Abstract
Replacing Blaise Cendrars’s epistolary practices within the modernist context, several articles also examine letters by artists to whom he was close: Apollinaire, Le Corbusier, Cocteau, and for comparative purposes, Segalen, also a poet and world traveler, whose letters retrace his journey through World War 1.
À l’heure de l’ouverture des archives de nombreux écrivains du XXe siècle, de la publication des correspondances en ligne ou sur papier, la réflexion sur les pratiques épistolaires mais aussi sur les méthodes et la déontologie éditoriales, fort avancée en ce qui concerne les écrivains du XIXe siècle, est à compléter pour ceux dont les lettres sont plus récemment sorties au grand jour [1]. Dans le cadre d’une série de journées d’étude consacrées à l’édition des correspondances des poètes des avant-gardes du XXe siècle, une première rencontre s’est organisée autour des correspondances de Blaise Cendrars [2], avec une contextualisation élargie aux pratiques épistolaires de trois de ses contemporains : Cocteau et Apollinaire, ses amis et rivaux, et Segalen. À la différence de Cendrars, Segalen, comme Apollinaire, fait partie de ces écrivains qui écrivent abondamment pendant la guerre. Victor Segalen vient ici fournir l’exemple d’un poète qui, loin du petit milieu des modernistes parisiens, partage avec Cendrars l’expérience du voyage et celle de la première guerre. Il témoigne du passage entre deux mondes : ses voyages de médecin dans la marine coloniale s’engagent encore sous le signe de l’exotisme finissant mais l’amènent à formuler une théorie de la diversité comme valeur − pensée pour le moins inédite dans le monde colonial. Cendrars, lui, « part pour partir », sans entretenir ce qu’on pourrait appeler une « correspondance de voyageur ». À travers ces échanges, nous avons d’abord souhaité faire apparaître, au-delà des révélations privées qui attirent autant le lecteur que le chercheur vers les correspondances d’écrivains, la spécificité de l’écriture épistolaire de Blaise Cendrars et la contextualiser.
Le « nomadisme », consubstantiel à la lettre comme l’a souligné Brigitte Diaz, convient au mieux à la pensée bourlingueuse de Cendrars. Les lettres de Cendrars, parfois anodines, factuelles, laconiques et parfois truculentes dans leurs jugements sur le champ littéraire contemporain, riches de commentaires sur les écrits en cours, s’imposaient aussi à notre attention par les questions méthodologiques qu’elles permettent de poser ; Cendrars est connu du grand public pour ses autoportraits de bourlingueur, ses coups de gueule et ses récits emportés qui sont comme tous les masques à la fois révélateurs et protecteurs des secrets de l’être. Le poète pratique dans ses correspondances le cloisonnement, joue du déplacement et de la transposition, répartit entre ses destinataires des vérités fragmentées ; les élaborations mythiques autour de la genèse des œuvres et les histoires, fabuleuses ou non, des manuscrits perdus ou pillés, des malles volées, brouillent les pistes à dessein et laissent de multiples incertitudes. Les mythes d’écriture qui se constituent et se transmettent tant au fil des lettres que dans les récits forment ainsi un « épitexte public », selon la terminologie de Genette, qu’on aurait tort d’utiliser au premier degré comme un document pour écrire l’histoire, mais tort aussi de minorer. Si les correspondances sont des écrits « destinés » et servent aussi bien à dissimuler qu’à informer, elles permettent des recoupements, des vérifications de date, de lieu qui infirment ou confirment ; elles montrent sur le vif le processus d’élaboration des figures de l’auteur. Enfin et surtout, les lettres aux éditeurs, à Jacques-Henry Lévesque, à quelques amis écrivains (Miller, Poulaille, t’Serstevens) et directeurs de revue sont fécondes en réflexions métapoétiques, éclairant le lecteur sur l’art poétique, les techniques narratives, les principes de composition, les stratégies éditoriales. Brigitte Diaz résume ainsi les trois principales fonctions des correspondances auxquelles celles de Cendrars ne se dérobe pas : « la fonction génétique, la fonction médiatique, la fonction critique. La synergie de ces trois fonctions dote la correspondance d’une valeur littéraire, qui la fait participer activement et pleinement à la création et à la vie de l’œuvre ». Celles de Cendrars sont des objets littéraires à part entière ; que l’écrivain ait ou non l’intention d’en faire une vitrine du style, un mausolée ou un addendum posthume à l’œuvre ne décide pas du statut littéraire d’une correspondance.
On ne s’est pas attardé sur ces deux questions préalables que suscitent inévitablement les publications des lettres privées des écrivains et des artistes en général: est-il légitime de s’intéresser aux correspondances et, comme le demandait Hughes Richard à Cendrars, « a-t-on le droit de publier les écrivains morts sans les consulter ? » ― ces deux questions de principe se posent à tout éditeur /lecteur de correspondance et n’ont rien de spécifique à Cendrars qui, d’ailleurs, a répondu à la deuxième : « Cela m’est bien égal de savoir le sort futur de mes manuscrits. Corbeille à papier ou éditeur ? Le sort en décidera. » Sans doute ne pensait-il pas seulement à ses lettres et par ailleurs n’était-il pas aussi indifférent qu’il le dit au sort des milliers de feuillets qu’il laissait derrière lui : sa correspondance montre son souci de la transmission de l’œuvre, sans fétichisme des manuscrits qu’il conserve toutefois quand il le peut… à moins qu’il ne se serve des versions inabouties et du verso des brouillons comme papier à lettres, ce qui est une autre manière d’assurer leur survie. Pour sa part, il détruit sauf rares exceptions les lettres reçues et demande parfois (rarement) à Raymone de brûler celles qu’il laisse derrière lui. À la question portant sur l’intérêt et la légitimité de la lecture des correspondances, Cendrars a délégué à Thérèse, un des personnages de Emmène-moi au bout du monde !… sa réponse :
Il y a quelques années, j’ai vendu toutes les lettres qu’il [son mari Maurice Strauss alias Marcel Schwob] m’avait adressées à son meilleur ami, un éditeur, qui les a publiées, ce que Kramer [personnage de critique littéraire et dramatique], qui est en train de bouder au fond du corridor et qui fait une drôle de bobine, ne m’a jamais pardonné. Je me demande pourquoi? J’adore connaître la vérité sur les gens et je comprends très bien qu’il y ait un public pour ce genre d’ouvrages. Bien sûr, la famille du mort n’est pas contente à cause des indiscrétions et ses amis les plus intimes crient au scandale. Alors, pourquoi le fréquentaient-ils de son vivant? On sait bien qu’on n’est pas des saints sur terre et je préfère un président de la République qui passe de vie à trépas dans les bras d’une gourgandine à un général qui meurt dans son lit [3].
Mais cette réponse qui plaide pour la divulgation posthume des secrets d’alcôve et la puissance de scandale d’une vie semble cantonner ce type d’écrit intime dans un intérêt anecdotique et voyeuriste. Elle laisse de côté « l’invention du sujet » qui passe par l’expression épistolaire et la construction du moi, comme les informations de génétique textuelle. Gérard Genette y voit un seuil de l’œuvre et le défend à une époque où « la mort de l’auteur » a balayé les sources biographiques – pour le meilleur et le pire largement réhabilitées au XXIe siècle; il place les correspondances parmi les épitextes privés, en opposition aux épitextes publics, comme les entretiens. Et il précise ainsi la curieuse position d’indiscret toléré qui est celle du lecteur :
Dans l’épitexte public, l’auteur s’adresse au public, éventuellement à travers un médiateur, dans l’épitexte privé il s’adresse d’abord à un confident réel, perçu comme tel, et dont la personnalité importe à cette communication jusqu’à en infléchir la forme et la teneur. Si bien qu’à l’autre bout de la chaîne le public finalement admis dans cette confidence ou cette intimité, « prend connaissance », d’une manière toujours différée, d’un message qui ne lui est pas adressé au premier chef, « par-dessus l’épaule » d’un tiers authentiquement traité comme une personne singulière […] [4]
Cette lecture oblique à laquelle convie la lettre sortie de l’espace privé implique un travail d’édition particulier : la connivence, l’allusion qui recréent dans la lettre l’espace commun implicite des deux locuteurs en conversation sont insaisissables pour le lecteur qui s’introduit en tiers – l’appareil des préfaces, annexes documentaires, notes de fin ou de bas de page, plus ou moins digeste, tente en général d’y remédier : se contentera-t-on d’élucider les références à des hommes, événements, ouvrages oubliés, de pallier les effets du temps, ou ira-t-on plus loin dans les éléments de contextualisation pour replacer tel jugement, telle analyse en perspective dans l’histoire des années trente ou de l’Occupation ? L’éditeur inévitablement sélectionne par ces choix les lecteurs d’une correspondance.
Que pouvons-nous attendre de la publication des correspondances d’écrivain? « Ces lettres sans littérature, écrites avec une rapidité fébrile, sont souvent sublimes de concentration, d’intensité, et d’un cri rattaché par une fibre musicale à quelque chose d’immortel » écrivait Thibaudet dans la NRF en janvier 1925. Mais ces lettres ne sont jamais tout à fait sans littérature – dès lors qu’on se fait de la littérature une conception moins classique que celle de Thibaudet ; elles engagent nécessairement une définition de la littérature et de ses enjeux vitaux.
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Cendrars (1887-1961) a toujours fait partie des écrivains qui jouent de leur image publique, se fabriquant une identité au fil des années et des interlocuteurs. La figure du bourlingueur, aventurier et raconteur d’histoires qu’il s’est construite, anti-académique, a sans doute longtemps différé la reconnaissance littéraire de cette œuvre majeure de la modernité du XXe siècle. La publication des correspondances de Cendrars, confortée par l’entrée de l’écrivain dans la Bibliothèque de la Pléiade à partir de 2013 [5] et les multiples éditions et rééditions en poche, permet de découvrir sinon un « autre Cendrars », qui serait « le Cendrars privé » ou le « vrai Cendrars », plusieurs Cendrars qui ont pour dénominateur commun de s’ajuster à l’image qu’ont de lui chacun de ses destinataires : selon les interlocuteurs et les rapports de force, on le voit bourru, tendre, féroce, misanthrope, tantôt superstitieux, tantôt mystique sans foi, d’une lucidité sans compromis, vitupérateur de son temps, ascète résigné au pire, négociateur retors, ami à la dent dure ou chevalier servant. Cendrars se place en rupture avec le milieu littéraire qui accède à la notoriété dans les années trente et au statut de gloire nationale après la guerre – de Gide à Eluard ou Aragon –, mais il communique avec Henry Miller, Henry Poulaille, Robert Guiette, t’Serstevens, de nombreux écrivains, et éditeurs : c’est dire qu’avec lui se découvre un curieux paradoxe, spécifique des avant-gardes, celui d’écrivains en rupture de clan, qui revendiquent leur marginalité, dénoncent les processus de légitimation traditionnels et même l’activité littéraire qu’ils opposent à la vie et à l’action, non sans envoyer tous azimuts d’innombrables missives. On le découvre à la fois grand mécréant devant l’Histoire et démystificateur du champ littéraire, pourfendeur de la critique mais extrêmement attentif à son accueil et blessé de ses silences. La publication progressive des correspondances dans de nombreux numéros des revues cendrarsiennes (Continent Cendrars et Feuille de routes, Constellation Cendrars), dans les Cahiers du centre de recherches intertextuelles, puis dans Ritm, revues du Centre de recherches de l’Université de de Nanterre et, depuis 2013, dans la collection « Cendrars en toutes lettres » que dirige Christine Le Quellec Cottier [6] aux Éditions Zoé, à Genève, permet désormais d’envisager les figures multiples et mobiles de l’écrivain, dans la communication privée, en situation de confidence et d’amitié, de demande, de négociation ou de discussion entre pairs. L’auteur y évoque avec prudence sa situation personnelle, son regard sur son temps, commente le travail en cours, expose ses projets d’écriture : nous assistons à la « fabrique du texte », découvrons ses affinités, ses sources, ses jugements. Selon l’expression un peu galvaudée, la correspondance de Cendrars nous ouvre donc ce « laboratoire de l’œuvre », où un art poétique prend conscience de lui-même et trouve à se formuler. Les lettres à Jacques-Henry Lévesque donnent des renseignements précieux sur l’œuvre en cours d’élaboration, l’abandon, la reprise des projets d’écriture – ainsi de ce fantomatique John Paul Jones qui hante Cendrars au long des années trente pour s’effacer [7] devant la tétralogie. Elles constituent le banc d’essai de certaines scènes romanesques, risquent des idées techniques novatrices, et donnent des indications sur les lectures et les sources livresques ; elles permettent au premier éditeur des Poésies complètes, Jacques-Henry Lévesque, de comprendre l’architecture d’un recueil comme Feuilles de route et l’évolution d’un projet inachevé Au cœur du monde ; elles ont permis de retrouver trace d’un poème oublié, comme celui qui fut envoyé avec d’autres à Tarsila do Amaral pour accompagner son exposition à Paris, mais ne fut pas repris dans son catalogue et échappa ainsi aux premières éditions de Poésies (presque) complètes ; elles montrent sans fard comment l’auteur négocie avec ses éditeurs. Elles définissent, comme l’écrit Brigitte Diaz, le lieu de « l’élaboration d’une pensée critique de la littérature. L’échange épistolaire définit un espace critique privé à l’opposé de l’espace public de la presse, et c’est dans ce débat ouvert par et dans la correspondance que se forgent des valeurs esthétiques et que s’élabore une poétique [8] ».
L’étude de quelques-unes de ces correspondances de Blaise Cendrars montre qu’en toute cohérence avec son apologie de l’utile et sa conception de la communication moderne, qu’illustrent parfaitement ses échanges avec Le Corbusier, le poète, à la différence de nombre de grands écrivains depuis le XVIIIe siècle, ne cultive pas à travers ses lettres une autre modalité des Belles Lettres. La lettre n’est pas chez lui, écrite en toute conscience pour passer à la postérité dans un volume posthume – même si, comme on l’a vu, cette possible issue lui est indifférente puisqu’il appartient selon lui à chacun d’effacer les traces qu’il juge inopportunes, en temps voulu. Les courriers de Cendrars souvent brefs, sans fioriture, vont droit au but ; les marques visuelles et signes d’énonciation disent l’impatience, l’euphorie du retour à la création, la colère, soulignent à triple ou quadruple traits l’essentiel, conservent la trace du geste – tirets de toutes tailles, parenthèses, points d’exclamation multipliés. Parmi les lettres écrites à Jacques-Henry Lévesque celles envoyées du haras d’Élisabeth Prévost dans les Ardennes [9], avec leurs descriptions de forêts d’automne et les scènes villageoises croquées sur le vif, forment sur quelques mois, en 1939, un ensemble exceptionnel par leur longueur et la qualité des métaphores, les trouvailles expressives, une recherche stylistique des bonheurs d’écriture. On a privilégié ici les correspondances majeures avec Raymone, avec Jacques-Henry Lévesque, qui couvrent une grande partie de la vie du poète et sont en partie croisées. Blaise Cendrars détruisant les lettres reçues, ayant perdu pendant la guerre celles qu’il avait malgré tout conservées, les réponses des destinataires sont rares et erratiques. Les études qui suivent illustrent les principales fonctions de ces échanges : maintenir présents au cœur de l’absence les liens amoureux, amicaux, sociaux, donner des nouvelles de la santé des uns et des autres, de celle du monde : quand les journaux se taisent en temps de guerre, la poste, bien que capricieuse et soumise à la censure, reste le seul moyen d’avoir des informations sur les remaniements à Vichy, les débarquements, en Provence et en Normandie, de faire l’état du ravitaillement ou simplement de savoir si les proches ont survécu au dernier bombardement. Elles sont aussi les supports d’âpres négociations entre Cendrars et ses éditeurs (comme Tosi) et montrent comment peu à peu le combat s’instaure entre le poète et celui qui bon an mal an, doit s’il veut vivre de sa plume, exercer le « métier d’homme de lettres ».
Ces écrits périphériques au statut littéraire ambigu que sont les correspondances sont porteurs de présupposés critiques et théoriques majeurs. Cendrars, Breton dans « Clairement » (texte repris dans Les Pas perdus), et plus largement les écrivains d’avant-garde défendent tous le critère de la vie comme pierre de touche de la valeur littéraire ; cette conception de l’œuvre-vie, vérifiée, validée, légitimée par la vie vécue, a autorisé un regard nouveau sur la relation entre la biographie et l’œuvre, qui confère aux correspondances une valeur accrue. Si la correspondance est, comme on s’y attend, une fenêtre ouverte sur l’homme complexe, extrême, qu’est Cendrars, sur son regard sur la période d’Occupation et l’après-guerre, si elle nous confirme l’impatience du voyageur retenu au port, elle corrige aussi l’image physique du bourlingueur − qui apparaît d’une santé fragile, comme une plante sensitive toujours en alerte, neurasthénique et conscient de l’être −, et nous découvre sous le râleur bourru et misanthrope, une humanité généreuse et rugueuse. L’aventurier, flambeur et grand conteur qui détestait parler de littérature « parce qu’un homme de lettres pourrait manquer la vraie vie », se rêve aussi en ascète, en « stylite bien éveillé », sacrifiant sa vie à l’écriture de la vie, l’espace et le mouvement à l’invention de la « fragmentation du temps ». La complexité, la mobilité de Blaise Cendrars que manifestent les correspondances enrichit considérablement la figure élaborée dans l’œuvre, ne serait-ce qu’en révélant justement cette part construite d’un mythe de soi dont on arpente le chantier avec ses échafaudages, ses matériaux, ses extensions abandonnées, pour vérifier finalement ce que l’on devinait, mais sans soupçonner à quel point : que l’œuvre avait produit derrière ce nom un être, Blaise Cendrars, somme de ses avatars, habité par l’écriture, à chaque instant rongé et sauvé par elle : l’œuvre était le sujet, le sujet était l’œuvre.
La réflexion sur ces correspondances privées, adressées à des correspondants très divers, leur contextualisation, grâce aux chercheurs qui ont travaillé sur les lettres d’autres grands contemporains (Apollinaire, Le Corbusier, Cocteau, Segalen) permettront de se demander quel rôle joue une correspondance quant à la lecture de l’œuvre, quant à la réception de l’écrivain : l’éditeur doit-il tout publier ? Qui sont les lecteurs de correspondances ? Comment rendre lisibles ces échanges souvent chargés d’allusions et d’implicites – notamment quand on n’a pas en main une « correspondance croisée » ? Par quels moyens conserver l’émotion attachée à la graphie, aux supports ? Quel statut accorder à la lettre parmi les « péritextes » de l’œuvre ? Ce sont là quelques-unes des questions préalables qui se posent à tout éditeur de correspondance, mais les communications qui suivent en se concentrant sur Cendrars et ses contemporains ouvrent sur des questions plus spécifiques du XXe siècle.
Plus largement, nous avons souhaité au cours d’une série de journées d’étude recenser les questions méthodologiques, morales, idéologiques, voire juridiques que soulève au XXe siècle l’édition des correspondances et confronter les réponses que leur apportent les écrivains et leurs éditeurs. Est-il dans les correspondances des modernistes et des avant-gardistes des traits qui les distinguent ? Dans quelle mesure les rapports qu’entretiennent la poésie avec la littérature, l’écriture avec la vie, l’écrivain avec la société et le monde tels que les redessinent conflictuellement les avant-gardes définissent-ils des pratiques épistolaires spécifiques ? Il a paru légitime d’ouvrir cette série par Blaise Cendrars qui a voyagé en écriture plus encore que dans l’espace, et dont les lettres, partiellement éditées, occupent un nombre de boîtes impressionnant du fonds Cendrars de la Bibliothèque nationale de Berne. Qu’elle soit ici remerciée, ainsi que Miriam Cendrars, pour son accueil généreux de nos projets. Une pensée particulière, empreinte à la fois de reconnaissance et de tristesse, est ici dédiée à celle qui nous a quitté au printemps 2018, ainsi qu’à Maurice Poccachard, Président de l’Association des Etudes Internationales Blaise Cendrars, brutalement décédé en septembre 2018. Il avait généreusement ouvert pour nous sa collection de lettres de Guy Tosi, Blaise Cendrars et Henry Miller, dont les notes viennent ici comme un dernier signe d’amitié. À tous deux nous dédions cette publication.
Notes
[1] Les travaux de Gérard Genette notamment dans Seuils, de Brigitte Diaz (L’Épistolaire ou la pensée nomade, Paris, PUF, 2002, Stendhal en sa correspondance ou l’Histoire d’un esprit, Paris, Champion, 2003), de Françoise Simonet-Tenant (Journal personnel et correspondance (1785-1939) ou les affinités électives, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant, « Au cœur des textes », 2009), chaque numéro de la revue L’Épistolaire, publiée par l’A.I.R.E., ainsi que les nombreux volumes édités par Claire Paulhan ont prouvé s’il était besoin la légitimité de la lecture des correspondances d’écrivains ; leur apport fécond tient aussi, paradoxalement, à leur statut ambigu, entre document, journal de l’œuvre en cours, invention de soi ou construction d’une posture d’écrivain. Voir aussi L’Épistolarité à travers les siècles. Geste de communication et/ou d’écriture, M. Bossis et Ch. A. Porter (dir.), Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1990 et Alain Tassel, Valeurs et Correspondances, Paris, L’Harmattan, 2010.
[2] Sous la direction de Marie-Paule Berranger et Christine Le Quellec-Cottier à l’université Paris 3-Sorbonne nouvelle, le 27 janvier 2017.
[3] Emmène-moi au bout du monde !…, texte, notice et notes de Marie-Paule Berranger dans Blaise Cendrars, Œuvres romanesques, éd. sous la direction de Claude Leroy, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », II, 2017.
[4] « Ce qui distingue l’épitexte privé de l’épitexte public n’est pas exactement l’absence de visée du public et donc d’intention de publication : bien des lettres, bien des pages de journal sont écrites dans une claire prescience de leur publication à venir, et l’effet qu’exerce sans doute cette prescience sur leur rédaction n’entame pas leur caractère privé voire intime. Ce qui définira pour nous ce caractère, c’est la présence interposée entre l’auteur et l’éventuel public, d’un destinataire premier (un correspondant, un confident, l’auteur lui-même) qui n’est pas perçu comme un simple médiateur ou relais fonctionnellement transparent, une « non-personne » médiatique, mais bien comme un destinataire à part entière, à qui l’auteur s’adresse pour lui-même, fût-ce avec l’arrière-pensée de prendre le public à témoin de cette interlocution » (Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, p. 341).
[5] Œuvres autobiographiques, sous la direction de Claude Leroy avec la collaboration de Christine Le Quellec-Cottier, Jean-Carlo Flückiger, Michelle Touret, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2013 ; Œuvres romanesques précédées des Poésies complètes, sous la direction de Claude Leroy avec la collaboration de Marie-Paule Berranger, Myriam Boucharenc, Christine Le Quellec-Cottier, Jean-Carlo Flückiger, Michelle Touret, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2017.
[6] Plusieurs volumes ont déjà paru : Blaise Cendrars – Henry Miller, Correspondance 1934 – 1959, « Je travaille à pic pour descendre en profondeur », édition critique de Jay Bochner, 2013 ; Blaise Cendrars –Robert Guiette, Lettres 1920 – 1959, « Ne m’appelez plus… maître », édition critique de Michèle Touret, 2013 ; Blaise Cendrars – Henry Poulaille, Correspondance 1925 – 1961, « Je travaille et commence à en avoir marre », édition critique de Christine Le Quellec Cottier, 2014 ; Cendrars – Raymone Duchâteau, Correspondance 1937 – 1954, « Sans ta carte je pourrais me croire sur une autre planète », édition critique de Myriam Boucharenc, 2015, Blaise Cendrars–Jacques-Henry Lévesque, Correspondance 1922 – 1959, « Et maintenant veillez au grain ! », édition critique de Marie-Paule Berranger, 2017.
[7] « Antérieure à la naissance de l’œuvre, la correspondance peut aussi témoigner d’une non-naissance : œuvres avortées dont ne subsistent parfois que ces traces indirectes et quelques ébauches » (Gérard Genette, op. cit., p. 344). Parmi ces branches mortes que sont les projets abandonnés, certains comme la Vie de John Paul Jones et La Carissima, poussés fort loin par des années de recherche documentaire et d’écriture, sont le terreau de nombre des récits majeurs ; leur importance n’est révélée que par les correspondances et les brouillons.
[8] Brigitte Diaz, Correspondances d’écrivains au XIXe siècle : la valeur critique ajoutée, consultable en ligne sur https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00757742, janvier 2010.
[9] Les échanges avec Élisabeth Prévost ont été présentés par Monique Chefdor dans Madame mon copain. Élisabeth Prévost et Blaise Cendrars : une amitié rarissime, Nantes, éd. joca seria, 1997.
Auteur
Marie-Paule Berranger est professeur de littérature française du XXe siècle à l’Université Sorbonne nouvelle, au sein de l’UMR Thalim. Ses travaux portent sur le surréalisme (Dépaysement de l’aphorisme, Corti, 1988), la poésie de Robert Desnos, Blaise Cendrars, Frédéric Jacques Temple (Périples et parages, l’œuvre de Frédéric Jacques Temple, actes du colloque de Cerisy en collaboration avec Pierre-Marie Héron et Claude Leroy, Hermann, 2016), les genres dans la poétique des avant-gardes et l’histoire de la critique (Évolutions/Révolutions des valeurs critiques, Presses de la Méditerranée, 2015). Elle a édité en 2017 le dernier roman de Blaise Cendrars Emmène-moi au bout du monde !… (Bibliothèque de la Pléiade) et la correspondance Blaise Cendrars ‒ Jacques-Henry Lévesque aux éditions Zoé.
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