l’auditeur, de flatter ses représentations exotisantes de la Perse, comme le fait alors toute une imagerie industrialo-touristique, que de révéler les ressemblances, équivalences et correspondances, de faire résonner ce monde lointain et prétendument exotique avec les références culturelles des Français et des Européens : c’est dans le rapprochement inattendu de réalités a priori éloignées que surgit pour Soupault le principe poétique de la « surprise ». On mesure cependant ici les limites tant poétiques que politiques de cet essai de transposition à la radio d’un principe de création cher aux Surréalistes.
2. 1977, José Pivin, « Le Transcamerounais »
Primé en 1977, « Le Transcamerounais[10] » est une œuvre hybride, entre le reportage et la dramatique, comme l’est aussi l’émission de Soupault. Depuis cette dernière cependant, les conditions d’enregistrement ont beaucoup évolué. Le Nagra, magnétophone portatif avec lequel travaillent désormais les journalistes et reporters de la radio française, permet une mobilité d’enregistrement en extérieur jusque-là impossible. José Pivin, producteur jusqu’en 1958 à Radio-Alger, proche de Jean Sénac avec lequel il crée la revue littéraire Soleil (1950-1952), est familier de plusieurs pays d’Afrique, dont il collecte dans les années c inquante, par écrit et par captations sonores, contes, chants et traditions diverses[11]. En 1975 et 1976, il effectue plusieurs séjours au Cameroun, accompagné de techniciens de France Culture et assisté sur place par une équipe de Radio Cameroun. Il écoute, enregistre, écrit. Plusieurs émissions sont ainsi créées : d’abord « Opéra du Cameroun », diffusé pour la première fois dans le cadre de l’Atelier de Création radiophonique le 17 octobre 1976 ; puis cinq émissions, diffusées en avril 1977 dans le cadre d’une « Semaine camerounaise » sur France Culture. La première d’entre elles, « Le Transcamerounais », entame le voyage sonore auquel est convié l’auditeur chaque soir de la semaine.
C’est José Pivin lui-même qui ouvre l’émission, lisant des impressions comme notées dans un journal de bord. Par ce procédé, il fournit aux auditeurs quelques repères minimaux pour guider leur écoute et leur imagination :
Avril 1976. Cameroun, dans la forêt tropicale, Édéa, l’après-midi, chaud et humide. Lumière grise. Le train vient de Douala sur la lagune devant la mer. Le train, voie étroite, quelques vieux wagons bondés, une matrice Diesel. Je voulais être secoué au même rythme que chacun. Se laisser conduire en même temps que tous dans la forêt, parler des pluies, s’offrir une banane ou une mangue achetée à l’arrêt des villages. Franchir des ravins sur des viaducs, à dix à l’heure, et, en se penchant, déborder sur le vide et les feuillages. Puis, la nuit arrivée, Yaoundé, la capitale. Changer de train. Et traverser les fraîcheurs du plateau de l’Adamaoua. Dormir. Respirer au milieu de souffles semblables, balloté par les mêmes chaos, épaules serrées. Se réveiller sans se rappeler où l’on va, devant les épineux jaunâtres, sur un sol rouge. Boire le café d’une bouteille Thermos que promène un employé. Et arriver le matin, à Ngaoundéré, au soleil qui domine les savanes brûlées du Nord.
Sitôt après ce préambule, une longue séquence de sons purs, sans commentaire, plonge l’auditeur dans les lieux évoqués. Un sifflet de chef de gare, des voix indistinctes de voyageurs camerounais parlant dans leur langue, quelques mots français émergeant aussi de temps à autre, le bruit des wagons sur les rails… : autant d’éléments sonores permettant de placer mentalement l’auditeur dans l’espace recomposé (restitué et non plus seulement évoqué) d’un Transcamerounais en partance. Puis cette séquence s’interrompt aussi abruptement qu’elle avait commencé, sans fading, laissant place à un long silence (près de cinq secondes), lui-même suivi d’une voix de femme, aiguë et frêle, presque enfantine, déclarant soudain dans le silence abstrait d’un studio : « Pourriez-vous me rendre noire ? »
Cet enchaînement, qui exhibe volontairement l’artifice du montage, empêche tout confort auditif chez l’auditeur, et toute illusion de présence. Toute l’émission repose ensuite sur une alternance entre séquences de reportage et séquences de fiction, ce qui contraint l’auditeur à opérer en permanence des déplacements mentaux. Les premières sont constituées de sons enregistrés sur le terrain puis montés ; les secondes de dialogues lus et enregistrés en studio : d’un côté, un paysage sonore[12] dans lequel est brutalement projeté l’auditeur ; de l’autre, un embryon de fiction, dialogué, élaboré à partir de quatre voix-personnages aux fonctions plus symboliques que réalistes. L’auditeur distingue ainsi à l’oreille : un couple de voyageurs blancs, Français à l’accent standard, une femme et un homme ; un « fou », personnage mystérieux et dépositaire de toute une mémoire mythologique inconnue des Français ; enfin, un conteur camerounais, figure à mi-chemin entre la fiction et le réel (les sons bruts du reportage), médiateur entre les personnages et les auditeurs. Cette composition sonore alternée produit un contraste saisissant : il s’agit non seulement de créer pour l’auditeur un effet d’immersion et de dépaysement – Pivin l’embarque auditivement dans les secousses du train, reproduisant l’expérience qu’il avait voulue pour lui-même – mais aussi de le secouer au sens moral du terme, en le confrontant à un monde radicalement étranger et étrange.
La secousse sonore prend clairement ici une dimension politique : dans un Cameroun désormais indépendant, les Blancs (ici les Français) apparaissent comme profondément étrangers au monde qu’ils traversent.
[Le « fou »] - Ne tuez pas Akoumba !
[La femme blanche] – Qu’est-ce qu’il raconte ?
[L’homme blanc] – C’est un fou. Ne prenez pas cet air étonné ! Nous aussi nous avons des fous parmi nous.
[La femme blanche] – Pourquoi dit-il cela ?
[L’homme blanc] – Je ne sais pas, une idée à lui… Personne ne peut tuer Akoumba le géant : lui et sa famille habitent la forêt. Ils sont immortels !
Par la dramaturgie sonore des voix, en particulier via le personnage féminin, avatar de la « petite Jeanne de France » cendrarsienne[13], qui voudrait changer de couleur de peau pour mieux se fondre dans le milieu qu’elle traverse, qui pose toutes sortes de questions sur ce qui l’entoure, mi-curieuse, mi-effrayée, l’auditeur est placé en position d’extériorité : il est le spectateur d’un monde dont il n’a pas les clés, dont il a tout à apprendre, à commencer par les récits fondateurs que le personnage du conteur a pour fonction de lui transmettre.
3. 1987, Franck Venaille, Souvenirs d’en Flandres
À partir de 1976, Franck Venaille travaille pour France Culture. Il trouve d’emblée dans la radio un espace de réflexion, de captation sensible du réel et d’écriture venant bouleverser en profondeur son travail littéraire[14]. La plupart des reportages qu’il compose, le plus souvent avec le réalisateur Bruno Sourcis, constituent une matrice sonore et textuelle pour des livres à venir : ainsi de cette série Souvenirs d’en Flandres, diffusée en quatre épisodes dans Nuits magnétiques (8-11 septembre 1987). Il s’agit là pour Venaille de la première exploration sonore au long cours de la Belgique, en particulier des Flandres, dont il tirera par la suite plusieurs textes majeurs. Mais déjà dans ce reportage atypique, fantasmagorique et poétique plutôt que journalistique, l’écrivain-producteur donne à entendre les gens qu’il interroge au travers d’un cadre fictionnel dans lequel lui-même se met en scène. Ainsi Venaille déclare-t-il, avec cette manière si singulière de lire ses textes, cette diction lente, grave et tendue, presque monocorde :
L’enfant sera le narrateur de toute cette histoire. Il pourra en être le narrateur parce qu’il s’appuie sur la mémoire immémoriale de la bête. Voici les dix-huit stations du Chemin de Croix. Voici la malédiction de la peste, les garnisons et les fonctionnaires espagnols, les marches nocturnes dans les rues des villages, des flagellants, voici tout ce qui fut ici, et jusqu’à Rilke errant dans les églises noires et écrivant du carillon de Nieuwpoort qu’il joue pour lui-même, comme un vieux musicien aveugle. Un enfant a dit qu’il allait jouer à être un cheval. Et moi, homme de cinquante ans né autrefois à Ostende, il m’arrivait ici et là de partir dans un pré, de marcher, de m’approcher d’un cheval et d’attendre qu’il pose ses naseaux contre mon épaule[15].
Si cet « enfant » est le narrateur, c’est en tant qu’il est lui-même une figure dans laquelle se projette le speaker/récitant de l’émission, cet « homme de cinquante ans » incarné vocalement par Venaille, mais qui, en se disant né à Ostende plutôt qu’à Paris, apparaît comme le double belge du poète plutôt que comme sa figure réelle. Dès cette première émission, toute prétention objective de la parole radiophonique est sapée : le montage invite l’auditeur à écouter la série non comme un documentaire sur les Flandres, mais comme un voyage subjectif – introspection et quête poétique par laquelle Venaille, interrogeant ses interlocuteurs (peintres, poètes et écrivains flamands soit francophones soit néerlandophones) sur ce que peut bien être l’identité flamande, se cherche au fond lui-même. C’est ce que déclare d’emblée, avec un fort accent flamand, l’un des auteurs interrogés :
Je pense que les étrangers… font une image… un peu… solitaire un peu… comme un rêve enfin heu… quelque chose féerique… une image, métaphore de Flandres… mais je ne pense pas qu’on va comprendre tout à fait… l’étranger donc va pas comprendre tout à fait les Flandres comme ils sont. C’est un pays réel, ce n’est pas un rêve, ce n’est pas un Flandre… les Flandres qu’on connaît du moyen-âge… je pense que les étrangers voient encore toujours ce pays comme on le voit dans les livres. Ya… c’est aussi une Flandre réelle, oui je suis d’accord, mais ce n’est pas, ce ne sont pas les Flandres de maintenant, actuelles, non, non non… Ce que tu cherches, c’est une image de notre pays, mais pas la réalité même de notre pays, je pense… oui… C’est comme auteur que tu cherches les Flandres, pas comme homme réel, pas comme homme concrète de ce temps […] C’est une dualité, donc, je pense… tu cherches comme auteur et comme homme… heu… ce que tu veux, le pays où tu es né, le pays… tu cherches quelque chose chez nous, mais je ne sais pas quoi, je ne sais pas[16]…
Au cœur de cette quête, il y a la question si complexe – pour les Flamands comme pour tout écrivain – de la langue. C’est le thème central de la deuxième émission de la série, intitulée « La langue rebelle ». Celle-ci s’ouvre sur la voix d’un enfant parlant flamand (extrait de film déjà diffusé dans la première émission), puis sur des voix masculines anonymes captées en extérieur. Aucune traduction ici : Venaille décide de faire résonner cette langue pour elle-même, plaçant ainsi l’auditeur francophone dans une écoute sensorielle plutôt qu’intellectuelle. L’incompréhension linguistique ouvre un espace d’imagination active. Puis ces deux séquences en langue flamande s’enchaînent avec un texte lu par Venaille, lequel imprime là encore à tout ce qui suit un puissant filtre subjectif. Le reportage glisse dans la fiction et la méditation poétique :
Pendant qu’ils parlaient haut et fort, pendant qu’ils riaient tout autour de la table, pendant que la vie offrait ici, pourquoi pas, son visage harmonieux, pendant tout cela, que faisaient les chevaux ? « À quoi songeaient-ils ? Pourquoi se tenaient-ils immobiles sous la pluie ? Est-ce pour faire partie intégrante du paysage ? », demanda l’enfant du dessous, celui qui s’exprimait dans chacun des corps adultes groupés autour de la table. Il fit nuit. Ils burent une nouvelle fois de la bière. C’était bien d’être là, à quelques-uns, chacun à tour de rôle laissant parler en lui l’innocent, l’enfant des dunes, celui qui refusait d’apprendre le français. Le petit disait : « Mes chevaux connaissent-ils cette langue ? Ont-ils besoin de ça pour travailler et forniquer ? » Les adultes ne savaient pas quoi répondre, mais soudainement quelqu’un cria : « Je voudrais qu’enfin l’innocent qui habite en nous s’exprime ! Je voudrais qu’enfin on l’écoute ! Toute ma longue vie, on m’a demandé chaque jour d’être plus intelligent que je ne le fus la veille. Arrêtez ! Cessez ! Je veux que ma bêtise enfin s’exprime ! » « He… Moi aussi j’ai des inquiétudes métaphysiques », répondit l’enfant. Personne n’eut envie de rire. Les hommes firent un signe. On apporta encore de la bière, tandis que dans un angle de la pièce, le petit se mit à… rugir.
Dans Souvenirs d’en Flandres, Venaille cherche sa langue : sa langue d’écriture, cette langue étrangère à l’intérieur du français[17] qu’il recherche aussi bien en Belgique flamande que dans le cri animal. Le travail radiophonique coïncide ici pleinement avec la quête littéraire.
4. 2006, Anne Penders, (S)no(w) borders
Pour cette création sonore de 2006, produite de manière indépendante avec le soutien de la RTBF[18], Anne Penders, alors présente dans le sud de la Chine (Canton, Xiamen), interroge les habitants sur leur rapport à la neige : Chinois du sud, exilés du nord, étrangers, hommes, femmes, enfants, vieillards… Qu’est-ce que la neige ? Comment la rendre « avec les mots », et « sans les mots », se demande-t-elle ? Comment en parler sans l’avoir jamais vue ? L’autrice entrecroise les voix de ceux qu’elle interroge avec ses propres pensées et commentaires des témoignages collectés, par des textes murmurés tout près du micro. Traversé par les questionnements qu’elle égraine tout au long du montage, ce documentaire poétique s’entend là encore comme une quête : quête pour comprendre l’autre et soi-même, dans un aller-retour incessant. Mais cette compréhension est-elle seulement possible ?
D’emblée l’auditeur est frappé par le plurilinguisme affiché (français, anglais, mandarin, cantonais, néerlandais…) et par la grande fluidité du passage d’une langue à l’autre, lequel est de temps en temps facilité par la présence d’une interprète et par différents procédés de traduction. L’impression première, pour l’auditeur, est que la diversité des langues ne fait pas ou plus obstacle à la compréhension mutuelle, qu’on peut se comprendre malgré l’obscurité et la résistance de la langue étrangère. C’est d’ailleurs ce que suggère le titre par son jeu de mots et de parenthèses : Snow borders / no borders ; et l’on peut entendre aussi snowboarders… Ces glissements d’une langue à l’autre, cette fluidité interlinguistique, cette impression de compréhension humaine mondialisée, « sans frontières », n’est-elle pas l’une des utopies majeures de notre temps ? C’est elle du moins qu’interroge implicitement Anne Penders dans cette création sonore.
Partant de l’idée que la neige est un sujet universel, même là où elle ne tombe jamais, comme à Canton, l’autrice s’interroge sur l’existence de lieux communs à notre humanité. Elle parvient un temps à atténuer, grâce à différents dispositifs de traduction ou de pseudo-traduction (parfois au moyen de brefs poèmes plaqués et murmurés sur les voix chinoises non traduites) le sentiment d’étrangeté laissé par de longues séquences en mandarin ou en cantonais. Mais au fur et à mesure de l’écoute, l’auditeur comprend que la neige n’est sans doute qu’un prétexte ; que parler de neige, « de la pluie et du beau temps », sert surtout à délier la parole, à l’ouvrir à des sujets plus intimes comme les souvenirs d’enfance, les expériences de déplacements et d’exil. Or dans ces moments, parfois, la parole est empêchée, soit par autocensure (ainsi de ce vieil homme qui ne veut pas être enregistré), soit par refus ou impossibilité de sortir des stéréotypes (la neige c’est blanc c’est froid c’est doux ça brille).
Y a-t-il des gens politiquement corrects pour parler de la neige ? Il y a ce vieux qui refuse d’être enregistré. La crainte d’un contrôle du gouvernement ? La parole muselée, c’est encore présent, même si on parle de la pluie et du beau temps, comme si confusément il sentait que la neige pouvait dire autre chose que le climat. Est-ce que dire ce qu’on voit s’apprend ? Est-ce que parler s’apprend ? Quels mots pour quels sentiments ? et qu’est-ce que je perds forcément dans la traduction ?
Dans ce passage comme dans d’autres transparaît peu à peu chez l’artiste une inquiétude fondamentale : par-delà l’apparente fluidité des langues, se comprend-on vraiment ? ne s’agit-il pas plutôt d’une compréhension superficielle, voire d’une pure et simple illusion ? Le documentaire s’était ouvert sur la lecture jubilatoire du dictionnaire par Anne Penders : on l’entendait lire le mot xuě, « neige », et tous les composés du caractère chinois, sans traduction. S’entendait aussi dans cette lecture l’enthousiasme léger et naïf de qui commence à apprendre une langue : le pur plaisir des mots, de leurs sons, de leurs rythmes. Or la production se termine par une nouvelle lecture de cette même liste, cette fois par l’interprète belge qui, elle, maîtrise très bien le mandarin, et qui la lit avec les traductions françaises de chaque mot. C’est moins jubilatoire et plus laborieux. D’une lecture à l’autre de cette même page du dictionnaire, un parcours a eu lieu, ainsi qu’une prise de conscience. Cette reprise s’entend comme une morale : à l’heure de la mondialisation, l’idée d’une communication universelle immédiate n’est qu’un leurre, sans doute un mirage capitaliste ; seule l’étude longue et patiente permet, et encore sans certitude, de se comprendre les uns les autres. Car d’une langue à l’autre, la traduction ne suffit pas : toute langue et toute pensée ont une profondeur culturelle, à la fois individuelle et collective, qui ne peut être appréhendée et partagée que par une fréquentation longue, sensible, intime. Telle est l’expérience fondamentale qu’Anne Penders, passant subtilement du jeu à une certaine intranquillité, rend ici perceptible pour l’auditeur.
Toutes ces productions radio-poétiques, au-delà de leurs différences formelles, esthétiques et techniques, travaillent à une représentation non-exotisante de l’Autre. Si l’usage des langues ou des accents étrangers concourt bien au charme de ces émissions, au plaisir d’écoute, la valeur de ces sonorités linguistiques n’a cependant rien d’ornemental, ni même de purement documentaire. La mise en écoute de langues autres que le français, parfois sans traduction, ou de paroles en français prononcées avec un accent étranger (et parfois avec une syntaxe fautive) vaut avant tout comme expérience : il s’agit à chaque fois de confronter l’auditeur de langue française, par la médiation du poète-producteur, et par des moyens sonores, à la résistance et à l’opacité irréductible de toute altérité culturelle. Non pour en faire le support d’une fascination potentiellement perverse ou nourrir des clichés préconçus (souvent issus de regards colonialistes et capitalistes), mais au contraire pour déstabiliser l’auditeur dans ses représentations et de l’Autre et de lui-même (ces deux pôles étant fondamentalement intervertibles et le premier auditeur à en faire l’expérience, sur le terrain, étant le poète-producteur).
Bien plus, il s’agit, dans ces productions, d’interroger les conditions de possibilité mêmes de la compréhension inter-linguistique et inter-culturelle : sont ainsi pointées les insuffisances de la traduction ou encore la présence inévitable de filtres (imaginaires, culturels, politiques) transformant toute tentative de description, de représentation, d’évocation du réel en artefact fictionnel. Ni le signe verbal, ni le signe sonore ne donnent directement accès au réel : nulle transparence des signes. Joignant, en les exhibant, les moyens sonores de l’art radiophonique – captations, plans, montage – aux moyens verbaux de l’art littéraire – ekphrasis, transpositions fictionnelles, diction – ces productions d’écrivains défont ainsi, chacune à leur manière, le mythe de la présence : cette idée selon laquelle la radio permettrait de mettre en présence l’auditeur avec le réel. Non seulement le réel échappe – et dans ces productions la mise en écoute de voix étrangères vaut comme métaphore de ce principe – mais encore toute émission de radio ou création sonore n’est qu’un simulacre. L’écrivain, y compris à la radio, travaille moins le réel que ses multiples figurations. Si ces reportages radio-poétiques donnent certes à entendre, ouvrent l’oreille, invitent à une attention plus fine, accroissent l’expérience esthétique du monde sonore, ils valent plus fondamentalement encore dans leur capacité à interroger non seulement les conditions de perception et d’expression du réel, mais encore les formes d’intercommunication entre les êtres. Ils constituent ainsi autant des opérateurs de plaisir que d’inquiétude (philosophique ou créatrice), pour leurs auteurs comme pour leurs auditeurs.
Notes
[1] Ce terme est celui par lequel Carlos Larronde désignait les auditeurs de la radio en 1936 dans la préface de son Théâtre invisible, Paris, Denoël & Steele, p. V : « Non, il ne faut pas considérer les auditeurs comme des aveugles. Ils sont autre chose. Ils sont des “sur-auditifs”. Sachons leur donner tout ce que l’ouïe, le sens subtil et intérieur par excellence, peut accueillir de lyrisme, de rêve ou d’évocation. Sachons en faire des voyants. »
[2] Roland Barthes, « Le Plaisir du texte » [1973], Œuvres complètes, É. Marty (éd.), Paris, Le Seuil, 2002, t. IV, p. 261. V. aussi Tiphaine Samoyault, « Les langues étrangères de Roland Barthes », Littera. Revue de langue et littérature françaises de la Société japonaise de Langue et littérature française, Tokyo, 2016, p. 5-13.
[3] Christophe Deleu, Le Documentaire radiophonique, Paris, L’Harmattan, 2013.
[4] Par « voix étrangère », nous désignons ici une voix qui s’exprime dans une langue étrangère (i.e. pour nous autre que le français), mais aussi une voix s’exprimant en français, soit avec un accent étranger (français parlé comme une langue étrangère), soit avec un accent non standard (accent régional, local, de France ou d’un pays francophone).
[5] Raymond Murray Schafer définit l’empreinte sonore comme les « sons d’une communauté, uniques ou possédant des qualités qui les font reconnaître des membres de cette communauté ou ont pour eux un écho particulier » (Le Paysage sonore : le monde comme musique, trad. Sylvette Gleize [1979], Paris, Éditions Wildproject, 2010, p. 382).
[6] Sur ces émissions, voir Marie-Paule Berranger, « Les carnets de route de Philippe Soupault », Komodo 21, n°2, 2015, [en ligne], URL : https://komodo21.fr/les-carnets-de-route-de-philippe-soupault, dernière consultation le 15 février 2024.
[7] Philippe Soupault, « Instantanés de Perse. Carnet de voyage de Philippe Soupault », réal. Gérard Herzog, diff. 22 octobre 1950, RTF, Programme National, archive INA.
[8] Par exemple Rythmes et bruits du monde, diff. 28 juin 1952, ou Aux îles Caraïbes, Paris Inter, diff. en deux parties les 14 janvier et 2 février 1953, archives INA.
[9] Transcription d’un extrait de Philippe Soupault, « Instantanés de Perse. Carnet de voyage de Philippe Soupault », émission citée.
[10] José Pivin (prod. & réal.), « Le Transcamerounais », diff. 25 avril 1977, France Culture. L’émission (sans son générique d’origine) peut être écoutée via le site de France Culture : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-atelier-de-la-creation-14-15/le-transcamerounais-r-8403588, dernière consultation le 20 septembre 2024.
[11] Il publie notamment deux disques au Chant du Monde : Sahara. Chants des Touareg Ajjer, Le Chant du Monde, LDY 4160, disque 33t., et Au cœur du Sahara. Avec les Touareg Ajjer, Le Chant du Monde, LD-M-8239, disque 33 t.
[12] La notion de « paysage sonore » de Murray Schafer vient alors d’être introduite en France ; elle remplace la pratique du décor sonore, telle qu’elle avait cours dans la plupart des dramatiques ou évocations radiophoniques de l’époque. Sur ce point v. Marie-Madeleine Mervant-Roux, « De la bande-son à la sonosphère. Réflexion sur la résistance de la critique théâtrale à l’usage du terme “paysage sonore” », Images Re-vues, n°7, 2009, [en ligne], URL : http://journals.openedition.org/imagesrevues/428, dernière consultation le 15 février 2024.
[13] « Quand arrivons-nous à Yaoundé ? » demande-t-elle à plusieurs reprises, comme Jeanne, dans la Prose du Transsibérien, répétant : « Dis Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? ». Au-delà d’un simple clin d’œil à l’auditeur lettré, José Pivin pointe à la fois la continuité entre radio et poésie et le déplacement qu’opère la radiophonie par rapport aux moyens de la poésie : dans le poème, l’évocation passe par les mots seuls ; l’œuvre radiophonique quant à elle, en plus de recourir à l’évocation verbale, installe mentalement l’auditeur à l’intérieur même d’une réalité sonore recomposée.
[14] Pour une vue d’ensemble sur son activité radio-poétique, voir Céline Pardo, « Venaille magnétique », Komodo 21, n°13, 2021, [en ligne], URL : https://komodo21.fr/venaille-magnetique, dernière consultation le 15 février 2024.
[15] Transcription d’un extrait de la première émission de la série Souvenirs d’en Flandres, « La procession des pénitents », Nuits magnétiques, diff. 8 septembre 1987, 23h, archive INA.
[16] Transcription d’un autre extrait de l’émission citée. J’ai cherché à restituer autant que possible le débit, l’accent et la langue du locuteur : les points de suspension marquent les hésitations du discours, et je n’ai évidemment pas rectifié la syntaxe.
[17] Sur la « langue littéraire » comme « objet imaginaire », v. Gilles Philippe et Julien Piat (dir.), La Langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009.
[18] Anne Penders a édité cette œuvre sous forme de CD : (s)no(w)borders, création sonore, Sonoscaphe & taraxacum, 2012. On peut en entendre un extrait sur le site de l’autrice : http://www.annependers.net/snowborders, dernière consultation le 15 février 2024.
Autrice
Céline Pardo est agrégée de lettres classiques et docteure en littérature. Chercheuse associée au CELLF (Sorbonne Université), elle poursuit des recherches sur la place de l’oralité et du sonore dans les écritures poétiques des XXe et XXIe siècles. Elle a publié en 2015 La Poésie hors du livre (1945-1965). Le poème à l’ère de la radio et du disque (PUPS), co-dirigé plusieurs ouvrages collectifs (notamment : Poésie et médias XX-XXIe siècle, Nouveau monde éditions, 2012 ; Poésie sur les ondes, PUR, 2018 ; Archives sonores de poésie, Presses du réel, 2020) et écrit de nombreux articles sur la voix en poésie, sur les formes et les enjeux (esthétiques, culturels, politiques) de l’oralisation des textes littéraires, sur les rapports entre littérature et création sonore, sur l’archivage sonore de la littérature et de la performance. Fondatrice du réseau de chercheurs « Radiophonies littéraires » consacré à l’étude des relations entre radio et littérature, elle est également co-responsable scientifique du site Archives sonores de poésie (https://asp.huma-num.fr/s/archives-sonores/page/accueil).