Abstract
In the literary writing showcased in his Twitter feed, Alain Veinstein finds a new avenue for some of the habits and requirements which he has already experimented in his radio broadcasts, and particularly live speaking. This mode of utterance, which is deeply embedded in the enunciative present, sets the stage for especially rich poetical moments, most notably because of Veinstein’s ability, through Twitter, to demonstrate his presence to the world.
Keywords
Lorsqu’il ouvre son fil Twitter, @AVeinstein, en avril 2012, Alain Veinstein est un homme de radio relativement bien connu du public pour ses émissions littéraires nocturnes, Les Nuits magnétiques puis Du jour au lendemain, diffusées depuis près de quarante ans sur France Culture. Il est aussi l’auteur d’une œuvre assez fournie, composée d’une vingtaine de livres, environ douze recueils de poèmes et huit récits romanesques ou autobiographiques. Selon l’auteur, cette nouvelle forme d’écriture s’inscrit dans une pratique de la communication de masse bien connue de celui-ci, car elle lui donne l’occasion de retrouver le « frisson du direct » : « Quand, le micro ouvert, ce qui est dit est immédiatement reçu par des milliers de personnes que vous pensez suspendues à vos lèvres [1]. »
L’instantanéité entre écriture et diffusion sur Twitter rejoint donc l’expérience déjà très riche d’Alain Veinstein comme interviewer pour la radio. Or, la pratique de l’entretien littéraire par celui-ci s’est distinguée pour le haut degré d’exigence vis-à-vis de l’échange mis en œuvre au point d’en faire une création à part entière. Dans Les Ravisseurs, évoquant un entretien avec Antonio Tabucchi, le journaliste évalue la qualité de la présence de cet auteur en entretien à sa capacité à recréer par la parole le livre dont il est question.
À l’entendre parler de sa relation à la littérature en général et avec la sienne en particulier, avec ce qu’il faut de distance pour la faire renaître comme s’il la réécrivait « en direct » pour ses auditeurs, j’ai vite compris que Tabucchi était un auteur pour moi. L’un de ceux que j’attends, souvent en vain, à chaque émission [2].
Pour Alain Veinstein, quelque chose se passe donc dans le « direct », ce dispositif de communication qui nécessite de mettre en jeu l’exercice de la parole dans l’instant immédiat de son énonciation, afin de se placer dans un « entre-deux qui est sans doute l’espace de la littérature [3] ».
Par extension, on peut alors se demander quel peut être le statut de l’instant dans le cadre d’une écriture élaborée selon les possibilités et les contraintes d’un réseau social de messagerie instantanée. Il importe de comprendre comment se tisse la temporalité mise en œuvre sur Twitter par cet auteur : jouant des contraintes associées à la diffusion instantanée, celui-ci fait partager au lecteur une expérience du temps bien plus riche que le « présentisme » auquel semble vouée notre époque, tel que l’a analysé François Hartog, « celui de la tyrannie de l’instant et du piétinement d’un présent perpétuel [4] ». Avec Alain Veinstein, le présent constitue essentiellement une occasion de faire advenir quelque chose d’inouï par l’écriture et la parole. Il s’agit avant tout de se mettre à l’écoute du monde et de ses voix pour en révéler l’étrange beauté.
1. Sur le fil de l’énonciation
À première vue, l’écriture sur Twitter se présente comme un fil de messages brefs accumulés les uns au-dessus des autres, composant une série d’instantanés dont la lecture doit recomposer la cohérence en remontant vers les plus anciens. La temporalité induite par ce dispositif correspond à la fois à une suite d’unités temporelles potentiellement indépendantes les unes des autres – des instants pris dans leur singularité – et à une continuité orientée vers le passé. Cependant, la nature des tweets rédigés par Alain Veinstein produit un rapport au temps bien plus complexe car chaque instant révèle un présent d’une teneur particulièrement riche et intense.
1.1. Une subjectivité ancrée dans le présent de l’énonciation
Comme le haïku tel que Roland Barthes l’a étudié, le message rédigé dans Twitter s’inscrit pleinement dans la situation d’énonciation proposée par le réseau social, qui apparaît comme un ensemble de circonstances déterminantes pour l’expression subjective.
Un haïku, c’est ce qui survient (contingence, micro-aventure) en tant que cela entoure le sujet – qui cependant n’existe, ne peut se dire sujet, que par cet entour fugitif et mobile […] → Donc, plutôt que contingence, penser circonstance [5].
Bon nombre de tweets d’Alain Veinstein font directement référence au lieu et à l’heure de leur rédaction, au risque de se montrer redondants par rapport aux indications déjà données par le réseau social.
[23/08/2012 ; 11h44] Rue Ledru-Rollin à Malakoff. Une jeune femme, plutôt avenante, me demande où est la bouche la plus proche. Je n’entends pas « de métro » [6]. [03/12/2012 ; 9h18] 9h16, Malakoff. À l’arrêt du 171, l’attrait du rideau si vite baissé des jeunes filles…
Le sujet se dit et s’écrit dans la contingence des petites aventures quotidiennes, qui sont autant d’occasions de révéler l’état intérieur de l’écrivain en prise directe avec les hasards de ce qui advient. Le « je » révélé par cette écriture journalière est celui qui se laisse modeler par les circonstances infimes et contingentes de la vie la plus banale : regarder par la fenêtre, sortir son chien, prendre le métro, faire le marché… La subjectivité qui se dessine par ce dispositif d’écriture transforme l’ethos auctorial que les œuvres plus concertées ont élaboré, ajoutant de la nuance et de la distance à soi dans l’autoportrait déjà bien connu du lecteur [7].
La personnalité qui se dégage de ce portrait se présente d’emblée comme une figure d’auteur à part entière, qui s’interroge sur son usage des moyens d’expression mis à sa disposition par le réseau social. « Les 140 signes me contraignent parfois à écrire dans une langue qui n’est pas la mienne. C’est dur pour qui n’a pas le don des langues » [11/05/2012 ; 15h16]. Selon Marie-Anne Paveau, cette métadiscursivité est liée à la nouveauté de ce genre de discours car celle-ci suscite un besoin d’expliciter la norme dans le cadre d’une forme de communication naissante : « On s’interroge beaucoup sur Twitter sur les formes langagières et discursives, on commente les formes, on ironise sur les fameux 140 signes : on ne dit pas seulement ce que l’on fait […] mais on dit ce que l’on… dit et comment on le dit [8]. »
Cette métadiscursivité entre en cohérence avec les usages traditionnels de l’écriture littéraire, dont l’objet essentiel est la recherche des formes langagières les plus appropriées [9]. Pour Alain Veinstein, ainsi que l’ensemble des écrivains qui s’expriment sur Twitter, il ne s’agit pas seulement de pratiquer un nouveau genre discursif, mais de contribuer à l’élaboration d’un nouveau genre littéraire, parfois désigné sous le nom de « twittérature », dont il est important de définir les usages. La réflexivité du propos est d’autant plus nécessaire que cette forme d’expression est empruntée à un espace hétérogène à la littérature. Au tweet du 11 mai 2012, un abonné d’Alain Veinstein, répondra par la référence à la tradition de la contrainte en poésie : « @AVeinstein “on” sait bien qu’en poésie les contraintes sont nécessaires et fécondes…. ???? » [@jabberwocky1949, 12/05/2012 ; 10h23]. Écrire en s’appropriant les normes liées à l’énonciation sur un réseau social comme Twitter implique donc que l’écrivain et le lecteur réaffirment régulièrement la spécificité de leur démarche afin de délimiter l’espace littéraire et de singulariser ses acteurs. Cette re‑médiatisation de la littérature par les dispositifs numériques pose aux écrivains des problèmes semblables à ceux qui se sont posés à leurs aînés dès l’avènement des formes médiatiques, comme l’a montré Marie‑Ève Thérenty, dans La Littérature au quotidien, en analysant les emprunts mutuels de l’écriture journalistique et des écritures romanesques et poétiques au XIXe siècle.
1.2. Un discours déterminé par la présence des destinataires
Le statut du lecteur se trouve lui aussi transformé par cette mise en question des normes de la littérarité. En effet, la saveur de l’écriture en direct tient à l’idée de savoir le lecteur présent dans l’immédiateté de la diffusion sur Twitter, comme l’auditeur à proximité de sa radio.
J’ai l’impression, toute nouvelle pour moi, d’une lecture « en direct » avec des retours immédiats. Mes lecteurs sont là, à l’autre bout du fil. Ils ont un nom et un visage. Je suis entré dans une partie, commencée avant que j’arrive, d’un grand jeu de la vérité. Pas de tricherie possible avec la règle des 140 signes [10].
Écrire dans Twitter implique donc une profonde transformation des conditions de l’écriture car cette démarche ramène au présent ce que les mécanismes de la publication tendent à différer ou à escamoter : l’influence du lieu et du moment, ainsi que la présence du lecteur, souvent envisagé comme une hypothèse plus que comme une présence réelle dans le cas de l’écriture d’un livre. Rompu à l’exercice de la radio, Alain Veinstein investit cet espace d’écriture de son expérience de la parole en direct qu’il a évoquée à plusieurs reprises. Dans le cadre de cette forme de communication, ce n’est pas la présence de tel ou tel auditeur réel et réactif qui compte, mais la conscience d’être entendu.
J’ignore vos réactions. C’est le noir absolu. Personne ne pipe. De temps à autre, je suppose l’esquisse d’un sourire dans le noir absolu. Je le sollicite même parfois par une remarque qui atteindra probablement son but. À force de m’écouter, et d’être devenus familiers de mes obsessions, de mes tics de langage, certains de mes auditeurs doivent se laisser aller à sourire de temps en temps [11].
L’auditeur de radio, tout comme la plupart des lecteurs sur Twitter, n’est assurément pas une personne réelle et identifiable qui interagirait sur la parole ou le texte en train de se produire. Il s’agit plutôt d’une présence qui galvanise la communication et interdit tout tête à tête entre l’auteur et ce qu’il écrit dans la solitude de son studio de la rue de Tournon.
Écrire dans le cadre d’un réseau social offre à l’écrivain une conscience plus aigüe encore qu’à la radio de la présence du lecteur car les tweets envoyés peuvent faire l’objet de retweets ou de réactions dont l’auteur est informé. Il est ainsi possible d’ajuster le propos aux effets qu’il produit dans le réseau. Ainsi, on peut observer que bon nombre des tweeteurs qui réagissent aux messages d’Alain Veinstein, sont des personnes qui animent des émissions ou des chroniques à la radio : Nicolas Demorand, Xavier de La Porte, Thomas Baumgartner, Sylvain Bourmeau, Bruno Patino, Isabelle Alonso, Laurence Le Saux, ainsi que le compte de la revue Syntone (@syntwit). Le compte le plus réactif s’intitule @jabberwocky1949, accompagné du nom d’utilisateur Radiolo et de la présentation suivante : « Adore la radio, Éric Rohmer, Chabrol et Julien Gracq, Soseki et André du Bouchet le tout dans le désordre ». Ainsi s’explique le fait que l’on trouve beaucoup de tweets en lien avec l’expérience de la radio dans les mentions du compte @AVeinstein visibles dans la base dlweb. Par exemple, le message « À la radio, les silencieux ne font pas assez parler d’eux », publié le 1er octobre 2012 à 21h44, a été retweeté trois fois, par le compte @syntwit le même jour à 22h34, par le compte @antoineblin le 2 octobre à 8h45 et par @zenzine (compte de Clément Baudet) à 9h07. Les pensées sur la radio, très abondantes dans l’ensemble des tweets, répondent à une attente massivement exprimée du lectorat d’Alain Veinstein sur Twitter. Par exemple, le message « Quand je quitterai la radio, j’essaierai de toujours prendre un air mystérieux et d’être imbu de moi-même », publié le 25 mai 2012 à 22h51, a été retweeté par Nicolas Demorand le même jour à 22h58, ainsi que par Catherine Rambert à 23h30, accompagné du commentaire « @AVeinstein J’adore… ». Peu à peu, s’impose la récurrence des tweets commençant par « Quand j’arrêterai la radio », encouragée par les réactions rapides et enthousiastes des abonnés, qui fera de cette anaphore l’un des fils conducteurs du roman Cent quarante signes. L’interaction directe et rapide avec les lecteurs du fil agit sur ce que l’écrivain se sent encouragé à publier et détermine par conséquent le livre qui s’élaborera dans un second temps de l’écriture.
Cette interaction ne porte pas seulement sur les sujets mais aussi sur la manière de raconter les micro-événements de la vie quotidienne. Par exemple, les récits dans lesquels le narrateur se met en scène au marché obtiennent un certain succès à partir de l’automne 2012. Le 16 décembre, au terme d’une série de messages sur les commerçants du marché, dont le savoureux « Le poissonnier enveloppe un poulpe visqueux dans un papier et demande à la cliente : “Je vous le mets dans un petit sac ou ça va aller ?” » [16/12/2012 ; 11h45], le compte @jabberwocky1949 répond : « @AVeinstein Post-it : penser à passer de l’autre côté du miroir pour décrire les clients vus de l’autre rive de l’étal avec cette même acuité » [16/12/2012 ; 11h52]. Par la suite, Alain Veinstein témoigne du fait qu’il s’est approprié cette remarque en donnant la parole à la crémière du marché : « C’est vrai ce que raconte le poissonnier ? Vous parlez de moi dans des truites ? Je me demande bien de quoi vous pouvez parler. » [13/01/2013 ; 9h37]. Ce message sera immédiatement retweeté par @jabberwocky1949, à 10h32, qui manifeste ainsi sa satisfaction à voir ses remarques prises en compte dans les créations diffusées sur le fil.
Selon Thierry Crouzet, l’écriture numérique se caractérise par la présence de la touche Send au sein des dispositifs de publication en ligne, qui permet de rendre très rapidement public, et donc lisible, le texte produit. Grâce à elle, les étapes de remaniement éditorial sont éliminées et la circulation de l’écrit entre l’auteur et le lecteur est facilitée : « Je peux arrêter ce texte, le propulser, ou bien le continuer encore, mais pas indéfiniment, le Send me travaille, il me tend vers les lecteurs, urgentise chacune de mes phrases par sa simple possibilité [12]. » Cette réflexion s’inscrit dans une pratique du blog, qui donne la possibilité de publier des textes longs. Sur Twitter, cette situation est d’autant plus intense que la contrainte des 140 signes pousse l’écrivain à actionner le bouton « Tweeter » bien plus rapidement et plus fréquemment. L’écriture se trouve donc profondément déterminée par la conjonction presque simultanée du temps de l’énonciation, du temps de l’écriture et du temps de la lecture. Il n’est pas étonnant que cette création dans l’instant, proche de la performance, ait pu renvoyer Alain Veinstein à sa pratique de l’entretien radiophonique, dans laquelle la nécessité de parler en direct, pour un auditeur supposé présent dans l’ici et maintenant, est utilisée comme un moyen de faire advenir une parole inouïe de la part des écrivains invités.
1.3. Un présent enrichi
Cependant, avec Alain Veinstein, la parole en direct ne se réduit jamais aux bornes étroites du présent de l’énonciation. Cet auteur ne se réfère en aucun cas à l’exaltation de l’instant présent stéréotypé, tel qu’il est avancé par toutes sortes d’experts et d’autorités médiatiques [13] comme le remède à nos consciences sollicitées à l’excès par la généralisation des nouveaux modes de communication.
Au contraire, chez lui, écrire dans l’instant suscite un déploiement des différentes facettes qui composent l’unité temporelle. L’expérience présente peut renvoyer au passé, par l’intervention de la mémoire, voire même à un univers potentiel par la mise en œuvre de l’imagination. Le 3 décembre 2012, après avoir commencé la journée par une observation amusée des jeunes filles qui prennent quotidiennement le bus à l’arrêt situé sous sa fenêtre, Alain Veinstein se trouve en fin d’après-midi dans son studio de la rue de Tournon pour y travailler.
Paix toute relative avec les jeunes filles. Les yeux sur les livres rue de Tournon, j’ai la tête à Malakoff, à l’arrêt du 171. [16h37] On dirait que les jeunes filles soufflent sur les lignes de mes livres pour les éteindre l’un après l’autre comme des bougies. [16h40] Je pense à cette petite fille, il y a soixante ans, qui m’a ouvert les yeux à l’amour. [16h48]
L’instant où s’écrit le tweet témoigne d’une certaine forme d’ubiquité de l’esprit auctorial, qui, bien que géographiquement situé, peut se projeter dans le passé récent, dans celui de l’enfance, mais aussi dans un univers éventuel, relevant de l’imaginaire, marqué par l’emploi du conditionnel. Le présent n’est donc plus un ensemble de coordonnées spatio-temporelles déterminées, mais le lieu où se conjuguent différentes modalités du temps, qui peuvent faire référence à des éléments plus ou moins lointains et plus ou moins réels.
La richesse de cette expérience de l’instant trouve un accomplissement particulièrement plaisant dans les récits de rêves par lesquels le tweeteur prend peu à peu l’habitude de commencer ses journées [14].
Rêve. Un ami de Kafka prétend tenir de lui que La Métamorphose, c’est de la vie transformée en paroles. [03/12/2012 ; 9h07] Rêve. Un homme passe dans toutes les maisons vers minuit comme l’allumeur de réverbères autrefois, pour en retirer la chaleur. [id ; 9h12] Rêve. J’entreprends l’inventaire général des questions mal posées. [id. ; 9h14] « Emmène-moi, emmène-moi », c’est tout ce que je sais dire à mon père sur son lit de mort [15]… [id. ; 9h16]
Quelle que soit l’authenticité de ces récits, il est intéressant de les mettre en relation avec l’importance accordée au rêve comme modèle ou référence dans la tradition radiophonique. Dans son article « Rêverie et radio », publié en 1951, Gaston Bachelard défend l’idée que la radio doit intégrer dans ses programmes des moments propices à entretenir l’auditeur dans un état de rêverie : « La radio est vraiment en possession de rêves éveillés extraordinaires [16]. » Ce projet a été celui qui a animé les pionniers de la diffusion radiophonique dès les années 1930, comme le rappelle Isabelle Krzywkowski, qui affirme que les premières pièces radiophoniques ont essayé d’« engendrer des impressions semblables à celles du rêve, si saisissant de vérité [17] ». Étant donné la grande connaissance de l’histoire de la radio témoignée par Alain Veinstein, notamment dans Radio sauvage, il est probable que cet écrivain ait souhaité adapter à l’écriture en direct sur Twitter des procédés éprouvés dans le cadre de la diffusion radiophonique. Dans ce contexte, le rêve peut avoir pour rôle d’installer une ambiance et de donner une coloration spécifique à la journée qui commence. Par la continuité qu’il instaure entre réel et irréel dans l’expérience vécue, il ouvre le présent à toutes sortes de potentialités que les tweets qui suivront pourront mettre en œuvre. L’énonciation ne se réduit donc plus à ses circonstances, mais elle s’enrichit de toute la palette de la rêverie du tweeteur, faisant du langage un vecteur de dépassement des contingences et de création.
2. Écrire en direct
Si riche soit le moment de l’écriture, il n’est jamais spontanément le lieu d’une exaltation liée à la conscience du présent ou d’une épiphanie poétique suscitée par un instant vécu comme particulièrement évocateur. Chez Alain Veinstein, écrire sur le fil réactive les mêmes ambivalences que celles vécues dans la pratique radiophonique. Lorsque l’émission commence, l’émotion dominante est « une excitation mêlée de frisson [18] » devant le micro ouvert, une peur de se fourvoyer dépassée par le désir de ce que l’obligation de parler fait advenir.
2.1. Regrets et repentirs
L’existence d’un fil Twitter peut s’apparenter à un micro ouvert pour une émission de radio : les conditions de la communication étant réunies, il faut parler quelles que soient les hésitations ou les erreurs.
Lorsque le magnétophone tourne, pas de repentirs possibles, pas de place pour la fiction. La machine va plus vite que nous et surtout n’attend pas. Il faut réagir au rythme de son impatience. On est dans la vérité de l’instant. Tout ce qui est enregistré peut être retenu contre vous, vos mots aussi bien que vos silences [19].
Les phrases s’énoncent les unes après les autres, formant une temporalité linéaire dont l’ordre ne pourra être modifié. Les tweets reflètent régulièrement cette expérience du regret par rapport à un message mal rédigé ou mal envoyé par le dispositif lui-même : « Les tweetes [sic] qu’on s’interdit d’envoyer au dernier moment ; ceux qu’on regrette, aussitôt fait, d’avoir envoyés » [01/ 12/ 2012 ; 19h51]. L’écriture en direct est d’abord le lieu de la déception et de la difficulté à produire une parole véritablement juste et novatrice. En ce sens, le temps prend une valeur tragique car les regrets associés à ce mode d’écriture disent à quel point l’instant échappe au locuteur, qui constate dans l’après immédiat qu’il a manqué d’à-propos.
Cette situation conduit, en réponse, à l’émergence de la figure de l’épanorthose comme mode de construction de la linéarité du propos.
J’ai confondu dans un tweet précédent 14h44 et 11h44. Décidément, j’ai besoin de lunettes. Je devrais m’en soucier davantage. [30/11/2012 ; 15h56] Programme des jours à venir : acheter des légumes, sortir le chien, déguster des pâtes au pistou et penser aux médicaments. [id ; 15h58] Au programme des jours à venir, j’ajouterais, au cas où : penser aux lunettes. [id ; 16h29] 16h30, rue des Frères d’Astier de la Vigerie. Rien à ajouter si je ne veux pas me laisser entraîner à dépasser les 140 signes fatidiques… [id ; 16h34] 17h18. Rentrer lire Dicker ? J’ai déjà assez à faire à observer les blondes boulevard Brune. [id ; 17h19] 17h25. À propos de blondes, ne surtout pas oublier la charcutière réputée de la rue Notre‑Dame‑ des‑Champs. Mais c’est une autre histoire… [id ; 17h25]
Le récit journalier se construit par reprise, ajustement et enrichissement de ce qui s’est dit dans les tweets précédents. Inscrite dans le moment présent, la parole s’improvise à partir de l’expérience immédiate. L’incomplétude du propos engendrée par la contrainte des cent-quarante signes associée à celle de l’écriture en direct devient une invitation à tweeter encore pour retoucher le propos, le corriger, le préciser ou souligner un jeu de mots. Alain Veinstein rejoint ainsi les mécanismes de la pratique conversationnelle, qui se construisent eux aussi sur le principe de reprises et de rebonds par rapport aux derniers propos tenus par l’interlocuteur. Les entretiens littéraires qu’il a réalisés ont toujours recherché cette élaboration du propos dans l’écoute de ce qui se dit sur le moment entre l’interviewer et son invité : « Je ne voyais pas pourquoi la radio ne pourrait pas s‘ouvrir à ce qui vient, sans références et points d’appui, faisant événement de ce qui arrive dans le libre cours de la parole [20]. » L’écriture dans Twitter pousse cette manière de faire encore plus loin, puisque l’interviewer devient auteur à part entière, seul en scène et que le contenu du propos n’est plus lié à la circonstance spécifique de la parution d’un livre, mais simplement à ce qui advient dans la vie quotidienne, au risque de la banalité.
2.2. Une présence attentive au monde
Ainsi, l’attention portée par l’écrivain aux réalités prosaïques du quotidien n’est pas sans évoquer l’importance accordée par Georges Perec à l’infra-ordinaire. Certaines promenades relatées par les tweets rappellent la « Tentative de description des choses vues au carrefour de Mabillon le 19 mai 1978 » réalisée par ce dernier pour France Culture [21]. Pour cet essai radiophonique, Georges Perec s’installe dans une camionnette donnant sur le carrefour et s’enregistre au Nagra alors qu’il décrit, au fur et à mesure, les menus événements qui se déroulent sous ses yeux : passage des feux du rouge au vert, circulation des bus, défilement des publicités qu’ils véhiculent, activités des piétons avec évocation de leur habillement et de leurs objets… De même, Alain Veinstein se montre sensible à l’ambiance des rues, aux passants, aux paroles échangées :
19h10, rue Ledru-Rollin. Rien. [26/11/2012 ; 19h12] 19h13, rue Gabriel-Crié. Les rares passants se hâtent en se méfiant des feuilles mortes. [id. ; 19h15] 19h17, rue Raymond-Fassin. La jeune femme au chien s’éloigne en balançant les hanches. Son chien essaie d’attraper les feuilles qui volettent. [id. ; 19h23] 19h24, avenue Pierre-Larousse. Au tabac, deux femmes croisent les jambes sur leur tabouret. L’une répète à l’autre : « C’est pas mon problème. » [id.. ; 19h28] 19h28, rue Victor-Hugo. Un homme, une femme. Un couple ? Je ne sais pas. L’homme : « Tu t’agites toujours après la bataille ». [id. ; 19h31] 19h33, rue Gambetta. C’est quoi cette obscurité ? Les lampadaires sont éteints. Pas une enseigne lumineuse. Rien que des volets fermés… [id. ; 19h38] 19h40, rue Gambetta encore. Toujours cette nuit noire et ce méchant petit vent. Bonjour le froid. Je fais demi-tour… [id. ; 19h41] 19h46, rue Victor-Hugo. L’homme et la femme sont toujours là. L’homme : « Tu n’as qu’à te boucher les oreilles… » [id. ; 19h49] 19h50, avenue Pierre-Larousse. Au tabac les deux femmes descendent de leur tabouret. « Je retourne à mes prières » annonce la plus grande. [id. ; 19h55]
Le tweeteur semble reprendre à son compte l’injonction de Perec à « interroger l’habituel » dans ce qu’il a de plus trivial et futile, parce que ce type d’observation pourrait être un moyen de « capt[er] notre vérité [22] ». Sans avoir la portée anthropologique du projet de son aîné, l’écriture en direct d’Alain Veinstein répercute pour le lecteur les images et les bruits de la vie de tous les jours, leur donnant en écho une signification incertaine et plurielle qui ouvre tantôt à une vision humoristique des petits drames quotidiens, tantôt à une révélation de la violence qui traverse les relations familières. « Resocialisation de l’expression poétique et du fait littéraire en général autant que poétisation des relations sociales, la littérature renaît avec la conversion textuelle de notre relation induite par leur basculement dans cet empire du texte qu’est le Web [23] », écrit Alexandre Gefen à propos du microblogging. Le passage ci-dessus, adaptation littéraire de la pratique du Live Tweet, montre à quel point l’écriture sur Twitter d’Alain Veinstein s’inscrit dans ce mouvement plus général de transmutation du quotidien en objet littéraire par les moyens de l’échange au sein d’un réseau prévu au départ pour des interactions plus prosaïques.
Pour cet écrivain, cette forme d’expression instantanée doit donner lieu à la mise en œuvre d’une présence au monde particulièrement intense : « Tweeter à ses moments perdus, ce n’est pas chercher à tout prix la formule magique, mais envoyer des signes de présence » [23/05/2012 ; 10h16]. Or la présence est bien aussi ce que l’interviewer attend de ses invités lors de ses émissions nocturnes : « Je ne leur demande pas du cliquant, du faux-semblant. Je leur demande de l’inattendu et des cadences. Une présence entière et tendue dans l’imprévisible [24]. » Sur le fil, cette présence se manifeste par une attention sensible au réel, qui apparaît comme un ensemble d’occasions à saisir pour exprimer l’expérience vécue avec esprit et originalité. « 9h35. Art Press sur la table d’attente de la clinique. Décidément, la médecine fait des progrès » [01/08/2012 ; 9h38]. Peu importe la banalité des faits relatés, la valeur du tweet tient à la distance et à l’humour qui trouvent à s’exprimer par cette forme d’écriture.
Tout comme en entretien, l’attention du tweeteur révèle une qualité d’écoute très fine de tout ce qui s’entend et se dit dans l’espace public. Cette sensibilité acoustique ne se réduit pas à un simple enregistrement des paroles et des sons autour de soi, elle est constamment tendue vers la perception d’un sens qui dépasse le donné du son. Conformément à l’analyse de Jean-Luc Nancy, chez Alain Veinstein, « si “entendre” c’est comprendre le sens […], écouter c’est être tendu vers un sens possible, et par conséquent non immédiatement accessible [25] ». Sertis par les suspensions du texte imposées par l’écriture d’unités de cent-quarante signes, les gestes et les paroles rapportés voient leur sens se décontextualiser et se dilater pour atteindre une portée énigmatique et poétique.
13h45, rue Didot. Seule à sa table du bistrot, elle note une phrase dans son carnet puis reste prostrée, la tête dans les mains. [23/11/2012 ; 13h41] 13h55, rue Didot. Autre table. Un homme, une femme. « C’est comme ça que tu veux vivre, dit-il, je n’ai pas ma place ; plus qu’à m’effacer. [id. ; 13h54] 14h, rue Didot. Dans ce bistrot, rien n’est bon et rien ne marche. Ça finit par être comique et par attirer la sympathie. Je reviendrai. [id. ; 14h] 14h05, rue Didot. Bistrot. Trois femmes entre elles. Les rumeurs fusent. « Elle a quitté son mariage pour la maternité » dit l’une d’elles. Rires. [id. ; 14h07] 14h12, rue Didot. Bistrot. Au lieu de déguster son plat à la bonne température, un type sort son portable toutes les cinq minutes pour tweeter. [id. ; 14h13]
Ainsi, la voix du tweeteur se fait caisse de résonnance pour restituer la poésie d’un instant fugace et éphémère par nature. Les notations successives constituent un ensemble de paroles entendues qui se font écho dans la conscience du scripteur, dont le rôle est de donner une unité – fût-elle celle de l’échec partagé par tous – aux différents éléments de l’instant vécu en co-présence. Selon Jean-Luc Nancy, « le sujet de l’écoute ou le sujet à l’écoute […] n’est pas un sujet phénoménologique […], il n’est peut-être aucun sujet sauf à être le lieu de la résonnance, de sa tension et de son rebond infini » [26]. Le philosophe élabore cette réflexion à propos d’un sujet en présence des sons écoutés. Mais cet effet se trouve encore amplifié par le dispositif de Twitter qui, comme à la radio, escamote la scène énonciative ainsi que la présence physique du locuteur pour ne garder que sa parole. La présence en direct de l’auteur se manifeste dans la subtilité d’une voix à l’écoute de l’instant pour en saisir les potentialités créatives.
2.3. Une parole poétique
Ainsi, cette attention ne se porte pas seulement sur l’expérience du réel mais sur les mots eux-mêmes tels que l’instantanéité du direct les produit. Une sorte d’étonnement jaillit de l’apparition de certains mots sur le fil. La rédaction d’un nouveau message en reprise par rapport au précédent permet d’entrer dans la profondeur du mot et de le faire miroiter au gré des phrases successives.
Passer sa vie à la radio en étant possédé par le silence. Je suis cet homme sous influence. [01/12/2012 ; 10h57] Quand le silence me lâche, la longueur de la laisse est ma seule marge de manœuvre. Ni plus ni moins. [id. ; 10h59] Lâché par le silence, je ne parle plus. Ou si je parle, ce n’est pas moi qui parle, qui dis ces mots dictés par la menace. [id. ; 11h03]
L’attention aux mots tels qu’ils résonnent dans le présent pour le tweeteur guide l’écriture, qui se trouve scandée par les instants délimités par la publication en cent-quarante signes. Le style adapté à cette forme médiatique se révèle assez proche des normes de l’écriture radiophonique : des phrases courtes, de structure simple (pas plus de trois propositions), des verbes au présent. Il s’agit en premier lieu d’atteindre efficacement le lecteur dans le cadre d’un espace de communication extrêmement dense où des publications très diverses peuvent apparaître en même temps sur un même fil.
Mais cette forme d’écriture rejoint aussi les recherches d’écriture poétique pratiquées par Alain Veinstein depuis les années 1960. Dans l’hommage qu’il rend à Michel Deguy, dans Les Ravisseurs, l’écrivain raconte que sa découverte de ce poète lui a permis de comprendre qu’« une poésie peut s’écrire, proche du “direct” qui me hante, à la radio comme à l’écrit [27] ». En effet, on peut observer les effets de reprises et remise en jeu des mêmes mots au sein des poèmes d’Alain Veinstein comme on les a observés dans le déroulement du fil Twitter.
Une seule fois, un jour.
Comme un seul amour
sur cette terre.
S’il n’y a qu’un seul amour
sur cette terre,
rester un peu avec cet amour,
rien qu’un peu rester
avec toi.
J’écris, depuis, pour rester,
j’écris à côté
de cet amour [28].
Les mots « amour », « cette terre », « rester », « j’écris » sont relancés au rythme des vers et des phrases/strophes qui font progresser le texte. Le blanc, plus important dans la page du livre que dans cette retranscription, constitue l’équivalent des silences qui interrompent chacune des reprises pour qui suit l’écriture en direct sur Twitter. Dans le récit qu’il fait de sa rencontre avec Louis-René des Forêts, Alain Veinstein formule ainsi les questions qui accompagnaient alors sa démarche de création poétique : « Comment chasser des livres toute “littérature” ? Comment, sans rien céder de la défiance à l’égard du langage, composer avec des mots dont on ne s’efforce de capter que l’énergie [29] ? » Dans ce cadre, la référence à un autre média, ‒ écriture « en direct » influencée par la pratique de la radio ou écriture sur un réseau social ‒, peut apparaître comme un moyen d’échapper à ce que l’écriture poétique peut avoir de plus conventionnel, afin d’atteindre une force d’expression qui se concentre dans une langue assez minimaliste, dépouillée afin que les quelques mots choisis atteignent toute leur puissance.
Cependant, sur le fil Twitter, la poésie d’Alain Veinstein ne saisit pas un instant de la même nature que celle qui se manifeste chez Yves Bonnefoy, l’un de ses poètes de référence. Jean-Pierre Richard a montré que, dans les poèmes de ce dernier, l’instant apparaît comme une unité mobile : il est « à la fois pivotant et lent [30] ». Plus généralement, la poésie de cette époque, notamment chez Philippe Jaccottet, ne tient pas l’instant pour « un petit point étanche de durée », mais pour « un lieu de passage […] que son essence […] voue à l’ouverture [31] ». Au contraire, la structure par messages successifs du réseau social tend à produire des unités closes sur elles-mêmes. Dans les tweets d’Alain Veinstein, il semblerait plutôt que l’instant s’approfondisse, révélant des perspectives inattendues, voire surréalistes. La jeune femme au chien que le narrateur rencontre lorsqu’il sort promener son chien n’est pas sans rappeler la Nadja de Breton. Tout comme son aînée, elle adresse au tweeteur des paroles énigmatiques.
7h50. De ma fenêtre j’aperçois la jeune femme au chien qui passe juste devant chez moi. Elle s’arrête et glisse quelque chose sous ma porte. [03/01/2013 ; 7h54] Je me précipite. C’est une carte. Je lis : Alexandra web [sic], psychanalyste. Suivent un téléphone et une adresse que je n’arrive pas à déchiffrer. [id. ; 7h57]
L’évocation de la psychanalyse, l’attention portée aux coïncidences, les cartes de visites aux messages mystérieux évoquent le récit d’initiation poétique au surréalisme d’André Breton. Les occasions de rencontre donnent lieu à des instants marqués par l’étrangeté et la sensation que le réel dépasse ce que le narrateur en perçoit immédiatement.
7h40. Dans le petit jour hivernal, Alexandra web rentre chez elle, sans son chien, en titubant. [04/01/2013 ; 7h39] Je reprends la carte de visite d’Alexandra et vérifie, même sans lunettes, que le « psychanalyste » est bien écrit en toutes lettres sous son nom. [id. ; 7h43] 7h45. Alexandra se cramponne à l’arrêt du 191, secouée par moments d’un rire inextinguible. [id. ; 7h45] Pour finir, elle traverse la rue et glisse à nouveau sa carte sous ma porte. Est-elle identique à celle d’hier ? [id. ; 7h54] C’est exactement la même, mais cette fois, elle a tracé ces mots : « Ne cherchons pas de sens, il n’y en a pas. » [id. ; 7h56]
Contrairement à ce qui a lieu dans Nadja, la rencontre restera fantasmée et n’ouvrira à aucune « conception du monde » [32] clairement identifiée par le narrateur. En bonne initiatrice à la poésie du Web, Alexandra est plutôt celle qui invite à renoncer au sens, de même que le flux continu du fil ne permet pas l’élaboration d’une conclusion réflexive comme celle qui clôt Nadja.
La jeune femme au chien ne prendra jamais la dimension quasi biographique qu’a Nadja pour Breton. Elle reste un simple personnage de fiction : « 10h, Malakoff. Retour à la vie réelle. Être ce qu’on est. Pour moi, un homme qui promène un chien. Tout le reste relève de la vie secrète. » [31/12/2012 ; 10h37]. Mais la projection de cette inconnue dans la virtualité du réseau ouvre la perception de l’instant à quelque chose qui déborde du cadre de l’expérience dite in real life. En effet, Marcello Vitali Rosati rappelle que le virtuel correspond au *dunaton d’Aristote, une « force qui détermine la production de quelque chose de nouveau » [33]. Il oppose une conception traditionnelle qui « extrait du réel l’idée de mouvement, d’évolution », – concevant la réalité comme « une série d’arrêts sur image juxtaposés » – , et le virtuel envisagé comme une « force dynamique déterminant le mouvement du réel » [34]. L’écriture sur le fil de Twitter devient poétique à partir du moment où elle se saisit de l’occasion donnée par l’espace virtuel ouvert par le réseau social pour révéler une autre manière d’expérimenter le réel que celle où nous enferme ce que l’on appelle couramment la « vraie vie » par opposition à ce qui se vit sur le Web. Par son caractère intermittent et ses contradictions, la beauté qui en émane se révèle « convulsive » [35], comme celle qu’André Breton appelait de ses vœux. Cette beauté imprévisible, étrange et énigmatique que ce dernier finit par trouver simplement dans le « journal du matin » est aussi celle qu’Alain Veinstein cherche à capter lorsqu’il écoute la radio.
3. Le livre, une négation de l’instant ?
Une consultation attentive des archives numériques du fil Twitter de cet écrivain donne rapidement à percevoir l’intensité du travail de réécriture mis en œuvre pour la publication du roman Cent quarante signes réalisé à partir des tweets publiés entre avril 2012 et mars 2013. Bon nombre de messages sont amendés et comportent des corrections de lexique et de syntaxe. Ainsi, le tweet du 5 janvier 2013, « En sortant du sommeil j’ai pensé à ma mère. Enfant, c’était plutôt le contraire. C’était en m’endormant que je pensais à elle. » [9h43], devient dans le livre : « En me réveillant, j’ai pensé à ma mère. Enfant, c’était plutôt en m’endormant qu’elle occupait mes pensées [36]. » Certains messages sont entièrement supprimés. La série de tweets du 5 janvier 2013 commence par trois pensées sur le rapport de l’auteur à sa mère, suivi de cinq remarques sur le lien qu’il a entretenu avec son père. Ces derniers messages ne figurent pas dans le roman. De même, l’évocation de la mère est transformée puisque le « chagrin » [9h45] qui lui est attribué devient de l’ « angoisse [37] » et que le désir de « lui faire plaisir » [9h47] n’est pas mentionné dans le livre. Au contraire, d’autres fragments, au nombre de neuf, ont été rédigés sur ce même thème pour la publication papier.
Doit-on conclure de cette situation qu’Alain Veinstein met en doute la valeur de ce qui s’est écrit dans l’instant pour lui préférer une écriture plus concertée ? Cela pourrait sembler décevant de la part d’un interviewer qui a toujours préféré enregistrer et diffuser ses entretiens dans les conditions du direct : « Avec le montage, l’interview est un bien mal acquis [38]. » D’une part, celui-ci reconnaît que la nécessité du montage apparaît en cas d’échec ou d’accident survenu dans l’entretien. Faut-il alors penser que le fil Twitter, pourtant continué activement jusqu’en juin 2016 et encore ouvert aujourd’hui, est un échec aux yeux de son auteur ? L’écriture en direct ne serait alors pour lui qu’un avant-texte en attente d’être retravaillé pour devenir le véritable texte littéraire digne de la publication en livre. Mais, d’autre part, Alain Veinstein considère aussi le montage comme une trahison, voire un meurtre, puisqu’il nécessite de « trancher dans le vif » et laisse au monteur « du sang sur les mains [39] ». Selon lui, la recomposition d’un entretien fait perdre à l’auditeur la qualité de l’écoute qui a lieu entre les deux interlocuteurs, ainsi que leur présence corporelle dans le souffle et les silences. Faut-il donc, au contraire, regarder le roman comme une version non authentique, apocryphe, d’un happening définitivement passé et auquel il n’a pas ou n’a plus accès directement ? Ce serait alors mésestimer le profond travail de rédaction et de composition mis en œuvre dans Cent quarante signes.
L’analyse des transformations opérées par Alain Veinstein pour l’élaboration de son livre montre que la majorité d’entre elles va dans le sens d’un approfondissement de l’expérience relatée par le fil. Pour ce qui est de la série du 5 janvier 2013, le choix de supprimer les réflexions sur le père pour développer celles sur la mère permet de concentrer l’attention sur un sujet précis et d’éviter la sensation de dispersion que peut donner une collection d’instantanés. Le mal-être perçu chez la mère colore l’ensemble de l’unité consacrée dans le livre à la journée du 5 janvier, puisque son angoisse contamine le narrateur lui-même dans le dernier fragment : « Entortillé dans le fil d’alerte. L’étau d’une angoisse qui ne s’est jamais desserré [40]. » L’ensemble des fragments rédigés pour le livre explore l’enfermement de la mère dans une « vie d’emprunt », une « vie d’actrice », dont le rôle est « verrouillé à tout jamais ». Les procédés d’écriture sont ceux du fil, dominés par la reprise de termes et l’épanorthose : « En tapant les lignes précédentes, j’ai omis les mots « l’aider à vivre » : impossibles à écrire [41] ». L’ensemble de ces modifications apparaît comme une manière supplémentaire d’approfondir le moment où survient la pensée, comme une méditation qui s’appesantit sur l’instant présent pour atteindre une dimension plus intérieure de la réalité envisagée. L’expérience mise en œuvre par l’écriture en direct n’est jamais reniée ni trahie ; elle est plutôt mise à profit et dilatée dans une écriture a posteriori, qui demande parfois le courage d’affronter en toute sincérité un passé familial difficile à porter.
Avec Alain Veinstein, « retrouver le frisson du direct » n’est pas seulement retrouver par l’écriture sur Twitter des perceptions et des modes d’expression déjà mises en pratique à la radio. Il s’agit véritablement d’un retour à la fois sur des exigences existentielles vis-à-vis de la parole produite et sur ce que cette forme d’écriture permet de faire advenir. Comme à la radio, le direct est le lieu d’un « frisson » lié au risque de laisser échapper l’occasion de dire quelque chose d’inouï, mais aussi le lieu du « frisson » lié au plaisir de révéler tout ce que le réel comporte d’étrangeté, d’ambiguïté et de beauté.
Notes
[1] Alain Veinstein, Cent quarante signes, Paris, Grasset, 2013, p. 10.
[2] Alain Veinstein, Les Ravisseurs, Paris, Grasset, 2015, p. 249.
[3] Ibid., p. 263.
[4] François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps [2003], Paris, Éditions du Seuil, « Points Histoire », 2012, p. 13.
[5] Roland Barthes, La Préparation du roman I et II, Paris, Seuil/Imec, « Traces écrites », texte établi par Nathalie Léger, 2003, p. 90.
[6] La rédaction de cet article s’appuie sur la consultation du compte Twitter d’Alain Veinstein, archivé à partir du 14 février 2014 par l’Ina dlweb. À cette date, conformément aux réglages prévus par la base, 3242 tweets ont été sauvegardés. Il ne m’a pas toujours été possible de déterminer avec précision si l’archive que je consultais était complète par rapport au fil Twitter réel d’Alain Veinstein. Je n’ai, par exemple, pas retrouvé de trace des tweets rédigés avant le 1er mai 2012. Je tiens à remercier amicalement Zeynep Pehlivan qui m’a permis, avec beaucoup de patience et de disponibilité, de consulter, avant que cet outil ne soit consultable par le public, la version Bêta des archives Twitter accessibles dans la base dlweb de l’Inathèque.
[7] V. Marie-Laure Rossi, « Le Ramdam et le gazouillis. Alain Veinstein, twitter dans le bruit du monde », article à paraître.
[8] Marie-Anne Paveau, « Activités langagières et technologies discursives. L’exemple de Twitter », 5 mars 2012, www.penseedudiscours.hypotheses.org/8338 [dernière consultation 28 décembre 2016].
[9] Dans Le Démon de la théorie, Antoine Compagnon rappelle que, depuis le milieu du XVIIIe siècle, la définition de la littérature qui s’est imposée est celle d’un « art verbal ». V. Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie [1998], Paris, Seuil, « Points », 2001, p. 43.
[10] Alain Veinstein, Cent quarante signes, op. cit., p. 9.
[11] Alain Veinstein, Radio sauvage, Paris, Seuil, « Fiction et Cie », 2010, p. 254.
[12] Thierry Crouzet, tcrouzet.com, « La Send génération », 15 novembre 2013, www.tcrouzet.com/2013/11/15/la-send-generation/ [dernière consultation 28 décembre 2016].
[13] Par exemple, le best-seller de Guillaume Musso, paru chez XO Éditions en mars 2016, s’intitule L’instant présent.
[14] Selon les statistiques de la base dlweb, le terme « rêve » arrive en cinquième position des mots les plus employés, avec 186 occurrences.
[15] Ce dernier tweet est précédé de la mention « Rêve » dans sa reprise pour le roman Cent quarante signes, op. cit., p. 265.
[16] Gaston Bachelard, « Rêverie et radio », Le Droit de rêver, Paris, Presses Universitaires de France, 1970, « Quadrige », 2013, p. 223.
[17] Isabelle Krywkowski, Machines à écrire. Littérature et technologies du XIXe au XXe siècle, Grenoble, ELLUG, « Savoirs littéraires et imaginaires scientifiques », 2010, p. 208.
[18] Alain Veinstein, Radio sauvage, op. cit., p. 100.
[19] Ibid., p. 63.
[20] Alain Veinstein, id., p. 57.
[21] Georges Perec, « Tentative de description des choses vues au carrefour de Mabillon le 19 mai 1978 », France Culture, 25 février 1979, réalisation Nicole Pascot.
[22] Georges Perec, L’Infra-ordinaire, Paris, Éditions du Seuil, « La librairie du XXe siècle », 1989, p. 11-13.
[23] Alexandre Gefen, « Ce que les réseaux sociaux font à la littérature », Itinéraires, 2010-2, mis en ligne le 10 juillet 2010, http ://itineraires.revues.org/2065 [dernière consultation 28 décembre 2016].
[24] Alain Veinstein, Radio sauvage, op. cit., p. 85.
[25] Jean-Luc Nancy, À l’écoute, Paris, Galilée, 2002, p. 19.
[26]. Id., p. 45.
[27] Alain Veinstein, Les Ravisseurs, op. cit., p. 203.
[28] Alain Veinstein, L’Introduction de la pelle. Poèmes 1967-1989, « Une seule fois, un jour » [1989], Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 2014, p. 409.
[29] Alain Veinstein, Les Ravisseurs, op. cit., p. 112.
[30] Jean-Pierre Richard, Onze Études sur la poésie moderne [1964], Paris, Éditions du Seuil, « Points Essais », 1981, p. 272.
[31] Id., p. 332.
[32] André Breton, Nadja [édition de 1963], Paris, Gallimard, « Folioplus classiques », 2007, p. 46.
[33] Marcello Vitali Rosati, S’orienter dans le virtuel, Paris, Hermann, « Cultures numériques », 2012, p. 157.
[34]. Id., p. 158-159.
[35] André Breton, op. cit., p. 132.
[36] Alain Veinstein, Cent quarante signes, op. cit., p. 331.
[37] Ibid.
[38] Alain Veinstein, Radio sauvage, op. cit., p. 64.
[39] Ibid.
[40] Alain Veinstein, Cent quarante signes, op. cit., p. 333.
[41] Id., p. 332.
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—, compte @AVeinstein, ouvert en avril 2012, consulté sur la base dlweb de l’Inathèque.
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Auteur
Marie-Laure Rossi est l’auteur d’Écrire en régime médiatique, étude consacrée à Marguerite Duras et Annie Ernaux. Elle étudie les liens entre littérature et médias à l’époque contemporaine. Elle a déjà consacré un article à Alain Veinstein, « Le Ramdam et le gazouillis. Alain Veinstein, twitter dans le bruit du monde », et a écrit des articles sur les productions radiophoniques de Pierre Senges et d’Olivia Rosenthal.
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