Abstract
From 1957 to 2016, Michel Butor took part in numerous radio (and sometimes television) programmes on Swiss Radio Television. The aim of these “sequences” is to study the different figures of Michel Butor on Swiss radio, his extremely diversified contributions, as well as his modes of experimentation specific to the radio medium.
Keywords
À la mémoire de David Collin
1. Séquence 1
CHARLES MÉLA. Mais c’est quelle matière, là, Michel ?
MICHEL BUTOR. C’est du papier.
CHARLES MÉLA. C’est du papier, ah, oui…
MICHEL BUTOR. C’est du papier, et puis ça c’est du cuir…
CHARLES MÉLA. Voilà, c’est ça, papier et cuir… Et là ?
MICHEL BUTOR. Ça aussi, c’est du papier…
CHARLES MÉLA. C’est une colonne…
MICHEL BUTOR. C’est une colonne, avec à l’intérieur un texte [1]…
En 2013, lors de l’avant-dernière émission consacrée de son vivant à Michel Butor sur les ondes de la Radio Suisse Romande (RSR), ses anciens collègues de l’Université de Genève Charles Méla et Michel Jeanneret lui rendent visite à Lucinges en compagnie de David Collin, producteur de la chaîne culturelle Espace 2. Cette visite a lieu dans les marges de l’exposition organisée par la Fondation Bodmer à Cologny sur « Le lecteur à l’œuvre », où sont entre autres présentés des livres d’artistes auxquels a participé Butor. Peu de temps auparavant, Michel Butor a fait don d’une centaine de livres à cette magnifique fondation, qui détient l’une des plus belles bibliothèques de livres rares du monde, établie au lieu même où Mary Shelley écrivit Frankenstein lors d’un séjour avec Lord Byron – aux portes de Genève, un peu au-dessus du lac Léman.
Michel Butor reçoit ses hôtes dans ce qu’il nomme son « bureau ». Mais, bien plus qu’un bureau au sens habituel du terme, cette pièce apparaît comme un laboratoire, au sens encore utilisé en italien d’atelier (laboratorio). Il est symptomatique que Charles Méla (par ailleurs médiéviste réputé et ancien directeur de la Fondation Bodmer) pose des questions sur des matériaux qu’il ne parvient pas à identifier (comme on le ferait chez un artisan) à propos des supports de certains livres auxquels Michel Butor a participé.
Doc. 1 ‒ Le bureau-laboratoire de Michel Butor dans sa maison de Lucinges, « À l’écart ». Capture d’écran réalisée dans la collection des archives de la RTS « Images thématiques » (« Bio 01 – 06.01.01 au 06.12.31 » – clips 13 à 32). Lucinges, France, interview de l’écrivain Michel Butor dans sa maison de Haute-Savoie, 27. 04. 2006.
En pénétrant dans ce bureau-laboratoire, les hôtes de Michel Butor accomplissent ce qui est devenu un rite. Ils pénètrent dans ce que le présentateur David Collin nomme l’« antre », dans le lieu d’expérimentation où des livres qui adoptent les dispositifs les plus divers sont produits selon des procédés inhabituels : écrits sur de la rayonne (de la soie artificielle), des boîtes de camembert, des tablettes de bois, des boîtes d’allumettes, des éventails, des mobiles – formés de disques superposés pour produire des séries de textes (de compliments) presque illimitées lorsqu’on les tourne – calligraphiés, peints, gravés, tamponnés…
Doc. 2 ‒ Michel Butor, Fabrique à litanies, 1997. Capture d’écran réalisée dans la collection des archives de la RTS « Images thématiques » (« Bio 01 – 06.01.01 au 06.12.31 » – clips 13 à 32). Lucinges, France, interview de l’écrivain Michel Butor dans sa maison de Haute-Savoie, 27. 04. 2006.
Depuis quelques années, c’est-à-dire depuis que Michel Butor s’est retiré dans sa maison de Lucinges, « À l’écart », les intervieweurs qui désirent le rencontrer se rendent de plus en plus souvent dans ce bureau comme en pénétrant dans le lieu d’élaboration d’une sorte de grand œuvre – mais d’un grand œuvre non recouvert du voile de l’inaccessible et du sacré, qui se confond avec un joyeux bric-à-brac, et qui ne cesse d’étonner ni de ravir les visiteurs. Dans le cadre des émissions de la RTS, les journalistes et les producteurs qui font part de leur surprise ou de leur émerveillement face à la diversité des documents, des matériaux et des dispositifs, activent à leur insu un topos. Confrontés au « livre dans tous ses états », l’image de Butor qu’ils transmettent aux auditeurs est celle d’un très étonnant expérimentateur du livre : la radio emmène l’auditeur dans le lieu d’une production littéraire inhabituelle, qui se tient à l’écart (étant donné les tirages souvent très réduits), et dont il n’est au mieux possible de prendre connaissance que de façon très fragmentaire. Elle rend en quelque sorte visible ce qu’elle ne permet d’évoquer que par des sons.
2. Séquence 2
1957-2016 : durant presque soixante ans, les auditeurs de la Radio Suisse Romande ont pu régulièrement entendre la voix de Michel Butor. D’après les archives de RTS, cette présence sur les ondes de Suisse romande a débuté lors d’une courte interview diffusée le 12 décembre 1957 suite à sa réception du prix Renaudot pour La Modification [2], et elle s’est achevée le 4 avril 2016 avec un entretien autour de Hugo. Pages choisies [3] – anthologie que Butor venait alors de publier chez Buchet-Chastel, quelques mois avant son décès le 24 août 2016. La voix de Butor ne s’est cependant pas tue définitivement sur les ondes de Suisse romande, puisque de nombreuses émissions lui seront encore consacrées après sa disparition – dont un Hommage à Michel Butor en cinq parties, diffusé sur Espace 2 du 6 au 10 mars 2017.
À l’été 2021, les archives de la RTS signalent 141 documents liés à « Michel Butor ». Si l’on fait abstraction des mentions non pertinentes – qu’elles renvoient à des chutes d’archives sonores, reposent sur des ambiguïtés de catalogage, signalent des diffusions dans lesquelles Butor est seulement évoqué par les présentateurs ou les personnes interviewées, ou qu’elles indiquent des documents postérieurs au 24 août 2016 –, il reste un peu plus de quatre-vingts émissions dans lesquelles il a joué des rôles actifs, tantôt en compagnie d’autres intervenants, tantôt en étant le seul invité. Il arrive certes qu’il ne soit que très brièvement interviewé dans le cadre de programmes portant sur un autre sujet (par exemple à propos de Cendrars [4] ou du livre électronique [5]) ; mais, dans l’ensemble, il s’agit d’émissions conséquentes dont la durée varie d’une demi-heure à deux heures, et dans lesquelles la présence de Michel Butor est importante.
Les émissions sont le plus souvent radiophoniques, mais parfois aussi télévisuelles (dans environ un dixième des cas). La RTS regroupe en effet l’ensemble des chaînes de radio et de télévision du domaine public en Suisse romande. Les émissions de télévision permettent parfois de souligner des aspects qui n’apparaîtraient pas en écoutant les seules émissions radiophoniques, si bien qu’il convient de comprendre la télévision comme une pièce adjacente du laboratoire radiophonique, dans laquelle se développent des expériences ou des rencontres connexes. On notera par exemple avec intérêt que l’auteur de Réseau aérien a eu l’occasion de dialoguer sur le plateau de la Télévision suisse romande avec Édouard Glissant, lui-même auteur de Poétique de la relation – et ceci en 1981 déjà, bien avant que l’Université de Genève ne les réunisse à nouveau dans un dialogue public en mars 2009 [6] & [7].
La présence de Michel Butor sur les ondes de la RTS s’intensifie nettement à partir du moment où il rejoint l’Université de Genève, en 1975, en tant que professeur de littérature française. Elle sera alors beaucoup plus régulière, avec des pics lors de plusieurs anniversaires, en particulier lorsque la communauté littéraire et médiatique fêtera les quatorze lustres de Michel Butor en 1996, puis le quinzième et le seizième en 2001 et 2006. Alors, Michel Butor bénéficiera de séries d’émissions qui lui seront consacrées, groupées en ensembles de cinq (et une fois de dix) – qui prennent place sur les cinq jours ouvrés de la semaine, et qui évoquent la façon dont Butor a organisé ses propres séries d’ouvrages en cinq volumes (dans Répertoire, Matière de rêves ou Le Génie du lieu).
Avant de poursuivre, notons un effet d’écho – presque beckettien – entre la première apparition de Michel Butor et son avant-dernière intervention lors de la visite à Lucinges déjà évoquée. En 1957, alors qu’il vient de recevoir le Prix Renaudot, Butor souligne la transformation vertigineuse du monde dans lequel il a beaucoup de peine à se retrouver :
GEORGES DROUET. Qui êtes-vous, Michel Butor ? vous qui avez écrit dans votre livre La Modification : « Mon personnage éprouvait une sorte de vertige intérieur », et c’est ce qu’on éprouve lorsqu’on lit votre livre. Est-ce que ce vertige a un rapport avec la vie moderne ?
MICHEL BUTOR. Oui, bien sûr, ce vertige a un rapport avec la vie moderne. Je crois que le monde dans lequel nous vivons est un monde qui se transforme avec une rapidité extraordinaire, et, bien sûr, tout le monde a beaucoup de mal à s’y retrouver, au milieu de toute cette transformation. Moi-même, je dois dire que j’ai beaucoup de mal à m’y retrouver [8]…
Or, non sans ironie, à l’autre bout du parcours, alors que Butor a sans nul doute essayé de mieux comprendre le monde à travers ses livres, ses efforts ne lui auront guère permis de mieux « s’y retrouver », ainsi qu’il le confesse cinquante-neuf ans plus tard dans le bureau de Lucinges :
MICHEL BUTOR. Voilà, alors installez-vous.
DAVID COLLIN. Nous voilà dans l’antre…
MICHEL BUTOR. Dans le… Dans le désordre. Vous voyez, il y a une espèce d’accumulation, là… Il faudrait… Un jour… Mais maintenant j’arriverais plus à le faire tout seul… Il faudra que j’explore tout ça.
DAVID COLLIN. [Rires]MICHEL BUTOR. Parce que je ne sais plus du tout ce qu’il peut y avoir dedans, hein [9] !
Les livres qui devaient permettre de s’orienter ont désormais constitué un labyrinthe dans lequel leur auteur lui-même se perd.
3. Séquence 3
À partir des archives de la RTS, il est possible de distinguer plusieurs figures radiophoniques et médiatiques butoriennes.
3.1 Figure 1
La première est bien sûr celle du romancier, et plus précisément celle du Nouveau Romancier, qui ne cesse d’être rappelée, de la première interview de 1957 au sujet de La Modification à la dernière émission sur Hugo en 2016. En témoigne entre autres le fait qu’en 2007 encore – soit quarante-sept ans après la dernière publication d’un roman par Michel Butor (Degrés, 1960) –, le journaliste Jean-Luc Rieder demande à Michel Butor de lire une page de La Modification [10]. L’étiquette de romancier colle à la peau de Butor, comme pour l’arrêter au premier stade de son développement artistique. Cependant, Butor en tire son parti et en profite à maintes reprises pour indiquer pourquoi, après 1960, il s’est engagé dans d’autres voies. La figure du romancier est ainsi corrigée par celle plus générale du poète ou de l’écrivain à la recherche de formes, de pratiques et de genres nouveaux. Et, à l’époque où il publie ses Improvisations sur Michel Butor, Butor a l’occasion de rendre compte de l’ensemble de son entreprise littéraire sur les ondes de la RSR dans plusieurs émissions où il est à l’honneur : « Michel Butor par Michel Butor [11] » et « Michel Butor : en public au Collège Saint-Michel de Fribourg [12] ».
3.2. Figure 2
À la RTS, Michel Butor apparaît aussi sous les traits du critique littéraire – ou du professeur de littérature, en particulier lorsqu’est diffusée du 30 juillet au 10 août 2001 la « Petite histoire de la littérature française » réalisée avec Lucien Giraudo [13]. Il est fréquemment interviewé pour évoquer l’œuvre d’autres écrivains. En compagnie d’autres voix importantes des Lettres en Suisse romande (Jean Starobinski ou Vahé Godel par exemple), il participe à des émissions sur Beckett [14] ou sur Michaux [15]. Dans le sillage de ses Improvisations sur Rimbaud, il est interrogé par Isabelle Rüf et Louis-Philippe Rufy, respectivement en 1989 [16] et en 2004 [17]. Peu après la parution des trois volumes qui constituent les Improvisations sur Balzac, le 23 mai 1999, Isabelle Rüf s’entretient longuement avec Butor dans le cadre d’une Thématique consacrée à l’auteur de la Comédie humaine [18], et une émission sera encore consacrée à Jules Verne [19], avant le dernier entretien sur Hugo d’avril 2016 [20].
La figure du critique n’apparaît cependant pas seule. Dès 1964, lors d’un court passage en Suisse, dans une émission intitulée « À propos de la critique littéraire [21] », Butor souligne l’importance de la critique dans l’acte de création littéraire, en plaçant sa réflexion dans le sillage de celle de Baudelaire. Inversement, il évoque le rôle de la création littéraire pour faire évoluer la critique et la lecture des livres : « Un livre nouveau va apporter une lumière nouvelle sur les œuvres d’autrefois », affirme-t-il, en soulignant que la littérature en train de se faire peut être la condition d’une critique renouvelée. Butor développe donc une pensée dialectique des rapports entre critique et littérature, qui éclaire l’ensemble de sa pratique, dans laquelle les différents domaines d’activité ne sont pas séparés mais reliés les uns aux autres. Il donne à comprendre que son laboratoire comprend plusieurs pièces qui communiquent et se transforment au fur et à mesure de leurs mises en relations. Dès 1964, ce laboratoire apparaît ainsi comme un mobile en constante évolution, dont les différents pans se font écho et se fécondent mutuellement – et dans lequel la radio occupe une place de choix…
La figure du critique ne se limite pas à la littérature et s’étend à d’autres arts. C’est ainsi que le 12 novembre 1991, Butor commente le travail photographique conjoint de Gérald Minkoff et Muriel Olensen, dont la particularité est qu’ils photographient les mêmes objets au même moment ou presque – en travaillant sur de très légers décalages, souvent imperceptibles même pour leurs auteurs [22]. Auparavant, le 1er octobre 1982, lors d’une émission avec Simone Oppliger (une photographe de presse), Butor avait abordé les rapports entre la photographie et la peinture (en évoquant Stieglitz ou Aget) [23].
3.3. Figure 3
Michel Butor soulignait alors que, parmi d’autres usages, une photographie pouvait être utilisée pour être peinte ou pour y tracer des signes, ou pour être commentée – la réflexion critique menant ainsi à envisager une intervention sur ce média. La figure du critique fait alors place à celle de l’écrivain en collaboration avec d’autres artiste, et l’on retrouvera Michel Butor en compagnie d’Henri Pousseur le 30 novembre 2006, juste avant la réalisation de Voies et vues planétaires, une œuvre musicale et graphique de Pousseur pour laquelle Butor a composé des poèmes (Paysages planétaires), et dans laquelle il intervenait en tant que récitant [24]. D’autres fois, ces sont les compositeurs qui évoquent leur collaboration avec Michel Butor alors qu’il est absent, que ce soit Henri Pousseur (le 23 novembre 1965 [25] et le 23 janvier 1969 [26] à propos de Votre Faust) ou René Koering en mars 1975 [27] (à l’occasion de la création mondiale de son œuvre Mahler, op. 20, sur des textes de Michel Butor).
En ce qui concerne les collaborations qui ont lieu avec des plasticiens (peintres, sculpteurs, photographes), on ne s’étonnera pas que ce soit la télévision qui en rende compte de façon préférentielle. Au « Journal romand » du 11 juin 1986, on découvre ainsi Michel Butor en compagnie de Luc Joly lors du vernissage d’une exposition de sculptures pliables qui peuvent être emportées en vacances ou au contraire ramenées à la maison tout en rappelant ces vacances – les textes de Butor calligraphiés sur les sculptures pliables de Joly évoquant la mer, les montagnes, le ski ou la luge [28]. Auparavant, le 6 juin 1978, on pouvait voir Michel Butor dans l’atelier d’Ania Staristky, avec une chemise multicolore qui rimait avec les peintures de l’artiste [29]. L’émission était consacrée pour l’essentiel à Ania Staritsky, mais Butor y intervenait de façon ponctuelle, en laissant entendre tout ce que les collaborations avec les artistes pouvaient lui apporter dans la pensée du livre dans sa diversité. Butor évoquait alors le domaine de la typographie, qui ne saurait se contenter de l’emploi conventionnel d’aucun caractère, et qui gagnerait au contraire à explorer la diversité des polices à disposition :
Très souvent l’éditeur de livres chers va vous dire : « Eh bien naturellement, pour la typographie, on prend du Garamond ». C’est le caractère qui est utilisé dans la « Bibliothèque de la Pléiade », le caractère classique, chic, régulier. C’est un caractère dessiné au XVIe siècle, qui est redevenu à la mode au XXe, en effaçant toutes sortes de caractères du XIXe, et si on veut que ce soit bien, si on veut que ce soit la tradition française, on prend le Garamond. On ne prend presque plus que le Garamond, il n’y a presque plus que cela. Or c’est un caractère magnifique. Mais pour qu’on comprenne à quel point c’est beau, le Garamond, il faut qu’on en ait d’autres à sa disposition.
Doc. 3 ‒ Michel Butor en dialogue avec Ania Staritsky dans « Les mythologies du dimanche ou l’aventure du livre marginal », Clés du regard, TSR, 04. 06. 1978, 55 min 45 sec. Capture d’écran.
Les archives de la RTS permettent donc de reconstituer la figure du collaborateur ou de l’expérimentateur avec des artistes et avec des compositeurs (Pousseur ou Koering). Une émission télévisuelle est à cet égard exemplaire, « Trans-Imaginaire-Express » (8 novembre 1988), consacrée aux pratiques diverses de l’art ferroviaire [30]. Des artistes de divers domaines y prennent part, dont le bédéaste Jacques Tardi, le plasticien Luc Marelli (qui travaille avec des restes de voies ferrées ou d’éléments ferroviaires disposés dans une valise), ou encore des danseurs suspendus et volant au-dessus des voyageurs dans le hall de la gare de Lyon. Michel Butor intervient lui-même dans cette émission en jouant en quelque sorte son propre rôle de voyageur ferroviaire entre Genève et Paris. Il apparaît muet et en gros plan sur un siège de TGV, avec sa propre voix off qui lit des textes où il évoque sa relation très intense aux trains, depuis son enfance vécue en compagnie d’un père employé des chemins de fer.
Doc. 3 ‒ Michel Butor jouant son propre rôle de voyageur ferroviaire dans « Trans-Imaginaire-Express », Viva, RTS, 08. 11. 1988, 46 min 44 sec. Capture d’écran.
Or, dans cette émission, on peut entendre aussi une interview et un concert de Nicolas Frize, qui réalise à la gare de Lyon un « concert pour douze locomotives ». Butor apparaît ici tout proche d’autres expérimentateurs étonnants, et, même s’il est présenté comme un écrivain, il intervient en fait à la manière d’un acteur – ajoutant une autre figure à son portrait. Dans ce domaine, il sait immédiatement trouver un rôle réalisable par un non professionnel (rôle muet ne nécessitant pas de construction du personnage), comme, dans d’autres circonstances, il a su trouver sa place au milieu d’un concert non en tant que musicien – ce dont il n’aurait pas été capable –, mais en tant que récitant.
3.4. Figure 4
Le collaborateur avec les musiciens permet de présenter une autre figure encore, connexe de cette dernière : celle du mélomane éclairé, ou du musicographe. Plusieurs séries d’émissions invitent Michel Butor à parler d’œuvres musicales – en particulier celles auxquelles il a collaboré –, en développant sa propre réflexion sur la musique. Il s’agit d’« Igor Stravinski au regard de Michel Butor » (du 24 au 28 mars 1997) [31] et de « Passages de Butor » (du 26 février au 2 mars 2007) [32]. Butor a l’occasion ici de revenir longuement sur ses rapports à la musique, et en particulier de commenter le Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven sur une valse de Diabelli ainsi que sur Stravinsky au piano, publiés respectivement en 1971 et en 1995. Mais Butor évoque alors aussi bien le jazz, Bach ou Mozart, ou les relations entre langue et musique.
3.5. Figure 5
Suivant le mouvement d’expansion propre à son œuvre, Butor s’aventure donc hors de la littérature, vers les autres arts (peinture, sculpture, musique, etc.). Mais les thématiques abordées vont parfois jusqu’à excéder le domaine des arts, de telle façon que se tisse encore un portrait de Michel Butor en penseur. Ainsi en va-t-il dans le cadre d’émissions consacrées au rêve (le 8 février 1978) [33], à l’ordre et au désordre (le 23 septembre 1983) [34], à Genève (le 12 février 1987) [35], à l’ésotérisme (en compagnie de Jean Roudaut et d’Antoine Faivre, le 19 avril 1987 [36], à l’arc lémanique (le 9 mars 1988) [37], à l’identité européenne (le 12 janvier 1988) [38], à l’Europe et aux défis culturels du marché unique (le 19 décembre 1988) [39], ou encore au livre électronique (le 3 octobre 1999) [40].
4. Séquence 4
Ainsi les archives de la RTS permettent-elles de dresser un portrait multiple de Michel Butor, qui laisse entrevoir l’étendue de ses expérimentations, mais auquel il manque une figure centrale pour notre propos : celle de l’expérimentateur en matière radiophonique. En effet, Réseau aérien et 6 810 000 litres d’eau par seconde, sous-titrés respectivement « Texte radiophonique » et « Étude stéréophonique » [41], n’ont pas été réalisés sur les chaînes de la Radio Suisse Romande, qui ne compte dans ses archives qu’une version stéréophonique de Mobile. Pour mieux cerner l’importance de la collaboration de Butor à la radio, et en particulier sur les chaînes suisses, il importe donc de se demander si – et dans quelle mesure – les multiples collaborations à la RTS constituent aussi, d’une part, un laboratoire d’expérimentation spécifique, et, d’autre part, un laboratoire en termes d’expérimentations spécifiquement radiophoniques.
4.1. Expérimentation 1
Un premier domaine à explorer est celui de l’improvisation. Durant la dernière émission, consacrée à Hugo, Butor rappelle que lorsqu’il était professeur de littérature, il voulait « pouvoir improviser [42] ». Il s’agissait alors d’improvisations soigneusement préparées, mais qui permettaient des découvertes au dernier instant, dans la tension de tel ou tel cours ou de telle ou telle conférence. Or, bien sûr, la radio rend elle aussi nécessaires de telles improvisations, dans la mesure où les questions des intervieweurs sollicitent des réponses inopinées, la pensée étant alors obligée de s’inventer au cours du dialogue ; et, dans ce sens, elle joue pour Butor un rôle semblable aux cours et aux conférences ainsi qu’aux entretiens pour la presse écrite ou pour un livre. Mais il arrive que la radio permette à Butor de développer des improvisations comme pratique spécifique, et qu’une émission soit explicitement donnée comme le cadre conçu pour accueillir des improvisations. Tel est le cas lors d’une longue Soirée thématique diffusée sur Espace 2 le 9 mai 1999, intitulée « Temps artistiques : Le temps, matière et inspiration de l’artiste », à laquelle prennent part entre autres le sculpteur Étienne Krähenbühl, l’historien d’art Victor Stoïchita et le musicologue Étienne Darbellay [43]. Dans cette émission, Butor intervient lui-même par cinq « improvisations », présentées comme telles par le présentateur David Collin. Ces improvisations sont consacrées au temps chez Proust, à la rouille comme effet du temps, au temps comme attente, au temps musical – la cinquième étant dévolue au temps suspendu. Voici la quatrième :
DAVID COLLIN. Avant-dernière improvisation sur le temps : Michel Butor.
MICHEL BUTOR. Le temps dans la musique est, on peut dire, un temps qui est strié, donc qui est organisé […] en chambres, en loges, en mesures, avec un bruit qui commence chaque mesure : le coup du tambour si vous voulez, ou du tam-tam dans toutes les musiques africaines et celles de bien d’autres pays. Et à partir de là, on peut devenir de plus en plus libre. Alors, il y a cette espèce de basse fondamentale, ce battement fondamental, à l’intérieur duquel il peut y avoir des battements plus… secondaires, si vous voulez, et au bout d’un certain temps, toute la musique peut être considérée comme un ensemble de phénomènes qui se répètent. Il y a le coup du tambour au début de chaque mesure, mais la voix qui va s’appuyer dessus pour parler, elle est formée elle-même de vibrations, avec toute sorte d’éléments qui se répètent. Et ça n’est qu’au bout d’un certain nombre de répétitions qu’il y a une hauteur de son qui apparaît, évidemment, et un timbre qui apparaît – une voyelle par exemple – dans la parole ou dans le chant. Alors, vous voyez, il y a toute une architecture donc de périodicité, dont le battement fondamental du tambour n’est que, si j’ose dire, le milieu. Parce que, à partir de ce battement fondamental, il y a des périodicités plus élevées qui vont jusqu’au timbre, à la hauteur, etc., et puis il y a des périodicités moins élevées qui vont jusqu’à des phénomènes de couplets – la même musique qui revient – de reprises, et ainsi de suite, avec des reprises qui peuvent se superposer en partie, et alors là, on a des phénomènes de canons et de polyphonie au sens habituel [44].
La musique de fond choisie pour cette improvisation appartient au jazz, qui comprend lui-même un art de l’improvisation. Or, à écouter Michel Butor, on découvre que son intérêt pour le jazz a été décisif sur son activité de conférencier. Selon lui, explique-t-il à Jean-Luc Rieder en février 2007, dans l’improvisation conférencière, il y a quelque chose de très proche de celle du jazz : « J’ai beaucoup travaillé sur l’improvisation, une improvisation naturellement qui repose sur des structures, sur toutes sortes de choses préparées, comme dans la musique de jazz [45] ».
En plaçant un fond de jazz sous la parole de Butor, on voit donc se développer une improvisation pour la radio qui, d’une part, rappelle l’une des origines les plus marquantes de l’improvisation au xxe siècle, et qui, d’autre part, permet de battre en brèche la crainte de l’improvisation développée au xixe siècle dans les conservatoires – que Butor commentera dans la même série d’entretiens avec Jean-Luc Rieder de 2007. Et cette rencontre du jazz et de l’improvisation butorienne s’opère en l’occurrence grâce au montage audio, permettant donc de développer un type d’improvisations spécifiquement radiophonique.
4.2. Expérimentation 2
Il arrive du reste qu’une simple prise de parole de Butor dans le cadre d’un entretien ordinaire se transforme en véritable improvisation qui débouche sur projet radiophonique. Ainsi en va-t-il en 1988 dans une émission sur l’arc lémanique, où Butor est sollicité par le journaliste pour évoquer l’atmosphère lémanique telle qu’il la ressent, et où il se met à imaginer une émission qui constituerait un pur montage sonore que l’on pourrait à bon droit intituler 250 000 litres d’eau par seconde – ce débit ne correspondant pas à celui de la chute du Niagara, mais à celui du Rhône à la sortie du lac Léman :
Je suis très sensible aux bruits des lieux, aux sons des lieux. Par exemple : au son particulier qu’a Venise, une ville qui a une sonorité complètement différente de toutes les autres. Eh bien, pour moi, Genève, c’est un lieu aussi qui a une sonorité complètement différente de toutes les autres, et en particulier à cause de la façon dont l’eau s’y comporte, la façon dont les vagues du lac clapotent. Et on peut capter tout ça : on pourrait faire une émission formidable sur le lac, où on capterait justement tous ces sons, et au milieu de ces sons, les sons industriels, les sons des automobiles, les sons de l’eau, et puis aussi bien sûr les sons des conversations, parce que le lac – le lac Léman – est un lieu de conversations. Autrefois, j’ai fait un texte qui était à l’origine une émission de radio sur les chutes du Niagara. Mais autour du lac Léman, eh bien ! on peut capter, au milieu de tout ce décor, on peut capter de la conversation étonnante [46]…
4.3. Expérimentation 3
Dans un entretien avec François-Achille Roch datant de 1983 et rediffusé en 2006 dans une émission intitulée « Carrefour Michel Butor », Butor s’interroge par ailleurs sur les virtualités propres à la radio, qui permettrait d’étendre le domaine de la littérature dans un univers qu’elle n’a pas encore permis d’atteindre [47]. Il évoque alors une « littérature au magnétophone », qui aurait le grand avantage de ne plus nécessiter l’intermédiaire de l’écriture, mais qui ouvrirait des perspectives tout à fait nouvelles, en permettant d’expérimenter le monde à partir d’une expérience sensorielle modifiée :
Littérature au magnétophone : ça, c’est quelque chose qui est encore un peu dans l’avenir, je dirais. Le livre a des concurrents aujourd’hui extrêmement sérieux. Autrefois, lorsque quelqu’un faisait un discours, si on voulait conserver ce discours, si on voulait pouvoir le réentendre une seconde fois, il n’y avait qu’une seule solution : c’était de l’écrire. Mais aujourd’hui, nous n’avons plus besoin de ce détour par l’écriture. Aujourd’hui, nous avons la possibilité d’enregistrer directement le son et de le restituer sans qu’il y ait besoin de le faire passer par le visible, et ceci est une transformation considérable. Par exemple, je suis en train de vous parler, et ce que je dis est enregistré par un magnétophone, et cela pourra être restitué sans qu’il soit besoin de passer par l’intermédiaire de l’écriture. Alors, à partir de ce moment-là, il est évidemment possible de travailler sur la parole non seulement par l’intermédiaire de l’écriture, mais aussi par l’intermédiaire de ces autres moyens d’enregistrement, et donc de faire une littérature dans laquelle on triture la parole, par exemple à partir d’une bande magnétique. On peut couper, faire des montages, on peut changer les vitesses, on peut faire toutes sortes de choses : on a là une littérature d’un type nouveau que nous pratiquons déjà depuis un certain nombre d’années, parce que la radio est le lieu d’expérimentation – quelquefois très, très naïve – de ce nouveau travail sur la parole. Et ce qu’il y a de très, très intéressant, c’est que, en écoutant la radio ou en travaillant au magnétophone, nous avons un peu l’expérience de celui qui est aveugle, puisque nous n’avons pas besoin de nos yeux pour lire. Lorsqu’on écoute la radio, nous devenons en quelque sorte une pure oreille, et nous pouvons expérimenter la façon dont les aveugles écoutent les choses.
En 2007, Butor reviendra sur sa propre expérience de la littérature au magnétophone – sans cependant la nommer comme telle. S’entretenant avec Jean-Luc Rieder, il rappelle comment Mobile a d’un côté été à l’origine d’un scandale considérable, et d’un autre côté suscité un très vif intérêt auprès de certaines personnes qui lui ont demandé de travailler pour la radio. Ainsi Butor explique-t-il la genèse de Réseau aérien, puis celle de 6 810 000 litres d’eau par seconde, sous-titré étude stéréophonique, en indiquant faire de la « stéréo non réaliste » – dans laquelle les deux canaux seraient enregistrés de façon indépendante, de façon à ce qu’on puisse « se promener chez soi […] en jouant avec la balance » et faire ressortir « des choses qui sont à droite et des choses qui sont à gauche » – si bien que l’auditeur se transforme en « explorateur de ce monde sonore et textuel [48] ». Or, comme illustration de ce propos, c’est une réalisation non des textes radiophoniques de Butor qui est choisie, mais celle de Mobile, qui avait été réalisée spécialement à la Radio Suisse Romande, et qui faisait entendre les effets stéréophoniques [49].
4.4. Expérimentation 4
Enfin, sur les ondes de la RTS, la radio va également constituer un espace d’expérimentation dans l’après-texte et permettre des réalisations meilleures de certains livres très particuliers liés à la musique, dont les formes imprimées n’apparaissent guère satisfaisantes. Le Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven sur une valse de Diabelli peut en effet laisser le lecteur songeur, car la voix dialoguante de la musique en est absente, et il en va de même de Stravinsky au piano, dont le piano manque. Or, à plusieurs reprises, Michel Butor, invité à la Radio Suisse Romande dans des émissions qui concernent principalement la musique, a l’occasion d’évoquer longuement les expériences qui ont conduit à ces deux ouvrages. La chaîne culturelle Espace 2 étant avant tout dédiée à la musique, Butor est en quelque sorte l’écrivain idéal pour dépasser le livre et pour la rejoindre.
Dans ces émissions, Butor restitue tout d’abord les contextes dans lesquels ont pris place les collaborations autour des 33 variations et de Stravinsky au piano. Il explique quels sont les moments où il a considéré qu’il pouvait intervenir, quel a été son rapport à des partitions qu’il ne pouvait pas vraiment lire (n’étant ni suffisamment musicien ni musicologue), mais dont il essayait de tirer le meilleur parti en les regardant et en lisant les éléments de textes qu’elles contiennent. Butor évoque alors le processus de tâtonnement qui a entraîné des réalisations diverses, mobiles, dans lesquelles ses interventions n’étaient pas immuables.
Les différents épisodes de ces émissions sont ponctués par des pauses musicales qui permettent de présenter certaines des pièces dont parle Butor, et plusieurs de ces émissions se terminent par la diffusion de concerts-dialogues auxquels Butor a participé. Ainsi, le 1er mars 2007, les auditeurs ont pu entendre la première demi-heure du Dialogue avec 33 variations à la fin du quatrième volet des « Passages de Butor » [50] – ce « dialogue » étant décrit par le présentateur Jean-Luc Rieder comme représentant pour l’auditeur « une expérience plus qu’un concert ». De même, plusieurs des pièces de Stravinski qui faisaient partie des concerts réalisés avec les pianistes Jean-François Heisser et Georges Pludermacher sont diffusées dans la série Igor Stravinski au regard de Michel Butor en mars 1997 (le Concerto pour deux pianos, le Sacre du printemps dans sa version pour piano, et trois des Cinq pièces faciles pour piano) [51]. Les émissions radiophoniques apportent ainsi ce qui manque aux livres publiés par Michel Butor : elles donnent à entendre les pièces musicales qui ne sont qu’évoquées dans les ouvrages publiés, et elles permettent de découvrir concrètement les collaborations en en diffusant de larges extraits où le dialogue entre les pianistes et Butor apparaît clairement. De plus, elles révèlent la place qu’occupe Butor dans ces collaborations, qui n’est pas la première, mais la seconde – Butor s’insérant à des endroits rendus possibles par la musique, en jouant simplement le rôle de récitant, sans vouloir rivaliser avec les pièces avec lesquelles il dialogue, et sans prétention non plus à les maîtriser.
Sans doute est-ce un entretien mené par le présentateur Philippe Zibung qui permet au mieux de cerner le type d’expérimentation auquel se livre Michel Butor avec la musique lors de ces concerts en dialogue. Butor est alors le quatrième invité d’une série de cinq émissions intitulées « Le Sonore et l’humain : Musique et rêve » (du 24 au 28 août 1998) – à laquelle ont participé les jours précédents le professeur de psychologie Daniel Stern ou la philosophe Jeanne Hersch [52]. Dans cette série d’émissions, explique Philippe Zibung, il s’agit d’examiner avec les différents invités l’hypothèse selon laquelle le rapport à la musique serait semblable à celle du sommeil paradoxal. À l’époque où est enregistrée cette émission, il faut préciser que Michel Butor a publié depuis longtemps déjà les cinq volumes de Matière de rêve (dont il avait évoqué le quatrième au micro de Jacques Bofford 17 ans auparavant [53]), et qu’il avait participé à une émission télévisuelle intitulée « La Part du rêve » (8 février 1978) [54], qui rendait compte des recherches les plus récentes sur l’activité onirique, et où il intervenait en évoquant les tableaux vus dans les rêves.
En 1998, Butor était donc particulièrement bien outillé pour réfléchir à la relation de la musique et du sommeil paradoxal – dont on sait qu’elle correspond à une phase de sommeil propice à la production onirique, et qu’elle ne peut être atteinte que si le dormeur se sent en sécurité. Aussi Butor peut-il considérer d’emblée et sans hésitation que la musique classique est effectivement particulièrement propice à développer une attitude proche du sommeil paradoxal. La salle de concert apparaît comme une sorte de coquille où nous sommes protégés des bruits de la rue par des portes capitonnées, et où nous pouvons développer toutes sortes de rêveries.
Un peu plus tard, cette émission propose de faire entendre un concert-dialogue organisé à la Cité bleue à Genève, dans lequel Butor se lance dans des rêveries déconcertantes. En effet, si elles partent d’une réflexion sur le rapport entre la composition musicale et les nombres, elles digressent peu à peu sans retenue – jusqu’à évoquer l’importance des chiffres chez Rabelais (dans l’abbaye de Thélème, où tout va par six, et dans le Temple souterrain de la Dive Bouteille, où tout va par 7) – Butor passant ensuite à la numérologie des Indiens Zuni [55].
Il se trouve qu’en novembre 1996, j’avais eu l’occasion d’assister à ce concert-dialogue, en compagnie d’un public connaisseur tant sur le plan musical que sur le plan littéraire ; et je me souviens fort bien que nous avions été très sceptiques devant ces rapports apparemment très lointains entre la musique de Beethoven et le commentaire prononcé de façon excessivement sérieuse par Butor.
En réécoutant cette performance dans le cadre de cette émission sur Musique et rêve, en revanche, j’ai goûté la superbe ironie de Butor, qui dialogue avec la musique en développant sa propre rêverie, laquelle vient de ce fait parasiter les bagatelles de Beethoven – qui apparaissent précisément comme des « bagatelles » auxquelles il est possible d’imposer le silence.
Or seul le commentaire à la radio permet de parfaire ce que la performance ne laissait pas découvrir – dans la nuit d’un rêve impénétrable. La radio apparaît ainsi comme un média qui, tout en ménageant l’accès à des expériences souvent difficiles à suivre en dehors de leur contexte (et dont les livres imprimés ne sauraient pleinement donner une idée), vient également compléter certains pans de la création butorienne – et ainsi lui donner sens et la parachever.
*
Tout, dans le parcours de Michel Butor, indique que, pour lui, le monde ne pouvait se contenter d’être « tel quel », et qu’il lui fallait le transformer en un « beau livre » – qui est le supplément d’esprit et de beauté que les humains peuvent lui conférer [56]. Si Butor a été maintes fois interrogé à la radio en répondant à de simples invitations, il est parvenu, dans de nombreuses occasions, à dépasser le cadre strict de la radio pour le transformer en lieu d’invention et d’expérimentation artistique.
Pour ce faire, il a procédé comme lors de ses innombrables collaborations avec des artistes plasticiens, en multipliant les interventions différentes, non plus sur des œuvres plastiques, mais sur – et dans – les médias radiophoniques – pour en explorer les diverses virtualités, et pour les amener très au-delà de ce que l’empire médiatique réalise d’ordinaire.
Et si certaines des réalisations les plus expérimentales et les plus osées ont été effectuées sur d’autres canaux que ceux de la RTS et de la RSR, il n’en reste pas moins que les archives de ces chaînes publiques permettent de retracer un parcours particulièrement divers et complet – en étant attentifs à des éléments sans doute moins spectaculaires que Réseau aérien et 6 810 000 litres d’eau par seconde, mais qui rendent compte de la très vaste palette qu’a su explorer Michel Butor dans le monde de la radio.
Notes
[1] Charles Méla en dialogue avec Michel Butor, « Exposition “Le lecteur à l’œuvre” à la fondation Bodmer », Entre les lignes, Radio Suisse Romande (ci-après « RSR »), Espace 2, 26.05.2013 (première diffusion : 20. 05. 2013). Participants : David Collin (intervieweur), Charles Méla, Michel Butor et Michel Jeanneret (interviewés).
[2] « Interview de Michel Butor, prix Renaudot, et de Roger Vaillant, prix Goncourt », Paris vous parle, RSR, sauvegarde d’archives, 02. 12. 1957, 3 min 20 sec. Participant : Michel Butor (interviewé).
[3] « Interview de Michel Butor, écrivain, à propos de son ouvrage Hugo (Éd. Buchet-Chastel, 2016) », Entre les lignes, RSR, Espace 2, 04. 04. 2016, 55 min 39 sec. Participants : Michel Butor (interviewé), David Collin (intervieweur), Jean-Marie Félix (présentateur).
[4] « Blaise Cendrars : La fureur d’écrire », Livre à vous, Télévision Suisse Romande (ci-après TSR), 27. 09. 1987, 29 min 32 sec.
[5] « Le livre électronique fait son apparition en Suisse romande. Réactions dans le milieu de l’édition, du livre », Mise au point, TSR, 03. 10. 1999.
[6] « Noir sur blanc, émission littéraire animée par Jacques Bofford, avec une discussion autour d’une table avec les auteurs invités avec Michel Butor, Gabrielle Nanchen, Édouard Glissant, Jean-Pierre Moulin et Eugène Ionesco, TSR, 01. 06.1981, 1 h 2 min 6 sec.
[7] « Dialogue Édouard Glissant / Michel Butor », Université de Genève, Mercredi 18 mars 2009. V. https://www.youtube.com/watch?v=HIZWFSvfLkY [consulté le 12 octobre 2021].
[8] « Interview de Michel Butor, prix Renaudot, et de Roger Vaillant, prix Goncourt », émission citée.
[9] « Exposition “Le lecteur à l’œuvre” à la fondation Bodmer », émission citée.
[10] « Passages de Butor », épisode 3 sur 5, Musique en mémoire, RSR, Espace 2, entretien de Jean-Luc Rieder avec Michel Butor, 28. 02. 2007, 28 min 15 sec. Participants : Jean-Luc Rieder (intervieweur), Michel Butor (interviewé).
[11] « Michel Butor par Michel Butor », Carré d’arts, RSR, Espace 2, 30. 11. 93, 30 min 3 sec. Participant·e·s : Isabelle Rüf (intervieweuse), Madeleine Santschi, Michel Butor (interviewé·e·s), Nicolas Rinuy (récitant).
[12] « Michel Butor : en public au Collège Saint-Michel de Fribourg », Plume en liberté, RSR, Espace 2, 11. 02. 1994, 1 h 49 sec. Interview de Michel Butor par Isabelle Rüf. Participants : Isabelle Rüf (intervieweuse), Michel Butor (interviewé).
[13] « Petite histoire de la littérature française », À tous les temps, 10 épisodes, RSR, Espace 2, 30. 07. 2001-10. 07. 2001. Participants: Lucien Giraudo (intervieweur) et Michel Butor (interviewé). Voir aussi Michel Butor, Petite histoire de la littérature française, entretiens avec Lucien Giraudo, Vernier-Genève, Mediateria, 2000.
[14] « Soirée consacrée à Samuel Beckett », RSR, 13. 04. 1976, 1 h 36 min 8 sec. Participants : Gérard Carrat (récitant), Arié Dzierlatka, Jacques Doucet, François Germont, Michel Butor, Jean Starobinski (interviewés), Bernard Falciola (intervieweur). Cette émission a été rediffusée en deux épisodes le 4 février 1978 sous le titre « Samuel Beckett et Robert Pinget), Théâtre pour un transistor, RSR.
[15] « Hommage à Henri Michaux, qui fête ses 85 ans. Avec Jean Starobinski, Michel Butor, Jean-Charles Gateau, Vahé Godel et André Meury », Dimanche littéraire, RSR, 03. 06. 1984, 1h 28 min 38 sec.
[16] « Entretien avec Michel Butor : à propos d’Arthur Rimbaud et de Claude Lorrain », Dossier : littérature, RSR, Espace 2, 09. 11. 1989, 36 min 4 sec. Participants : Michel Butor (interviewé), Thierry Fischer (présentateur), Isabelle Rüf (intervieweuse).
[17] « Rimbaud, poète permanent : Interview de Michel Butor, écrivain, auteur de Improvisations sur Rimbaud (Éd. La Différence, 1992) », Entre les lignes, RSR, Espace 2, 20. 10. 2004, 29 min 30 sec. Participants : Louis-Philippe Ruffy (intervieweur), Michel Butor (interviewé).
[18] « Bicentenaire de la naissance d’Honoré de Balzac », Soirée thématique, RSR, Espace 2, 23. 05. 1999, 2h 27 min 23 sec. Participant·e·s : Roger Pierrot, Jean-Marie Bernicat (interviewés), André Neury (récitant), Marion Urbain, Isabelle Rüf (intervieweuses).
[19] « Voyages de Jules Verne », Sonar, RSR, Espace 2, 05. 10. 2008, 1h 57 min 42 sec. Participants : Philippe Curval, Pierre Lagrande, Jacques Baudou, Jean-Yves Tadié, Jean Demerliac, Michel Butor (interviewés), David Collin (intervieweur), Jacques Roman (récitant).
[20] « Interview de Michel Butor, écrivain, à propos de son ouvrage Hugo (Ed, Buchet-Chastel, 2016) », émission citée.
[21] « Interview de Michel Butor, écrivain et critique littéraire : à propos de la critique littéraire », RSR, Premier programme, 21. 02. 1964, 11 min 42 sec. Participants : François-Achille Roch (intervieweur), Michel Butor (interviewé).
[22] « Regards croisés : Muriel Olesen et Gérald Minkoff, photographes », Dossiers d’Espace 2, RSR, Espace 2, 12. 11. 1991, 1h 21 min 18 sec. Participant·e·s : Jean Perret (intervieweur), Gérald Minkoff, Michel Butor, Charles-Henri Favrod, Muriel Olesen (interviewé·e·s).
[23] « La photographie, quel moyen d’expression ? Interview de Michel Butor, écrivain, de Simone Oppliger, photographe de presse et de Claude Chuard, critique littéraire », Empreintes, RSR, Deuxième programme, 01. 10. 1982, 54 min 41 sec. Participant·e·s : Claude Chuard, Michel Butor, Simone Oppliger (interviewé·e·s), Alphonse Layaz (intervieweur), Jean-Pierre Vorlet (commentateur).
[24] Henri Pousseur et Michel Butor, Paysages planétaires, Alga Marghen (coffret comprenant 3 CD et un livret avec le texte de Butor et une présentation par Henri Pousseur). Le texte de Paysages planétaires a été repris dans Seize lustres (in Michel Butor, Œuvres complètes, sous la dir. de Mireille Calle Gruber, t. XII, p. 703-863, p. 737-762).
[25] « Entretien avec Henri Pousseur, compositeur », RSR, Deuxième programme, 23. 11. 1965, 13 min 9 sec, sauvegarde d’archives. Participants : Henri Pousseur (interviewé), Henri Jaton (intervieweur).
[26] « Interview de Henri Pousseur par Célestin Deliège : à propos de Votre Faust d’Henri Pousseur et Michel Butor », Sur les marches du théâtre, RSR, 23. 01. 1969, 12 min 43 sec, sauvegarde d’archives. Participants : Célestin Deliège (intervieweur), Henri Pousseur (interviewé).
[27] « Entretien avec René Koering, compositeur », RSR, mars 1975, 16 min 41 sec, sauvegarde d’archives. Participants : Henri Jaton (intervieweur), René Koering (interviewé).
[28] « Témoin », Journal romand, TSR, 11. 06. 1986, 14 min 48 sec.
[29] « Les mythologies du dimanche ou l’aventure du livre marginal », Clés du regard, TSR, 04. 06. 1978, 55 min 45 sec.
[30] « Trans-Imaginaire-Express », Viva, RTS, 08. 11. 1988, 46 min 44 sec.
[31] « Igor Stravinski au regard de Michel Butor. Un compositeur vu par un écrivain », Mémoires de la musique, RSR, Espace 2, série de cinq émissions diffusées du 24 au 28 mars 1997, durée totale : 292 min 36 sec. Participants·e·s : Elisabeth Pistorio (intervieweuse), Michel Butor (interviewé).
[32] « Passages de Butor », Musique en mémoire, RSR, Espace 2, série de cinq émissions diffusées du 26. 02. 2007 au 02.03. 2007, durée totale : 311 min 6 sec. Participants : Jean-Luc Rieder (intervieweur), Michel Butor (interviewé).
[33] « La part du rêve », Dimensions, TSR, 08. 02. 1978, 55 min 23 sec.
[34] « Rencontres internationales de Genève : Entretien avec Michel Butor, poète, romancier et essayiste français », Vie qui va, RSR, Deuxième programme, 23. 09. 1983, 19 min 53 sec. Participants : Michel Butor (interviewé), Francis Magnenat (intervieweur).
[35] « Interview de Michel Butor, écrivain et professeur à l’Université de Genève », RSR, La Première, 12. 02. 1987, 24 min 57 sec. Participants : Michel Butor (interviewé), Jacques Bofford (intervieweur).
[36] « Ésotérisme et littérature. Avec Jean Roudaut, professeur à l’Université de Fribourg, Antoine Faivre, historien de l’ésotérisme, et Michel Butor, écrivain », RSR, Deuxième programme, 19. 04. 1987, 51 min 5 sec. Participant·e·s : Jean Roudaut, Michel Butor, Antoine Faivre (interviewés), Inconnue (récitante), Inconnu (intervieweur).
[37] « L’arc lémanique : Table ronde avec Michel Butor, Jean-Marc Lovay, Beppe Sebaste (écrivains), Nicolas Bouvier (écrivain voyageur et grand photographe), Anne-Marie Grobet, Nicolas Faure, Luc Chessex, Olivier Richon, Jacques Berthet (photographes) », Entrée public, RSR, La Première, 09. 03. 1988, 41 min 20 sec. Participant·e·s : Nicolas Faure, Nicolas Bouvier, Michel Butor, Olivier Richon, Anne-Marie Grobet, Luc Chessex, Jacques Berthet, Beppe Sebaste, Jean-Marc Lovay (participant·e·s au débat), Daniel Jeannet (animateur).
[38] « 1. Entretien avec Michel Butor, écrivain : à propos d’un symposium à Paris sur l’identité européenne. – 2. Entretien avec Edmonde Charles-Roux, écrivain : à propos de la mode, des artistes et de la figure de Coco Chanel », Entrée public, RSR, Espace 2, 12. 01. 1988, 56 min 54 sec. Participant·e·s : Daniel Jeannet (intervieweur), Edmonde Charles-Roux, Michel Butor (interviewé·e·s).
[39] « Canal Europe (23/50). Les défis culturels du marché unique de 1993 », Canal Europe, RSR, La Première, 19. 12. 1988. Participants : François Bondy (interviewé), Eduardo Lourenço (interviewé), Michel Butor, Carlo Jagmetti, Jacques Freymond, Jurg Altwegg, Frédéric Dubois (interviewés).
[40] « Le livre électronique fait son apparition en Suisse romande », émission citée.
[41] Michel Butor, Réseau aérien. Texte radiophonique, Paris, Gallimard, 1962. 6 810 000 litres d’eau par seconde. Étude stéréophonique, Paris, Gallimard, 1965.
[42] « Interview de Michel Butor, écrivain, à propos de son ouvrage Hugo (Ed, Buchet-Chastel, 2016) », émission citée.
[43] « Temps artistiques : Le temps, matière et inspiration de l’artiste », Soirée thématique, RSR, Espace 2, 09. 05. 1999, 2h 28 min 15 sec. Participant·e·s : Nicolas Rossier (récitant), David Collin, Martine Béguin (intervieweur/euse), Michel Butor, Victor Stoïchita, Etienne Krähenbühl, Rolf Gotthardt, Étienne Darbellay, Muma (interviewés),Yves Arnold, Louis Aragon (commentateurs).
[44] Ibid.
[45] « Passages de Butor 2/5 », Musique en mémoire, émission citée.
[46] « L’arc lémanique : Table ronde avec Michel Butor… », émission citée.
[47] « Carrefour Michel Butor », L’Horloge de sable, RSR, Espace 2, 11. 03. 2006, 1h 59 min 3 sec. Participant·e·s : Christian Ciocca (présentateur), Jacques Bofford, Alphonse Layaz, François-Achille Roch, Michel de Saint-Pierre, Isabelle Rüf (intervieweurs·euses), Madeleine Santschi, Michel Butor (interviewé·e·s), Nicolas Rinuy (récitant).
[48] « Passages de Butor, 3/5 », émission citée.
[49] « Mobile de Michel Butor », Espaces imaginaires, RSR, Espace 2, 21. 11. 1989, 1h 55 min 47 sec. Participant·e·s : Jean Turlier, Rachel Cathoud, Harriett Kraatz, Rita Gay, Nicola Rinuy, Pierre Arbel, Jacques Michel, Suzy Rambaud, Edmond Vullioud, Paul Roland, Claudine Berthet, Jean Bruno, Michel Butor, Sophie Gardaz, Monique Mani, Gilles Laubert, Yves Jenny, Jean Natto, Emmanuel Pierson, Rodolphe Ittig (actrices et acteurs).
[50] « Passages de Butor », émission citée.
[51] Igor Stravinski au regard de Michel Butor. Un compositeur vu par un écrivain », émission citée.
[52] « Le sonore et l’humain (4/5) : Musique et rêve », Mémoires de la musique, RSR, Espace 2, 27. 08. 1998, 58 min 48 sec. Participants : Philippe Zibung (intervieweur), Michel Butor (interviewé).
[53] « 1. Interview de Michel Butor, professeur, écrivain : à propos de son livre Quadruple fond. – 2. Interview d’Anne Roulet, professeur, poète : à propos de son recueil de poèmes Deux mains dans une poche. – 3. Interview d’Olivier Poivre d’Arvor, écrivain : à propos de son premier livre Apologie du mariage », Invités de Jacques Bofford, RSR, Premier programme, 15. 05. 1981, 54 min 40 sec. Participant·e·s : Michel Butor, Olivier Poivre d’Arvor, Anne Roulet (interviewé·e·s), Jacques Boffort (intervieweur).
[54] « La part du rêve », émission citée.
[55] Le texte est repris dans « Le château du sourd », livret qui accompagne les Sonates op. 109.110.111, les Bagatelles op. 119.126 et les Variations Diabelli op. 120 de Beethoven jouées par Jean-François Heisser, Auvidis/Naïve, 1999.
[56] Voir Stéphane Mallarmé, « Le Livre, instrument spirituel », Divagations, dans Œuvres complètes, éd. de Bertrand Marchal, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 224.
Auteur
Patrick Suter est professeur de littératures de langue française contemporaines à l’Université de Berne et écrivain. Il a interrogé les relations entre presse et littérature de Mallarmé à Rolin (en passant par Butor) : Le journal et les Lettres, MētisPresses, 2 vol. Il a codirigé des ouvrages collectifs sur Robert Pinget, sur Georges-Arthur Goldschmidt, sur l’interculturalité et sur la poétique des frontières (Poétique des frontières. Une approche transversale des littératures de langue française, MētisPresses, 2021). Ses publications sur Butor tournent principalement autour de la frontière et des formes du livre, avec notamment : « Butor et le livre-installation » (2013) et « Par-delà les frontières du codex » (2017). Avec Mireille Calle-Gruber, il codirige le deuxième volume des Cahiers Michel Butor: Michel Butor et les peintres, dans lequel il coordonne le dossier « Lire les livres d’artistes » (parution au printemps 2022).
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