Agathe MELLA ‒ François Billetdoux, je vais vous demander de rassembler vos souvenirs et de nous donner vos manières de voir sur ce que fut la recherche à la radio. D’abord qu’est-ce que ça veut dire « la recherche à la radio » dans votre esprit ? La recherche de quoi ? Et comment ?
François BILLETDOUX ‒ Si on parle de mon approche personnelle, elle est adolescente puisque je devais avoir dix-sept ans quand je suis entré au Club d’Essai de la radiodiffusion française, et j’y suis entré parce que je voulais faire un peu de radio. J’étais intéressé par la radio et j’essayais de placer à l’époque une émission. J’avais fait un projet et il m’avait été renvoyé par Jean Thévenot qui s’occupait des variétés à l’époque à la RTF. Il m’avait dit : « C’est trop littéraire. » J’étais allé voir Étienne Lalou, lequel avait repoussé mon projet en me disant : « C’est trop variétés. » Et voilà qu’en mars 1946 s’ouvre le Club d’Essai. Il y avait un an que je travaillais à cette émission et nous étions quatre : un musicien, Hubert Degex ; Jean Valmont, un comédien ; Picaud, une comédienne, et moi. On connaissait l’émission par cœur. On est arrivés au studio. Et nous avons pu aussitôt enregistrer la première émission [des Ânes rouges] sans aucune difficulté. Ensuite, pratiquement, s’est engagée une série. Au départ, il n’y en avait qu’une que j’avais travaillée pendant un an. Ensuite, j’en ai fait une toutes les semaines…
Agathe MELLA ‒ Qui était directeur du Club d’Essai, à l’époque ?
François BILLETDOUX ‒ Jean Tardieu.
Agathe MELLA ‒ Et cette époque, c’était laquelle ? En quelle année aviez-vous dix-sept ans ?
François BILLETDOUX ‒ En 1946.
Agathe MELLA ‒ Tout de suite après la guerre.
François BILLETDOUX ‒ J’ai toujours cru depuis lors ‒ bien qu’ayant eu des approches beaucoup plus difficiles ‒ que c’était le rêve même, et que ce rêve était la chose la plus juste qui soit. Le Club occupait un très bel hôtel particulier rue de l’Université. J’avais la possibilité d’avoir des studios. Il y avait des ingénieurs qui étaient merveilleux : Raymond Verchère, Jean Godet, Jacques Poullin, et tout était possible. Alors, ce n’est pas l’idée de recherche qui prédomine pour moi, c’est cette idée que tout était possible. Par conséquent, je me suis laissé aller d’une certaine façon « à inventer » la radio, puisqu’à cette époque c’était possible. Et c’est le début, pour moi, de l’approche de la recherche. Il faut ajouter que ce Club d’Essai n’est pas né de rien puisqu’il préexistait. Le Studio d’Essai avait été créé pendant l’Occupation par Pierre Schaeffer : il a été la première station radio à émettre à la Libération. Pratiquement, il s’y était passé un certain nombre de travaux, avec Jacques Copeau par exemple. Des travaux de recherche sur le plan technique, toute une série d’intuitions propres à Pierre Schaeffer. Il y avait donc un soubassement important, qui était quand même dans l’air du temps et dont des gens comme moi ont pu profiter. A l’époque où ce Club d’Essai s’est ouvert, on y trouvait Maurice Cazeneuve qui est devenu l’un des premiers metteurs en ondes et qui voulait traiter la radiodiffusion comme on traitait le cinéma. Et il y réussissait, ma foi. Il y avait sur le plan des émissions dramatiques Paul‑Louis Mignon qui, lui, essayait de faire intervenir toute la littérature dramatique de notre époque. Tous ces gens sortant de la guerre avaient le sentiment, là, d’une ouverture.
LA RECHERCHE : TOUTES LES DIRECTIONS
Agathe MELLA ‒ Mais de mauvaises langues disent que dans la recherche, on cherche… ce qu’on cherche ! Et après tout, ce n’est pas si bête. En effet, faire de la recherche, c’est se poser des questions sur les voies différentes que l’on pourrait emprunter. Est-ce que ces voies tiennent à des recherches de fond, de forme, de style, de langage, de moyens de communication, ou bien est-ce que c’est tout à la fois ?
François BILLETDOUX ‒ C’est tout à la fois. Mais selon les périodes où l’on pratique et selon ce qu’on a à faire, on favorise tel ou tel aspect. Là, à l’époque, je dirais que, pour ma part, ça a été bien davantage une recherche des hommes. J’ai fait énormément travailler des gens jeunes que je faisais venir régulièrement dans nos studios, beaucoup dans le domaine des variétés. J’ai fait débuter des tas de gens…
Agathe MELLA ‒ Difficile domaine que celui des variétés !
François BILLETDOUX ‒ Oui, et qui pour moi, était un monde en naissance. À l’époque, les Français chantaient mal ; il y avait les premiers interprètes à la guitare ; Jacques Donai, Francis Lemarque, etc. ; il y avait les gens qui inventaient le cabaret. C’était, à la Rose Rouge, Yves Robert. Yves Robert venait comme bruiteur dans mes émissions. Par la suite, j’ai fait chanter pour la première fois Mouloudji, avec beaucoup de difficultés. Puisque le Club était ouvert, toutes sortes d’hommes pouvaient venir là, et dans des styles relativement différents, mais ayant tout de même un caractère un petit peu littéraire. Pour résumer ce qu’a été le Club d’Essai, c’est difficile, il faudrait beaucoup de temps !
Agathe MELLA ‒ C’était une pépinière qui était censée découvrir des sources de telle manière que les directeurs des chaînes de programmes ‒ dont j’étais à l’époque ‒ puissent en bénéficier, puissent dire « Ça, c’est réussi ! maintenant, on passe par les grandes chaînes. » Je me souviens que ce fut pour moi un très fructueux moyen d’alimenter France-Inter. Par exemple, le fameux « Masque et la Plume » sortait du Club d’Essai. Je me souviens même que Tardieu m’avait fait des reproches en me disant : « Vous venez me “piquer” mes émissions. » Je répondais : « Je croyais que vous étiez fait pour ça ! » Par la suite, il en a un peu convenu, parce qu’il est loin d’être bête… et il a été au contraire ravi de voir que sa production fleurissait ailleurs. Alors, ces fameux Anes Rouges, on y chantait, on y dansait, qu’y faisait-on ?
François BILLETDOUX ‒ C’était une émission qui était différente chaque semaine et qui permettait de faire venir des interprètes.
Agathe MELLA ‒ Est-ce que vous croyez qu’on en trouverait encore dans les archives ?
François BILLETDOUX ‒ Il paraît que oui puisque le groupe des Espaces radiophoniques ayant fait une exposition l’année dernière, ou l’année d’avant, a réussi à trouver un exemplaire que je n’ai pas pu entendre, mais qui existe encore… [1]
Agathe MELLA ‒ … ayant échappé au désastre qui frappe de temps en temps les archives de la radio.
François BILLETDOUX ‒ Peut-être que la phonothèque n’est pas complètement appauvrie dans ce domaine. Il y a un album qui est très important, « Dix ans d’essais radiophoniques 1942‑1952 », qui avait été fait par Schaeffer [2]. Il est assez indicatif d’un certain nombre de recherches qui avaient eu lieu à ce moment-là ‑ non compris dedans, la recherche concernant la naissance de la musique concrète qui très rapidement est venue en marge. J’y ai un petit peu participé, en découvrant là les travaux de classement, qui étaient primordiaux pour Schaeffer. Il y avait à ce moment-là : Ferrari, Poullin… Tout cela se passait en même temps ; de même, se passait en même temps le fait que, rue de l’Université, se faisaient les premiers entretiens radiophoniques avec Georges Charbonnier, avec Jean Amrouche.
Agathe MELLA ‒ Ah ! les premiers entretiens à proprement parler, ceux qui ont eu tant de succès et à juste titre, n’étaient pas connus avant qu’ils n’aient débuté…
François BILLETDOUX ‒ Ils ont débuté là, oui.
UN INSTRUMENT SOCIAL ET CIVILISATEUR
Agathe MELLA ‒ En somme, il fallait trouver des formes, de nouvelles manières d’expression. Croyez-vous qu’actuellement ‒ ce n’est pas tout à fait l’objet de notre entretien ‒ il y ait encore un terrain à explorer ? Est-ce qu’on n’a pas battu tous les buissons ?
François BILLETDOUX ‒ Je crois qu’il y a forcément un terrain à explorer. J’ai plutôt le sentiment d’une régression actuellement, par un développement trop important d’une certaine forme de radio molle. Il m’a été donné, après mon passage au Club d’Essai, d’affronter un nouveau problème, parce que là aussi, j’étais, très jeune, directeur des programmes pour la radio aux Antilles et je me suis occupé de l’installation de la RTF à la Martinique, à la Guadeloupe et en Guyane. Tout particulièrement, je m’occupais de la radio à Fort-de-France ‒ et donc là, pour ma part, j’ai découvert une chose primordiale, qui est l’importance sociale de l’instrument. Cet aspect-là, qui est un des aspects qui m’a beaucoup intéressé par la suite, m’étant occupé beaucoup des problèmes des radios locales, par exemple, cet aspect-là pour moi, date de trente ans. Me trouvant à la Martinique dans une espèce de province française, mais dans un environnement particulier : celui des Caraïbes, et avec des problèmes humains et politiques d’une autre nature, j’ai découvert en quoi la radiodiffusion était un instrument social…
Agathe MELLA ‒ Mais vous voulez dire « social » dans ce sens qu’il favorise la communication, ou bien, aussi, un instrument civilisateur ?
François BILLETDOUX ‒ Civilisateur, par nécessité parce que là aussi, il ouvre. Il y avait eu une période assez difficile après la guerre. Pour ma part ‒ bien sûr là encore les variétés m’ont bien aidé ‒ j’ai relancé le Carnaval. Et relancer le Carnaval, ça veut dire que, tout d’un coup, les jeunes Antillais écrivaient des chansons d’actualité ‑ ils n’écrivaient toujours que des chansons d’actualité. Chaque événement peut provoquer une chanson.
Agathe MELLA ‒ Comme actuellement en Amérique latine.
François BILLETDOUX ‒ Donc c’est une action sociale, c’est une libération. Il m’a été donné de lire des poèmes ‒ chose qui ne se faisait pas facilement peut-être à Paris et qui là-bas était fort bien entendue, y compris même les poèmes de Césaire ‒ ce qui a choqué un peu puisqu’il était maire communiste et en même temps un poète un peu difficile. Eh bien c’est formidablement bien entendu par une population qui était sensible au lyrisme. Donc, entre le Carnaval et la grande littérature, le mouvement était de même nature, et il se passait quelque chose dont maintenant j’ai encore des échos de personnes qui avaient douze ans à l’époque, et qui avaient le sentiment qu’on leur ouvrait le monde. D’autant plus que, étant nourri de beaucoup d’éléments de phonothèque que je pouvais avoir emportés, j’apportais aussi des novations.
VITESSE ET RADIO « MOLLE »…
Agathe MELLA ‒ Vous aviez donc l’impression que vous étiez en mesure d’ouvrir des voies. Revenons aux temps présents. Vous parliez de radiodiffusion molle. Vous voulez dire que peut-être on ne se donne pas assez de peine pour rechercher quoi que ce soit qui ne soit pas le tout venant qui se présente immédiatement à l’esprit ou au micro ?
François BILLETDOUX ‒ Oui, je vais vous donner un exemple pour faire image, mais il y en aurait beaucoup d’autres. Vous avez un compositeur canadien, de Vancouver, qui s’appelle Murray Scheffer. II s’est passionné pour ce qu’on appelle « le paysage sonore », en analysant tout ce qui est dans l’environnement sonore, partant de l’idée que nous vivons dans un monde dont nous ne mesurons pas assez qu’il est plein de significations pour l’oreille. Donc il a organisé ‑ mais sur un plan presque mondial ‑ toute une série de travaux sur le « paysage sonore ». Et, par rapport à la radio, il dit, par exemple, qu’il faudrait se préoccuper du style de la programmation. Si vous écoutez les bandes sur la M.F. actuellement, tout ce qui passe, tout le monde parle à la même vitesse ; tout le monde a l’air d’être précipité, tout le monde évoque « le temps qui m’est imparti » ; tout le monde est pressé. Pourquoi ne pas essayer d’adopter un rythme différent sur le plan de la station ?
Agathe MELLA ‒ Rythme de la parole ?
François BILLETDOUX ‒ Rythme en général. Par exemple, on se dit : tout le monde, dans le système urbain, vit dans la précipitation. Rien n’empêche de faire une station où on dit : là, nous avons le temps ; là, nous avons le loisir…
Agathe MELLA ‒ Là ce serait une recherche de rythme.
François BILLETDOUX ‒ Il est possible de faire une recherche sur la programmation et sur le style du programme. Ce qui est une autre idée que celle qui consiste à dire « On va chercher une nouvelle émission ». On peut penser en terme de programmation. Eh bien, on pouvait espérer qu’il y aurait parmi les stations, parmi les 1200 qui sont apparues en France, qu’il y en aurait qui prendraient un style, un ton. Ça n’a pas eu lieu d’une façon évidente.
[…]
JAZZ ET AUTRES NOUVEAUTÉS
Agathe MELLA ‒ Nous venons de faire un détour sur le présent, et je ne le regrette pas, Mais je voudrais que nous revenions un petit peu au temps du Club d’Essai. Vous avez nommé pas mal de personnes qui ont participé ; les Anes rouges ont duré combien de temps ? Plus d’une année ?
François BILLETDOUX ‒ Deux ans.
Agathe MELLA ‒ À part Les Anes rouges, est-ce que vous pouvez nous mettre sur la piste d’autres émissions qu’il faudrait essayer de déterrer dans les archives de cette maison ?
François BILLETDOUX ‒ Peu à peu, je suis venu à m’occuper d’un ensemble de programmes et il y a eu beaucoup d’émissions qui ont été faites à mon instigation. Pratiquement, à l’époque, je ne sais pas si vous vous souvenez de Sim Coppens ? C’était « La voix de l’Amérique », eh bien, c’était la seule émission qui existait sur le jazz. J’ai fait entrer au Club d’Essai André Francis et André Hodeir et les premières émissions sur le jazz ont commencé là.
Agathe MELLA ‒ Comment est-ce qu’un directeur de programmes ne pensait pas à programmer le jazz ?
François BILLETDOUX ‒ Le jazz, c’était une des formes qui était dans l’esprit de quelques-uns. A l’époque je connaissais un peu le jazz parce que j’étais allé chez Dullin et qu’il y avait, chez Dullin, Michel Carrier et Claude Desailly qui avaient créé la première discothèque avec leurs disques 78 tours. Et il y avait tout un petit milieu qui s’intéressait au jazz, mais ce n’était pas encore d’usage courant : c’était la jeunesse. Il y avait aussi Bernard Blin qui est arrivé à ce moment-là au Club d’Essai. Bernard Blin, lui, avait des préoccupations concernant donc une radio utile, et il a commencé par faire des clubs de jeunes et là aussi ça a été l’amorce de choses qui sont venues par la suite. Vous aviez Jacques Peuchmaurd qui, lui, s’est assez vite intéressé à d’autres aspects ; par exemple, il a été le premier, vraiment, à faire une émission en utilisant les archives historiques. Cette émission s’intitulait « Les Illusions perdues », sauf erreur, et racontait ce qui s’est passé avant-guerre, 34, 36, la guerre d’Espagne, Hitler, etc. C’était quelque chose qui était également nouveau.
Agathe MELLA ‒ Et il y avait des archives ?
François BILLETDOUX ‒ II y en avait. Donc, vous voyez, il s’est passé beaucoup de choses, et puis il y avait des tentations : il y avait Constantin Œconomo que je n’ai jamais revu, qui, lui, était plutôt du côté sciences humaines. On ne parlait pas encore beaucoup de sciences humaines, mais il fouinait du côté des chercheurs du type CNRS. Il y avait là également toute cette approche sociale, qui était difficile ; il faut se rappeler qu’il y avait le début des Temps modernes, que les problèmes se posaient d’une certaine façon politiquement. A l’intérieur du Club d’Essai, bien des interrogations aussi se faisaient jour sur la nature des enregistrements qu’on pourrait effectuer. Il faut se rappeler que nous avons commencé au Club d’Essai avec des moyens techniques d’une certaine nature. L’usage le plus courant, c’était le disque souple qui était assez difficile à manier. Puis il y a eu le Philips-Miller qui a été un rêve.
Agathe MELLA ‒ Mais ça se conservait mal !
François BILLETDOUX ‒ Et puis le grand départ quand même a été le fait de la bande magnétique. Dès que la bande magnétique est arrivée, l’approche des problèmes de radio a entièrement changé. La radio, ce sont mes universités. Pratiquement, le montage magnétophone m’a appris sur le terrain toutes sortes de problèmes phonétiques que je n’aurais pas appris aussi bien à la Sorbonne. Et le travail que j’ai pu faire pour monter les entretiens de Jean Amrouche avec Giono par exemple, sur la forme du discours de Giono, sur ses répétitions, sur ses hésitations, sur les moments où à certains mots il se mettait à galoper, où le récit prenait forme. Voyez, c’est quelque chose de passionnant. Ce qu’il y avait en moi d’acteur et d’auteur a beaucoup appris en travaillant sur une bande magnétique. Alors, est-ce qu’on doit appeler ça de la recherche ? Ça a été une recherche pour moi formidable.
Agathe MELLA ‒ Le Club d’Essai a pris fin pour laisser la place à un service de la recherche ? Ou y a-t-il eu un hiatus ?
François BILLETDOUX ‒ Il y a eu un hiatus.
SCHAEFFER : NAISSANCE DES CHOSES A PARTIR DU BROUILLON DES RENCONTRES
Agathe MELLA ‒ La fin du Club d’Essai, c’est à quel moment ? En somme, ça a commencé en 46, précédé par le Studio d’Essai. Pourquoi a‑t-on fermé le Club d’Essai ? C’était une pépinière merveilleuse. Dieu sait si je l’ai vécu !
François BILLETDOUX ‒ Mais je ne me souviens pas de la fin avec évidence… Je me souviens d’avoir travaillé au début du Service de la Recherche, mais je situe, pour moi, ce début après avoir travaillé encore avec Pierre Schaeffer et après avoir été directeur des programmes de la SORAFOM (la Société de Radiodiffusion de la France d’Outre Mer) où, ma foi, il s’agissait là aussi d’inventer des radios dans des pays qui n’étaient pas encore indépendants, et ça a été une expérience considérable. II me semble que le début du Service de la Recherche ou de l’un de ses moments, c’est celui où ayant été mis à la porte, Schaeffer a dit : « Je ne veux plus rien faire… Les gens me dégoûtent… Je vais reprendre mon petit travail…, un petit instrument de rien du tout… Repartir du côté de la musique. Peut-être essayer cela un peu… du côté de l’image en même temps ». Il m’a demandé mon avis. Je lui ai dit : « Mon avis, je vais te le donner, il est tout simple. Tu dis : “J’ai besoin de rien du tout” et petit à petit ça va augmenter et prendre sa place ».
Agathe MELLA ‒ Le Service de la Recherche, c’est une autre paire de manches qui appartient plus ou moins à Pierre Schaeffer. Est-ce que vous y avez personnellement contribué ?
François BILLETDOUX ‒ Au début, à la conception. Avec Schaeffer, il y avait des réunions ; on participait à des réunions, et le brouillon des rencontres finit par donner naissance à toutes sortes de choses. Et là, je n’ai pas poursuivi directement avec le Service de la Recherche, sauf occasionnellement, parce que c’est l’époque où j’ai développé mes activités du côté du théâtre, et donc j’ai eu une longue période où j’ai négligé un peu…
Agathe MELLA ‒ Est-ce que vous pouvez définir en quoi votre manipulation d’un instrument radio vous a aidé ou orienté dans ce que vous avez produit pour votre théâtre ? Ou est-ce que ce sont des compartiments complètement différents ?
François BILLETDOUX ‒ Je dirai que deux perspectives se sont ouvertes peu à peu en moi : l’une, ça a été une interrogation sur le processus de création, en général, savoir ce que j’appelle aujourd’hui « le petit moteur du griot ». Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qu’il peut y avoir de commun dans différentes formes d’expression ? Et l’autre approche a été celle, qui apparaît d’une certaine façon grâce aux travaux que j’ai pu faire à la radio ; c’est une préoccupation sur la parole et la voix. Donc, c’est le problème de fond, le rapport entre la parole et l’écriture et qui pour moi, va déboucher sur ce qui est le plus important, à mon sens, sur le plan de la recherche, remonter jusqu’au commencement : jusqu’au logos, jusqu’au Verbe, jusqu’à tout ce qui est essentiel sur le plan spirituel.
TOUT LE MONDE DEVRAIT FAIRE DU THÉÂTRE
Agathe MELLA ‒ Vous voulez dire le lien de la pensée et de…
François BILLETDOUX ‒ De l’origine : « Au commencement était le Verbe. » Ma foi, si je n’avais pas eu une approche concrète de tous les problèmes qui se posent par rapport à la voix, à la parole, par rapport à la vocalisation, aux aspects concrets qui se présentaient à moi… j’en suis arrivé, si vous voulez, à une sorte de ce que j’appelle modestement une métaphysique concrète. Et cette métaphysique concrète est fondée sur cette réflexion qui a été possible à partir de mes travaux personnels où la radio a été un instrument très positif ‑ donc vous voyez, c’est beaucoup. Je pense un peu ça au théâtre : qu’est-ce qui est important au théâtre ? La première représentation ‑ mais le plus important, ce sont les répétitions, le plus important, c’est ce qui se passe avant ; c’est la gestation. Et tout le monde devrait faire du théâtre parce que c’est l’instrument d’éducation par excellence. De même en ce qui concerne la radio, je trouve extraordinairement formateur le travail qu’on peut faire sur la manipulation et des sons et des formes, et des syntaxes, la grammaire sonore et les problèmes que pose ensuite la réflexion sur les réseaux. On a là une base pour la formation des adolescents, considérable. On considère beaucoup ces techniques dans leurs applications extérieures, dans leur consommation alors qu’elles ont une extrême valeur sur le plan de la recherche de soi-même. Ma foi, pour moi, c’est une décision très restrictive que de développer l’informatique et la micro-informatique dans les écoles, alors que ce n’est qu’un des moyens qui doivent être utilisés.
Agathe MELLA ‒ Évidemment, ceux auxquels vous faites allusion sont beaucoup plus profonds. On parle communication. Mais est-ce que le meilleur moyen de permettre aux gens de communiquer ne serait pas justement de les laisser faire du théâtre ?
François BILLETDOUX ‒ Assurément.
Agathe MELLA ‒ Ce serait beaucoup plus profond, à la fois comme approche et comme résultats, puisque ça permettrait de partir de soi-même pour aller en projection. Parce que, il me semble que ce qu’on nous raconte sur la communication actuellement reste très superficiel. Malheureusement, nous ne pouvons pas faire le détour par le théâtre que vous avez si brillamment mis sur pied, parce que ce n’est pas l’objet de notre entretien. Je voudrais que vous reveniez au moment où, à la radio, vous avez tenté dans des productions où vous étiez à la fois le producteur, l’auteur et le réalisateur, de produire quelque chose qui, une fois de plus, sorte des sentiers battus, et constitue une oeuvre complète en soi. Nous avons parlé tout à l’heure de séries comme Les Anes rouges. Est-ce que vous pouvez trouver dans votre tête deux ou trois autres productions ?
François BILLETDOUX ‒ Pratiquement, les premières approches que j’ai pu faire, je suis toujours dessus. C’est que je me suis toujours beaucoup intéressé à tout ce qui est de l’ordre du soliloque, du monologue. Et j’ai continué tout le temps. Et je continue encore. On a beaucoup, en littérature, parlé du monologue intérieur, là, l’approche est d’une autre nature. Donc ce problème de quelqu’un tout seul, qui parle, m’a toujours été comme un point de réflexion.
Agathe MELLA ‒ Ça vous paraît compatible avec le théâtre ? Avec la scène ?
François BILLETDOUX ‒ Oui, d’une certaine façon, et j’ai fait toute une série de travaux autour de monologues. Je continue à penser qu’il y a là un des noyaux intéressants sur le plan dramatique, avant le dialogue. Pratiquement, les premières pièces que j’ai pu écrire, je les ai écrites pour la radio avec l’avantage que, comme c’étaient des productions de Pierre Véry et Germaine Beaumont, Les Maîtres du mystère, il y avait un petit élan du côté d’ouvrages à caractère un peu policier, fondés sur des faits divers. Ce furent donc des exercices. J’ai commencé par ces exercices avant de revenir à mon envie profonde qui était le théâtre. Et puis il m’est arrivé à l’occasion des commandes faites par Alain Trutat ‒ dont on ne dira jamais assez l’importance qu’il a eue pour beaucoup, beaucoup de gens, sur le plan du rapport entre l’écriture et l’instrument radiophonique. De temps à autre, Alain Trutat me demandait de faire un Atelier de Création Radiophonique, ou d’écrire à l’occasion des Prix Italia. Et j’ai fait un certain nombre d’exercices.
Agathe MELLA ‒ Mais encore ? Sortez-moi des titres, pour que je les recherche…
François BILLETDOUX ‒ L’un qui m’a beaucoup intéressé à faire Ai-je dit que j’étais bossu ?, que Roger Blin a repris après au théâtre ‒ mais que j’ai fait pour la radio. Ai-je dit que j’étais bossu ?, ça a été un travail sur la stéréo.
RECHERCHES CLANDESTINES DANS LA MAISON RONDE
Agathe MELLA ‒ Ah oui ! La stéréo ça a été pour vous un nouvel instrument, ou un instrument plus perfectionné, en tout cas ?
François BILLETDOUX ‒ Une nécessité. Une nécessité et en pensant que c’était quelque chose qui méritait d’être approfondi effectivement par rapport à des approches en relief. Et je me suis intéressé à cet aspect-là en pensant qu’on pouvait aller beaucoup plus loin et qu’on a encore beaucoup à faire. La stéréo est quelque chose qui apparaît comme normal. Ce n’est pas encore évident que la technique ait tout à fait suivi, enfin puisse répondre à quelque chose qui, dans l’homme, implique une projection dans l’espace. Alors, il y a des approches qui sont faites par des musiciens, très considérables, mais il y a encore beaucoup à faire dans ce domaine. Et pendant un certain temps, pendant près de deux ans on a travaillé d’une façon tout à fait bénévole, et même clandestine.
Agathe MELLA ‒ Comment, clandestine ?
François BILLETDOUX ‒ Clandestine ! Nous venions le soir à Radio France dans des studios, des ingénieurs du son et quelques metteurs en ondes comme Jacques-Adrien Blondeau par exemple, les ingénieurs du son : Madeleine Sola ; il y avait Arlette Dave, il y avait le groupe de Chardonnier [3]; il y avait Bernard Assine ; tout ce petit groupe se réunissait le soir, dans cette maison qui est souvent vide le soir, et nous faisions nos expériences.
Agathe MELLA ‒ C’est de la recherche, dans la mesure où ce n’est pas l’exploitation.
François BILLETDOUX ‒ Et puis, nous étions intéressés par ce dialogue qui, hélas, n’est pas assez courant, ou trop occasionnel. Les ingénieurs de Radio France faisaient des recherches sur la stéréo et par exemple sur le problème du micro. Ce micro double pour la stéréo. Là, je venais avec mes sentiments, mon intuition des choses, obligeant à une réflexion d’ordre technique, par les problèmes que je pouvais poser en tant qu’auteur, en tant qu’acteur. Nous avons fait ça pendant deux ans.
Agathe MELLA ‒ Cette clandestinité a duré pendant deux ans ! C’est très méritoire parce que, franchement, rien ne vous y obligeait, ensuite, c’était parfaitement désintéressé.
François BILLETDOUX ‒ Tout à fait, mais désintéressé. Quelque chose m’intéressait au fond ! Mais c’était désintéressé sur le plan pratique.
Agathe MELLA ‒ […] À partir des années 73, que s’est-il encore passé de novateur à quoi vous avez participé ?
DANS UN ORGANISME, LE SOUCI DES RÉSULTATS PRÉVAUT SUR CELUI DE LA RECHERCHE
François BILLETDOUX ‒ Là, à cause de l’éclatement de l’ORTF, il y a eu une période d’hésitations. Mais à la demande de Jacqueline Baudrier, j’ai créé une Cellule d’études prospectives qui est devenue commune à Radio France et à l’INA en pensant qu’il fallait réfléchir à l’avenir de la radio sous ses différentes formes. Et c’était un des domaines que le Service de la Recherche ne recouvrait pas à l’origine. Il était dirigé à ce moment-là par Jacques Poullin ; on s’est retrouvé. Pierre Emmanuel était président de l’INA, et comme il avait un grand souci de la parole et comme il entendait bien quel était le mien, j’ai essayé. Comme tous les gens de la recherche le savent, on essaye et on est toujours déçu, parce que c’est très très difficile à l’intérieur d’un organisme, quel qu’il soit, de faire de la recherche ; la plupart des gens sont plus soucieux de résultats que de recherche.
Agathe MELLA ‒ L’exploitation dévore des moyens, dévore des crédits, dévore les personnes.
François BILLETDOUX ‒ Il est très difficile de faire comprendre quelque chose qui n’existe pas encore. Et même si on le pressent, ou si on l’étudie formellement. J’ai énormément travaillé sur le problème des réseaux, des radios locales.
Agathe MELLA ‒ Réseaux ? Vous voulez dire infrastructures ?
François BILLETDOUX ‒ Oui. Hélas, sur le plan des radios locales, on a eu le tort de ne pas me suivre, mais c’est l’habitude. Je me suis intéressé depuis 1972, aux problèmes des satellites et vous voyez que les premiers satellites ne vont sortir qu’en 1986 ! Et dès ce moment-là, j’ai engagé des dialogues où j’étais un des rares hommes de programmes à rencontrer régulièrement des ingénieurs. Et je me suis beaucoup intéressé à la fois, au sein du Conseil de l’Audiovisuel avec Jean D’Arcy et quelques autres, à tous les problèmes se posant sur l’avenir. Et je défendais l’importance du son. L’importance du son et l’importance de la radio. Sur le plan de l’importance de la radio, je défendais là encore le fait que l’instrument radiophonique devait être mis au service d’un certain nombre d’objectifs qu’on appellerait sociaux enfin, pour répondre à des problèmes de société. La seule grande expérience que j’ai pu faire, ça a été Radio Solitude en Cévennes. Dans le Massif Central en voie de désertification, je souhaitais montrer que les nouvelles techniques devaient permettre d’améliorer les conditions de vie dans une région en difficulté. Et pratiquement, on a fait une expérience dans des conditions difficiles, mais enfin…
Agathe MELLA ‒ Pendant combien de temps ?
François BILLETDOUX ‒ Ça a été sur une dizaine de jours.
Agathe MELLA ‒ Mais c’était suffisant pour que ce soit exemplaire ?
François BILLETDOUX ‒ C’était suffisant pour que ce soit une première investigation. C’est-à-dire qu’ensuite, il aurait fallu poursuivre et développer. C’est ce qui n’a pas été possible.
Agathe MELLA ‒ On ne sait jamais. Les suites ne sont pas forcément immédiates.
François BILLETDOUX ‒ Et puis ce n’est pas forcément celles qu’on conduit. Il faut être « donneur de semence » comme disait Claudel, mais pratiquement, j’ai été un peu agacé de voir que tout le monde rabâchait bêtement « Nous sommes dans une civilisation de l’image » et je disais « Mais non, mais non, nous sommes dans une civilisation du son ». Mais on ne le sait pas. J’avais quelques boutades qui me permettaient d’expliquer les choses. Je disais « Essayez donc de demander à vos proches ou aux téléspectateurs en général de fermer la bande son de la télévision entre 19 h et 21 h. Qu’est-ce qu’il reste ? » Donc le son est là, l’image n’est pas très très nourrissante. Partant d’une réflexion quand même plus large, j’ai organisé le premier colloque du genre ‒ il n’y en a pas eu de second ‒ qui était L’Homme d’aujourd’hui dans la société sonore. On s’aperçoit qu’il y a eu énormément de problèmes liés encore une fois à la parole. Au fond de l’homme il y a ce rapport qu’il faut établir avec toutes les techniques de sonorisation, de diffusion. Il faut également étudier par rapport à l’oreille, parce qu’il n’y a pas seulement l’émission, il y a la réception.
Agathe MELLA ‒ D’ailleurs, la survie de la radio, son développement, après l’apparition de la télévision, vous donnent entièrement raison. Je dois dire que bêtement à l’époque, j’ai cru que la télévision écraserait la radio. Eh bien non. Vous venez d’en donner la raison : le son a une telle importance que la radio ne fut pas écrasée et qu’on ne voit pas pourquoi elle le serait !
François BILLETDOUX ‒ Et puis il y a peut-être d’autres développements possibles. Je regrette un petit peu ce que je vous disais au début sur la floraison de tant de radios sans objectifs. Quelques unes vont tenir. Mais il y a certainement mieux à faire. Et j’espère qu’il y aura moins de radios, mais davantage d’objectifs.
Notes
[1] Dans l’émission qu’il fait l’année suivante, Billetdoux produit plusieurs enregistrements retrouvés.
[2] Anthologie éditée en 1953, revue et augmentée en 1961, qui a fait l’objet d’une nouvelle édition en 1994 par l’INA et Phonurgia Nova.
[3] Cet ingénieur du son (né en 1926) participe dans les années 1960 aux travaux sur la stéréophonie menés au sein du service des études de la RTF, en même temps qu’au Groupe de recherches musicales crée par Pierre Schaeffer dans la lignée du Groupe de musique concrète. Il prend en 1972 la direction du Groupe central de prise de son de l’ORTF, dont il s’agit ici.