Abstract
This paper aims at questioning the conditions that should be met before the end of the book is to be announced. The point is not to examine the issues raised by the development of electronic books or of the hypertext; the first step is to pay attention to Derrida’s analysis of the the idea of the book and to his elaboration of the idea of writing, so as to measure the extent to which the book is the name of a requirement. Subsequently, in order to examine more concretely what happens to a text when it challenges the idea of the book, I propose to pay attention to Robbe-Grillet’s novel, La Reprise. Observing what happens in a text that intents to make the recollection of meaning impossible will enable us to question, more particularly, the experience of reading. In particular, this paper aims at assessing that it is the reader himself, as long as he is driven by the project of determining a meaning, that involves, in his relation to the text, the idea of the book.
Keywords
Que devrait-il advenir pour que l’on puisse annoncer la fin du livre ? Et, d’abord, peut-on entendre, dans cette question, la seule disparition de ce que nous appelons, maintenant, le « livre-papier » ? Dans un entretien intitulé « “Le papier ou moi, vous savez… ” [1] », Derrida remarque que le papier délimite « une époque dans l’histoire de la technique et une époque dans l’histoire de l’humanité [2] ». Devons-nous aujourd’hui considérer que cette époque est close ou en voie de clôture ? La question est celle de savoir si nous pouvons penser le livre sans penser – en même temps, et même en creux – le papier. Penser le livre, aujourd’hui, c’est penser quelque chose qui ne possède pas comme propriété essentielle d’être imprimé sur des pages de papier. Mais, en parlant de « livre numérique », disons-nous quelque chose d’impossible ou sommes-nous en mesure d’apercevoir que le livre, essentiellement, ce n’est pas l’objet-livre comme livre de papier ? Si un livre numérique est tout autant un livre qu’un livre-papier, qu’est-ce qui fait la communauté de forme de ces deux objets ? En demandant ce qu’est le livre, en questionnant l’idée du livre, nous nous mettrons peut-être en mesure d’apercevoir ce que pourrait signifier la fin du livre.
Dans cet article, nous proposons tout d’abord de revenir sur la manière dont Derrida fait un thème de l’idée du livre pour penser, a contrario, l’écriture, avant de prêter attention à La Reprise de Robbe-Grillet, paru en 2001, pour y examiner l’usage des notes comme enjeu d’une tension entre l’idée du livre et l’écriture. À l’issue de ce parcours, nous pourrons demander à nouveau ce qui fait d’un livre un livre : ce qui accorde à un texte la forme du livre.
1. Le livre et son idée
1.1. L’idée du livre et le discours
Dans les premiers ouvrages de Derrida, le thème de la fin du livre se joue à l’intérieur d’un problème, qui articule, à une réflexion sur l’idée du livre, la formation de la notion d’écriture. Donner à penser « la fin du livre et l’avènement de l’écriture [3] » – comme le propose le titre du premier chapitre de De la grammatologie –, cela ne consiste pas immédiatement à annoncer la disparition d’un certain support pour les textes. Il ne s’agit pas non plus de penser exclusivement le passage d’un régime de discours à un autre, donc de penser une nouvelle manière de tramer des textes. Bien plus, l’enjeu est de rendre pensable cela que le livre a toujours-déjà recouvert l’écriture en même temps que l’écriture a toujours-déjà travaillé le livre. L’enjeu est d’apercevoir que la tension entre idée du livre et travail de l’écriture est à l’œuvre dans tous les textes que nous rencontrons.
En quoi, alors, consiste l’idée du livre ?
L’idée du livre, c’est l’idée d’une totalité, finie ou infinie, du signifiant : cette totalité du signifiant ne peut être ce qu’elle est, une totalité, que si une totalité constituée du signifié lui préexiste, surveille son inscription et ses signes, en est indépendante dans son idéalité [4].
L’idée du livre ne renvoie donc pas immédiatement au livre-objet, au codex, mais au texte. Elle est l’idée du texte comme totalité, idée d’un discours clos, achevé. Plus précisément, elle est l’idée de l’inscription complète, sans faille et sans reste, d’un contenu de pensée, d’un signifié pleinement constitué. En disant ce dernier « idéalité », il s’agit pour Derrida d’indiquer la préséance du contenu constitué sur son inscription, en même temps qu’il s’agit d’affirmer que, selon l’idée du livre, l’écriture ne se pense pas elle-même comme constitution du sens, mais comme plate inscription. Le sens, selon l’idée du livre, constitué avant son inscription, la précède : il est pleinement actuel ou disponible avant sa manifestation, sa lisibilité dans la forme du texte. L’idée du livre, donc, c’est l’idée d’un texte qui accueille, en deçà de toute production de sens, une idéalité elle-même indépendante, dans sa constitution, de l’écriture : idée, donc, d’une pensée pleine, pensée sans travail, que les mots recueilleraient sans jamais la provoquer.
Si l’idée du livre, dit, en fait, ce que doit être un texte, elle invite à une certaine modalité de l’écriture en la présentant, indissociablement, comme possible. L’idée du livre, comme idée d’un texte cohérent et achevé, d’un tout organisé de signifiants par lequel devient accessible un signifié, un sens lui-même unitaire et cohérent, sans reste ni lacunes, est ainsi, indissociablement, idée d’une « bonne écriture » :
La bonne écriture a […] toujours été comprise. […] Comprise, donc, à l’intérieur d’une totalité et enveloppée dans un volume ou un livre [5].
Pourtant, l’écriture, bonne ou mauvaise, c’est aussi toujours l’espace dans lequel un sens, parce qu’il est inscrit, ne se donne pas d’un coup. L’écriture dit la temporalité ou le processus, tant du côté de l’inscription que de la lecture. La « bonne écriture », dès lors, si elle doit faire tenir le sens, doit aussi faire tenir sa temporalité. En cela, elle ne signifie pas seulement unité et cohérence, mais aussi linéarité. Le livre comme idée, « idée d’une totalité », est tout autant idée d’un parcours balisé, ré-effectuable à loisir. Derrida insiste sur ce point, en notant que l’idée du livre se confond avec ce qu’il nomme un « modèle épique [6] » d’écriture et de lecture. Pour posséder un sens univoque et cohérent, parfaitement ressaisissable, le texte conforme à l’idée du livre, ou à la loi de la bonne écriture – de l’écriture disciplinée par l’idée du livre – doit se déployer selon une ligne. Le développement du sens, son exposition progressive dans le texte devant se jouer, alors, comme succession d’étapes, arguments ou péripéties, qui s’enchaînent jusqu’à leur résolution.
Dès lors, la bonne écriture ou l’écriture selon l’idée du livre c’est, in fine, une certaine conception du discours calquée sur la parole vive. Comme le souligne Christian Vandendorpe, dans Du papyrus à l’hypertexte, suivant en cela Derrida, l’idée du livre, c’est d’abord l’idée d’une inscription de la parole [7]. Or, l’auditeur d’un discours n’a jamais d’autre choix que de suivre le discours proposé par l’autre à mesure de sa profération, de telle sorte qu’il doit se soumettre à l’autorité de celui qui parle, se modeler selon la contrainte de son discours. L’idée du livre, au regard de cela, ou l’idée de la « bonne écriture », comme inscription linéaire du discours, c’est l’idée, donc, d’un discours qui se tient et qui possède une cohérence endogène, à laquelle quiconque viendra à lui pourra accéder, à laquelle, aussi, quiconque viendra à lui sera invité à se soumettre. Le livre ou la bonne écriture sont pensés en miroir d’un dehors – la parole – qui, pourtant, sera à même de s’installer au cœur de l’écriture pour lui donner sa loi. Il faut donc d’abord définir l’écriture, le langage dans son effectuation graphique, comme l’autre de la parole vive (comme cela se joue dans le Phèdre de Platon) pour concevoir de faire des modalités de la parole ce qui s’impose, comme une loi, à l’écriture. Geste qui permet alors un partage : celui de la bonne et de la mauvaise écriture, de l’écriture qui mime la parole, son apparente linéarité et son attribution, apparemment aisée, à un orateur identifiable, et d’une écriture qui jouerait un autre jeu.
Dans l’approche que propose Derrida, l’idée du livre n’est donc pas tant problématisée pour déterminer ce qu’est le livre que pour apercevoir comment nous pensons ce qu’est un texte – un bon texte. L’idée du livre dit moins ce qui est que ce qui est prescrit, et nous fait entrer dans l’espace des textes comme espace normé et hiérarchisé, tenu par la question de la valeur et de la loi. Parler de prescription, c’est en effet insister sur cela que l’idée s’entend en deux sens toujours conjoints : l’idée est duplice. D’une part, parler d’idée, c’est parler d’une idéalité, c’est-à-dire d’une institution de sens qui opère un décrochage eu égard aux livres ou textes réels, existants, pour penser le livre lui-même, comme hors de ses exemples ou indépendamment d’eux. Cependant, si l’idée, ici, ne dit pas ce qui est, elle procède à une idéalisation de l’écriture, qui ne peut jamais être rencontrée, dans la réalité, sans mélange. Nous sommes convoqués à penser, alors, qu’il y a seulement quelque chose du livre dans les livres – mais pas seulement. Ce qui signifie immédiatement que la « bonne écriture », l’écriture selon l’idée du livre, est elle-même une idée en ce sens-là. Néanmoins, il n’est pas question d’identifier cette idéalisation à une illusion. C’est ainsi que, d’autre part, l’idéalisation, qui médiatise la rencontre avec le singulier, est opérante ; elle travaille nos pratiques d’écriture comme de lecture. L’idée du livre, pour autant qu’elle est une idéalisation, est aussi une idée directrice : rencontrer le texte, à lire ou à écrire, selon l’idée du livre, c’est l’aborder avec certaines attentes, nourrir un certain projet, bref, c’est venir aux livres en étant soi-même informé d’une certaine manière par l’idée. L’idée, ainsi, est instituante de pratiques : elle invite à une pratique de la pensée – de l’écriture – placée sous l’exigence de la cohérence, de la linéarité, de l’unité. Elle impose des limites.
Ce qui impose, immédiatement, de demander ce qui se trouve ainsi limité.
1.2. Commencement ou exhibition de l’écriture
Écrit-on ou lit-on exclusivement selon l’idée du livre ? Dans De la grammatologie, répondant à cette question, Derrida affirme que « l’idée du livre, qui renvoie toujours à une totalité naturelle, est profondément étrangère au sens de l’écriture [8] ». À l’idée du livre, il faudrait opposer le travail de l’écriture, qui ne désigne pas seulement ce qui résiste à l’idée ou ne parvient pas à y satisfaire – quelque chose comme une matière de l’écriture rétive à la forme imposée par l’idée du livre, un reste informe ou in-informable –, mais un contre-mouvement, une information contraire. Travail de l’écriture, alors, et non idée, parce qu’il s’agit là de penser et de ressaisir de ce qui se passe effectivement, dans les textes. L’écriture est le nom donné aux mouvements du sens qui se cherche, d’un sens qui n’est pas disponible par avance, avant le texte, mais se noue et ne cesse de se dénouer en lui, en même temps que ce sens n’est pas plus disponible après le texte, s’il ne se laisse pas fixer ou recueillir [9]. Tourner le regard vers l’écriture, c’est apercevoir, à même l’écriture et la lecture, la formation jamais pleinement accomplie d’un sens.
Ceci étant, parler de la fin de l’idée du livre, c’est-à-dire de l’amenuisement de sa dimension prescriptive, ce n’est pas immédiatement parler de la fin du livre comme livre-objet. Derrida souligne, dans L’écriture et la différence, que le volume, le codex, en même temps qu’il manifeste la clôture, manifeste tout autant l’épaisseur du sens ou sa profondeur [10]. La coexistence des pages, leur simultanéité dans le livre, manifeste précisément qu’il y a là espace et pas exclusivement ligne, et donc la place pour un autre jeu que celui de la bonne écriture. Le livre-objet, pour autant qu’il met en fonction l’idée du livre, est tout autant ce qui peut accueillir – parce qu’il l’accueille toujours déjà – le travail de l’écriture. Voire il faut qu’il y ait le livre-objet comme espace limité pour que la tension soit palpable et effective entre l’idée du livre et l’écriture. Derrida vise à mettre l’accent sur le texte, contenu dans les bornes matérielles d’un objet, comme lieu d’une tension sans repos entre l’idée du livre – idée d’un sens qui se tient ou qui s’harmonise, d’une œuvre achevée et identifiable – et l’écriture comme travail infini du sens qui ne se recueille jamais, ne se boucle jamais sur lui-même :
[…] aujourd’hui encore, c’est dans la forme du livre que se laissent tant bien que mal engainer de nouvelles écritures, qu’elles soient littéraires ou théoriques. Il s’agit d’ailleurs moins de confier à l’enveloppe du livre des écritures inédites que de lire enfin ce qui, dans les volumes, s’écrivait déjà entre les lignes [11].
Par la mention, ici, des « nouvelles écritures », ou des « écritures inédites », s’indique cependant un renversement, dans lequel l’écriture elle-même semble devenir une idée : l’idée d’une impossible récollection du sens qu’il s’agirait de manifester pour elle-même, en même temps que l’idée du livre ne peut qu’être maintenue par ce qui la sollicite comme son contraire. Ainsi, annoncer, comme le fait le titre du premier chapitre de De la grammatologie, « la fin du livre et le commencement de l’écriture », ce n’est pas annoncer la mort de l’idée du livre, l’abrogation de la loi, mais bien plus remarquer sa confirmation par ce qui mine de l’intérieur son application, et ainsi opérer subrepticement son renforcement. Parler du commencement de l’écriture, c’est donc bien plus parler d’un renversement de pouvoir, dans lequel il faut maintenir le pouvoir de la loi pour que sa subversion ait un sens. L’après du livre selon son idée, c’est le commencement du livre selon l’écriture, où la loi est reconduite dans le jeu qu’elle rend possible. Il s’agit désormais de jouer de l’autre côté de la tension : du côté de l’écriture, de l’ouverture, de la dissémination, en exhibant moins, dans le texte, un sens effectivement et définitivement produit que le travail du sens lui-même. Comme Derrida l’écrit, l’idée de la mort du livre
n’annonce sans doute (et d’une certaine manière depuis toujours) qu’une mort de la parole (d’une parole soi-disant pleine) et une nouvelle mutation dans l’histoire de l’écriture, dans l’histoire comme écriture [12].
Envisager l’idée du livre comme problème, en examinant les enjeux de la fin de cette idée comme directrice pour la pensée et la production des textes, c’est donc apercevoir une tension qui reste ouverte, celle où nous nous tenons pour produire du sens, dans l’inscription ou la lecture. Le passage du livre à l’écriture, le renversement de pouvoir, porte l’insistance sur le sens en train de se faire plus que sur le sens constitué, et porte l’accent, dans la pratique sur la pluralité des parcours que les textes rendent possibles. Ce renversement, pour autant, ne signifie pas un saut tel que nous serions, effectivement, dans l’après-livre.
L’enjeu est donc de prendre acte d’une tension qui se maintient, dans les pratiques d’écriture et de lecture. Nous proposons, ici, d’approcher cette tension dans un texte qui la rend manifeste : La Reprise de Robbe-Grillet, publié en 2001, qui, par sa pratique de la note, permet d’interroger la non-linéarité du discours, ses décrochages, tout autant que la discontinuité de la lecture qu’elle appelle. Si, comme l’écrit Derrida dans La dissémination, écrire veut dire « greffer [13] », c’est en prêtant attention aux greffes, à la duplicité d’un texte dont le corps déborde, que nous interrogerons encore la fin de l’idée du livre.
2. Usage littéraire de la note de bas de page : La Reprise
Que fait habituellement la note de bas de page, notamment dans son usage académique ?
Stricto sensu, le statut de la note infrapaginale implique une distribution dans l’espace normalisée, légalisée, et légitimée, une spatialisation qui crée des relations hiérarchiques : des relations d’autorité entre le texte dit principal, porteur des notes infrapaginales, qui se trouve placé au-dessus (à la fois dans l’espace et symboliquement) du texte des notes infrapaginales, qui se trouve, lui, plus bas, dans ce que l’on pourrait appeler une marge inférieure.[…] Bien entendu, – comme toujours dès qu’une loi, la loi, existe – toute tromperie, toute transgression, toute subversion devient possible […]. L’auteur du texte qui semble occuper la position principale et supérieure a le pouvoir d’inverser ou de renverser les positions lui-même, ou bien il peut lui-même être déplacé par l’annotateur et par le jeu de la note infrapaginale [14].
La note de bas de page est enjeu d’autorité. En elle s’inscrivent les références de l’auteur, la tradition sur laquelle il s’appuie : l’auteur, en note, tient son autorité à inscrire un discours de l’autorité de ceux qu’il a lus. Dans les pratiques académiques d’écriture, le corps du texte, déployant un raisonnement qui se veut cohérent, unitaire, progressif, pleinement suffisant, doit pourtant se doubler de notes dans lesquelles l’auteur peut intervenir pour reprendre son discours : nuancer une affirmation, envisager des hypothèses supplémentaires, des chemins qui bifurquent, anticiper une objection. La note, tout en étant ajout, greffe opérée sur le corps de texte, est en même temps le lieu où l’auteur intervient pour montrer qu’il tient les directions de sa pensée. Comme si celui-ci ne pouvait s’affirmer qu’à se dédoubler, ou qu’à redoubler son discours : il ne suffit pas d’inscrire un discours, il faut aussi le réfléchir, en note. De telle sorte que la note est le lieu d’un dialogisme érudit, mais aussi proprement théorique, celui d’une âme avec elle-même.
La note de bas de page est ainsi cette modalité de l’écriture qui manifeste l’ambivalence du texte, sa tension, non résolue, entre l’idée du livre et le travail de l’écriture. Elle manifeste l’impossible présentation linéaire de la pensée, son fonctionnement par bifurcations ou par reprises, dans l’inscription, sur la page, d’éléments tangents à ce qui s’y inscrit principalement. Mais, en même temps qu’elle développe marginalement un cheminement de pensée, pour lui éviter de venir rompre le fil qui, apparemment, se dévide dans le corps du texte, la note de bas de page, signalant la pratique non-linéaire de l’écriture et invitant à une pratique non-linéaire de la lecture, défait ce qu’elle tente de préserver.
2.1. Un corps coupé en deux, où la cicatrice se voit
Au premier abord, pour le lecteur assuré de se lancer dans un roman, La Reprise [15] met en scène une intrigue d’espionnage, dans le Berlin occupé par les Alliés, à la fin de la Seconde Guerre. Nous lisons le rapport de mission d’Henri Robin, qui se fait aussi appeler Ascher, Robin Wallon, etc. Si le narrateur possède des identités d’état-civil multiples, dans le texte, c’est lui qui parle et qui se pose, dans les premières pages, comme le foyer unique de l’énonciation.
Cependant, à la page 29, une première note intervient, qui ébranle la confiance jusque-là placée dans le texte. Dans cette note, le narrateur, Henri Robin, est désigné par un narrateur second, anonyme, comme non fiable. Le lecteur apprend qu’il ne lisait pas, simplement, un compte rendu, mais un rapport augmenté de notes, donc déjà lu et réécrit. Il découvre que le texte lu est un texte reprisé et que le texte originel est à jamais hors d’atteinte. Dès lors, dans le même mouvement où il apprend qu’un narrateur second lui met le texte, tel qu’il est, entre les mains, le lecteur se doit de considérer ce narrateur supplémentaire comme étant, sûrement, le responsable du texte, le dépositaire de l’autorité. Henri Robin se trouve, en un instant, destitué.
Dans la première note se dit ainsi qu’il y a une lutte de pouvoir entre deux narrateurs. Mais la violence de cette lutte est pleinement manifeste dans l’inscription des notes, à savoir dans la manière dont, graphiquement, elles prennent leur place dans un texte qui ne les appelle pas lui-même. Que le narrateur second n’intervienne pas pour être, seulement, une seconde voix, est visible dans la manière dont les notes de la Reprise ne respectent pas les règles habituelles de l’insertion de notes de bas de page.
1) L’appel de note, qui apparaît dans le texte principal, ne donne pas lieu à un renvoi de note, dans la marge basse, qui serait son décalque. Par exemple, à partir de l’appel de note, le lecteur trouve, après un trait de séparation, à la place d’un renvoi de note, l’inscription « Note 1 » [16].
2) De plus, si la note 1 peut d’abord faire croire que les notes seront bien des notes de bas de page, il apparaît, dès la note 2, que les ajouts interviennent, en fait, à l’intérieur du corps du texte [17]. Ce ne sont pas des ajouts en marge, mais des greffes à même le corps du texte, des reprises sur la trame, enflure, boursouflure. Comme le remarque Andreas Pfersmann, si « après la Seconde Guerre mondiale, l’écriture marginale redevient progressivement un phénomène massif [18] », à l’intérieur de ces usages littéraires de la note, La Reprise manifeste le plus radicalement la dimension usurpatrice de la note. Les notes 11 et 13 occupent en effet 38 pages, ou court-circuitent le texte principal pendant 38 pages. Le lecteur, ainsi, n’a pas, comme il l’a habituellement, le choix de lire ou ne pas lire les notes. Parce qu’elles sont inscrites dans la page et non en marge, le geste de ne pas les lire serait le même que celui de sauter une digression : ce ne serait pas s’en tenir au texte principal, mais paradoxalement, sauter un de ses développements, faire un saut dans la linéarité de ce qui est imprimé.
3) Les notes insérées dans le texte s’inscrivent, sur la page, dans la même police, selon la même taille : non seulement les notes ne sont pas tenues dans les marges, mais elles revendiquent aussi, graphiquement, la même importance, la même valeur que le texte qui semblait d’abord principal. Parce que le corps de la lettre des notes n’est pas moindre que le corps du texte principal, le texte ajouté intervient violemment dans le premier. Les notes, bien qu’elles se signalent comme ajouts, se donnent dans une apparence telle que rien ne les distingue, comme autre texte, du texte principal. Elles sont un reflet en miroir, un double – qui n’est distingué de l’original qu’à s’annoncer.
4) Les notes n’accueillent pas simplement des compléments, des commentaires, proposés par le narrateur second, mais aussi, pour certaines d’entre-elles, un récit concurrent des mêmes événements. Ainsi, le sens du texte principal se délite à mesure que les notes s’y greffent. Celles-ci n’ajoutent qu’en surface ; en fait, elles défont la cohérence. Elles font intervenir une voix contraire, un second narrateur qui fait sa place dans le texte de l’autre, envahit son corps pour mettre en question son récit. Second narrateur qui, nous l’apprendrons, dit être le jumeau ou le double du narrateur premier.
Dès lors, que lisons-nous ? Avons-nous affaire à deux textes, à deux corps suturés, où l’un ferait violence à l’autre, en s’y greffant tout en partageant avec lui la même apparence ? Ou les apparences indiquent-elles que nous avons bien affaire au même, à un seul texte, c’est-à-dire à un seul corps, seulement déchiré entre deux voix ?
2.2. Suture, dédoublement, ou duplicité ?
À rebours de l’effraction des premières notes, se signale l’étrangeté du texte, rapport doublé de l’inscription de sa lecture par un narrateur second. Le lecteur, pris entre deux narrateurs, entre un rapport et sa lecture, ne sait plus à qui faire confiance. Et il sait que l’original du texte, si l’on peut envisager qu’il ait existé, est à jamais perdu, du moins pour lui. Surtout, au moment où l’on ne sait plus à qui se fier, quelle voix écouter, c’est le sens qui échappe en même temps que l’intrigue est déplacée : ce qui se passe dans le compte rendu d’Henri Robin compte moins que ce qui se passe entre ce récit et sa reprise. Les notes, visant à provoquer la suspicion du lecteur à l’égard de celui auquel, d’abord, il pouvait faire confiance, font un accroc dans la trame, en même temps qu’elles se signalent comme autant de broderies parasitaires. Ajoutant du texte sur le texte, elles dédoublent son corps, le font éclater plus qu’elles ne le complètent. En cela, elles ne provoquent pas un déplacement de la confiance vers le narrateur second : celle-ci est irrémédiablement rompue.
Elle l’est d’autant plus lorsque, dans la note 3, le lecteur apprend que le narrateur second n’est pas seulement lecteur et correcteur du rapport écrit par Henri Robin, mais qu’il est lui-même acteur dans l’intrigue où ce dernier est placé, sans qu’il puisse soupçonner ses agissements. Le narrateur second se signale donc comme étant lui-même, très sûrement, un narrateur non fiable : son commentaire n’intervient peut-être pas tant pour rétablir la vérité que pour inscrire sa version des faits, reprendre l’autorité de la narration et manipuler le lecteur de la même manière qu’il manipule, sur le terrain, Henri Robin. Parce que les narrateurs sont tous deux, aussi, des personnages, dont les intérêts sont concurrents dans l’affaire d’espionnage qui les occupe, le lecteur ne peut se fier à personne. Condamné à une lecture paranoïaque, l’intrigue lui glisse entre les doigts parce qu’elle se dédouble, et la vérité se dérobe définitivement.
Ceci étant, pourquoi le narrateur second manifesterait-il ainsi qu’il ne possède pas le point de vue surplombant que le lecteur était prêt à lui accorder ? Pourquoi dire implicitement que le discours greffé n’est pas seulement interruption du discours premier, et reprise d’éléments à corriger, mais possible subreption ? Si le narrateur second a eu accès au rapport du narrateur premier, le lecteur ne peut tenir strictement pour acquis que celui-ci intervient dans le corps du texte et que l’autre intervient exclusivement dans les notes. Si le narrateur second a pu ajouter au texte, parce qu’il l’a eu en main après son écriture originelle, il a aussi pu le modifier de l’intérieur ou le caviarder. Son écriture pourrait essentiellement être duplice.
Plus inquiétant encore, dès le début de l’intrigue, avant l’intervention de la moindre note – donc avant que le lecteur ne sache avoir affaire à un texte reprisé –, Henri Robin dit être hanté par un double. Ce double, il dit l’apercevoir, dès le prologue du roman, dans le train qui le mène à Berlin et confie qu’il en est ainsi depuis son enfance. Plus tard, le lecteur apprendra – ou croira apprendre – que ce « double » n’est autre que le narrateur second, qui est en fait le jumeau d’Henri Robin : celui qui possède la même apparence, de même que les notes possèdent la même apparence que le discours d’Henri Robin. À ce point, le roman semble bien s’articuler fermement autour de la matrice du double : texte dédoublé ou corps double du texte, dédoublement du narrateur, du personnage, du lecteur scindé entre sa lecture et sa reprise incessante à l’aune des greffes qui reprennent le discours premier.
Cependant, les choses ne sont pas si simples. Si les notes peuvent laisser penser à un dédoublement, que la mention d’un jumeau expliciterait comme existence effective d’un double, d’autres éléments laissent penser que ce qui est en jeu serait plutôt de l’ordre d’un dédoublement du narrateur, pathologiquement coupé en deux. Dans la note 13, le narrateur second – donc peut-être le jumeau, le double – écrit la chose suivante :
Le récit de notre agent spécial psychotique devient tout à fait délirant, et nécessite une rédaction entièrement nouvelle, non plus seulement rectifiée sur quelques points de détail, mais reprise dans son ensemble d’une façon plus objective […].
Ici, de même que dans la note 3, la note se défait de l’intérieur : elle provoque l’effondrement du texte sur lequel elle se greffe et celui de son propre corps. La note 13, en effet, plus que d’inscrire un autre narrateur, un concurrent, laisse entendre que le narrateur premier, « psychotique », est délirant. Or, où placer la frontière du délire ? Le narrateur, s’il est délirant, pourrait tout autant délirer quand il dit apercevoir son double. Autrement dit, le jumeau en question, qui serait aussi l’auteur des notes, n’est-il qu’une projection délirante ? Faire cette hypothèse-là, c’est envisager, un instant, qu’Henri Robin aurait aussi bien pu, dans le délire, reprendre lui-même son compte rendu, pour faire intervenir les notes qui le désignent comme la victime d’un jumeau persécuteur ou pour s’observer du dehors comme un autre qu’il persécute. Le texte alors, ce corps greffé d’excroissances qui ne l’augmentent pas mais le trouent, manifesterait la folie d’une subjectivité qui ne se tient pas [19]. Dans le corps du texte, d’ailleurs – ou du moins, hors de notes rendues manifestes comme telles –, intervient la mention du « voyageur » : terme par lequel Henri Robin semble se désigner lui-même alors même que, dans le prologue, il l’avait réservé, apparemment, pour désigner son double. Si la typographie indique ainsi la frontière d’un texte premier et d’un texte second, d’une voix première et d’une autre voix, parce que le corps premier et le corps greffé sont en apparence indiscernables, il est possible qu’Henri Robin et son double soient le même : le même scindé de l’intérieur, le même pathologiquement coupé en deux. Seul le nom de « note » et les lignes de sutures indiquent en effet, dans le texte, la limite entre les corps, de même que seuls leurs noms distinguent lesdits jumeaux. Mais peut-on encore, ici, se fier aux mots ?
Si le narrateur est délirant, le lecteur, on l’aperçoit, le devient aussi. La machine que met en place Robbe-Grillet, interrompant le corps du texte de notes qui viennent reprendre tout autant que défaire le sens que le lecteur avait constitué, le plonge dans une inquiétude sans fond. S’il veut démêler le sens, il doit se méfier de tout ; s’il construit un sens qui se tient, ce sera seulement de manière folle. Le lecteur, qui est pris dans un texte ne se donnant pas comme le texte, comme un original intouché, mais comme un texte reprisé – sans que les coutures ne soient si visibles qu’elles ne veulent le signaler –, est pris dans l’écriture voire, bien plus, dans l’exhibition de l’écriture. Il est indissociablement forcé à effectuer une lecture réflexive qui, dans un délire spéculaire, se reprend sans cesse, s’examine, tente de se déjouer elle-même, de ne pas coïncider avec elle-même – au risque de tomber dans le piège d’un sens qui se tiendrait trop bien.
Il est manifeste ici que l’impossibilité de configurer un sens cohérent tient éminemment à l’impossibilité d’identifier la source du discours : il y a peut-être deux narrateurs, sans que l’on sache, dans cette hypothèse, lequel est fiable : Henri Robin est peut-être fou ; ou son frère, s’il existe, est peut-être un faussaire, inscrivant des notes qui ne rétablissent rien mais contaminent tout. Traverser ce roman nous laisse penser que c’est peut-être lorsque l’écriture s’exhibe comme telle qu’elle invite à la spéculation : forçant le lecteur à nouer le contrat de la prolifération du sens à partir d’un texte ou de sutures de textes dont la valeur de vérité est indécidable.
2.3. La fiction ou la fausse monnaie
Dans Donner le temps. 1. La fausse monnaie, Derrida lit « La fausse monnaie » de Baudelaire, comme le lieu proposé par le poète où les effets provoqués par la circulation de la fausse monnaie peuvent être observés : le narrateur, dont l’ami avoue avoir donné au mendiant une pièce fausse, multiplie les conjectures et hypothèses sur les intentions de son ami et les conséquences de ce geste. La monnaie, lorsqu’elle est dite fausse, met en mouvement la « fantaisie » du narrateur et l’incite à tirer « toutes les déductions possibles de toutes les hypothèses possibles »[20]. Certes, la fausse monnaie, la pièce fausse, est mise en circulation, mais la fausse monnaie circule, surtout, dans le discours : les spéculations du narrateur naissent de l’aveu – il a fallu dire qu’il y avait fausse monnaie – et donne lieu au récit du narrateur, et au commentaire de Derrida. Il est bien plus question, donc, de ce que fait au discours la fausse monnaie. Que se passe-t-il pour celui qui apprend qu’a été mis en circulation un simulacre ?
Dans La Reprise, lorsque la première note intervient, la confiance du lecteur dans la voix qui portait, jusque-là, la narration est rompue. Le récit se trouve ainsi soudainement articulé à une origine dédoublée : à qui, désormais, faire confiance, c’est-à-dire à quelle origine renvoyer le texte, c’est-à-dire, aussi, à qui se référer, sur qui s’appuyer pour constituer son sens ? Le lecteur doit-il prendre au mot le narrateur second, et douter de ce qu’il a lu, donc adopter ce point de vue-là pour s’orienter dans le texte et dans l’intrigue ? Ou doit-il se méfier du narrateur second, qui intervient ouvertement pour défaire la crédibilité du premier, et tenir la ligne qui s’était dessinée jusque-là ?
Si nous avons fait référence, ici, à la Fausse monnaie, et à la lecture qu’en propose Derrida, c’est parce que ce dernier souligne qu’il n’y a fausse monnaie que pour autant qu’elle est « prise pour de la vraie monnaie et pour cela doit se donner pour de la monnaie convenablement titrée [21] ». Or, dans La Reprise, si les notes visent bien à défaire la confiance du lecteur dans le narrateur premier, elles présupposent que cette confiance a déjà été donnée, c’est-à-dire que le texte lu jusque-là a bien été pris au mot, accueilli comme disant ce qui est. Surtout, les notes ne se jouent pas pleinement comme révélation qu’il y a eu, dans le texte soudainement devenu principal, exclusivement fausse monnaie, en même temps qu’elles peuvent être reçues comme la tentative de faire passer le vrai pour du faux. Il y a, sûrement, dans ce qui nous est donné à lire, de la fausse monnaie, mais on ne sait pas où : c’est-à-dire, précisément, qu’il y a de la fausse monnaie – suspicion de fausse monnaie – et que celle-ci déploie ses effets en invitant, in fine, le lecteur à multiplier les conjectures.
Dès lors que le discours se dédouble ou affiche sa duplicité, que le corps du texte se multiple ou est coupé en deux, la ligne de l’intrigue est brisée, en même temps que l’enjeu de suivre l’intrigue – qui pouvait faire l’intérêt premier de la lecture – est défait. Le texte apparaît soudainement comme un espace dans lequel circulent, sans que leurs places soient assignables, la vraie et la fausse monnaie. Si le lecteur n’est plus pris dans l’intrigue première, il est pris dans une intrigue seconde : celle de la lutte de pouvoir qui fait s’affronter les deux narrateurs indémêlable de l’intrigue de sa lecture. Par l’insertion des notes, c’est en effet autant l’écriture qui est réfléchie que la lecture qui est amenée à s’observer. Le lecteur est lui-même pris dans le jeu annoncé par le titre, par lequel il doit reprendre sa lecture et, ce faisant, douter de sa propre capacité à configurer le sens, si celui-ci se dérobe incessamment. De ce qu’il a compris, à quoi le lecteur peut-il encore tenir ? De ce qu’il a saisi jusque-là, que peut-il encore reprendre ? Le lecteur ne peut plus savoir si ce qu’il comprend, ce qu’il se donne comme sens, est valable ou alimente la circulation d’une fausse monnaie illocalisable. Plus que d’affirmer quoi que ce soit, plus que d’infirmer, simplement, les dires du narrateur premier, les notes ont l’efficace d’un geste qui ouvre à une lecture sans repos.
Le texte, par l’ajout de ces notes qui interviennent comme autant de greffes, déformant un texte originel jamais effectivement lu, donne trop à lire, en même temps que cet excès, au moment même où voue la lecture à l’échec, lui donne tout son poids et nourrit son mouvement. Là, le texte en tant que tel devient visible, comme ce piège tendu au lecteur dans la forme du livre, en même temps que l’intrigue et son fin mot sont à jamais hors d’atteinte. Jouer avec le livre, pour y inscrire autre chose que ce qui convient à son idée, soit celle d’un discours qui se déploie selon la ligne, c’est donc jouer avec la page dans sa spatialité. Et le récit devient alors illisible, si son sens échappe irrémédiablement au moment où le texte exhibe, pour reprendre les mots de Derrida sur la nouvelle de Baudelaire, « l’inaccessibilité d’un certain sens intentionnel, d’un certain vouloir-dire dans la conscience des personnages [22] ». Du narrateur ou de son frère, de ces doubles qui ne sont peut-être que le dédoublement schizoïde de l’un d’entre eux, nous ne saurons jamais qui parle et pour dire quoi.
3. Conclusion
3.1. Jouer avec l’idée du livre
Exhibant l’écriture, le roman de Robbe-Grillet se joue de l’idée du livre, comme totalité d’un sens ressaisissable, mais il ne peut le faire qu’en mettant en mouvement l’errance du sens dans des limites finies, celles d’un espace textuel clos [23]. Dans La Reprise, l’excès des notes à même le corps du texte manifeste la productivité de l’écriture, en même temps que celles-ci indiquent qu’il y a du sens qui circule illégitimement, du mensonge ou de la folie. L’enjeu, dès lors, ne peut plus consister, pour le lecteur, à se prendre à l’illusion romanesque que le texte premier semblait promettre, mais de prêter attention à l’indécidabilité du sens du texte, de ce corps éclaté ou excédentaire.
Ainsi, La Reprise, pastiche de roman policier, reprend au genre sa « particularité », telle qu’elle est définie par Pierre Bayard : « empêcher qu’une idée ne se forme [24] », empêcher « de penser » en permettant la prolifération des conjectures. Mais ce faisant, elle sollicite aussi le lecteur comme une enquête ou une énigme le sollicite : l’indécidabilité est fermement articulée à l’idée qu’il y a quelque chose comme la vérité. À la lecture du roman de Robbe-Grillet, le seul soupçon que le texte premier ait pu être caviardé, ou qu’il soit le lieu d’un discours mensonger, implique que le lecteur rétro-projette, dans un en deçà inaccessible, le texte vrai, un texte originel, un compte rendu véridique. Ce dernier, qu’il ne lira jamais, est nécessairement mis en fonction dans sa lecture si elle se joue comme lecture suspicieuse. En d’autres termes, l’idée du livre ou d’un texte qui ne trahit rien de ce qu’il dit est à l’œuvre et motive incessamment la reconfiguration du sens. Ce qui, d’ailleurs, est indiqué dès l’exergue du roman, par une citation de Kierkegaard :
Reprise et ressouvenir sont un même mouvement, mais dans des directions opposées ; car ce dont on a ressouvenir, cela a été : il s’agit donc d’une répétition tournée vers l’arrière ; alors que la reprise proprement dite serait un ressouvenir tourné vers l’avant.
Repriser le texte pour inviter le lecteur lui-même à la reprise, c’est rendre impossible la sédimentation du passé de la lecture, et remettre à chaque fois en mouvement ce qui a été lu, le retourner vers l’avant, en différant à jamais la promesse d’une élucidation. Robbe-Grillet, ainsi, laisse son lecteur à l’impossibilité d’accéder à un sens pleinement constitué, mais il ne peut le faire qu’en permettant une lecture qui se nourrit de l’idée du livre ou de l’idée de la vérité. L’écriture, ce faisant, met en fonction la loi.
Si nous apercevons, ici, comment penser, peut-être, la fin de l’idée du livre comme subversion de l’idée du livre, à même sa mise en fonction, en quoi pourrait consister la fin du livre ?
3.2. Peut-on penser la fin du livre ?
Comme le remarque C. Vandendorpe, même des textes fragmentaires, une fois réunis en un recueil, « ne peuvent plus être lus comme des morceaux détachés [25] » : ce qui, dans le volume, est donné ensemble, ne peut plus être conçu comme juxtaposé, mais se laisse appréhender, inévitablement, comme configuré même si la saisie de la configuration échappe. Ou encore la forme matérielle du livre devient la forme par laquelle les textes sont articulés entre eux et participent d’une même entité. À remarquer cela, on cerne l’indistinction de l’idée du livre et de la forme matérielle du livre, de l’objet où elle s’installe. D’ailleurs, dans De la grammatologie, Derrida indique bien que l’idée du livre, ou de la bonne écriture, ne fait qu’un avec l’objet-livre, avec le volume qui comprend et enclot le texte et son sens dans des bornes et, ainsi, le recueille. Ce qui est une manière de dire que le livre est une manière d’être qui ne peut se déployer qu’à trouver un ancrage dans des formes matérielles. La forme de la pensée, dans l’écriture ou la lecture, requiert, pour s’accomplir, d’être en relation avec certains objets. Or, être en relation avec l’objet-livre, cela ne consiste plus nécessairement à tenir dans les mains un livre-papier. Dans l’entretien intitulé « Le papier ou moi, vous savez… », Derrida souligne que la fin du livre-papier, si elle devait advenir, ne signifierait pas pour autant la fin du livre – pour autant que son idée trouve à s’investir dans d’autres objets –, de même que la fin de l’idée du livre ne signifie pas la fin de la page. Comme il l’indique, la page est toujours déjà « écran [26] », ce qui signifie immédiatement que l’écran d’ordinateur est lui-même « hanté [27] » par la page, par l’écran qui, d’abord, a été installé dans le livre-papier.
Penser la fin du livre impliquerait alors de penser, indissociablement, l’absence de l’idée du livre – et non sa subversion – en même temps que l’absence radicale de l’objet-livre ou de la page. En quoi pourrait consister une relation à l’écrit qui ne jouerait plus du tout selon la forme du livre ?
Dans le parcours tracé ici, poser ces questions, c’est tenter de concevoir un texte qui ne s’engendre plus dans la tension entre l’idée du livre et l’écriture : un texte, peut-être, qui serait pure écriture. Or, lorsqu’il parle de la lecture hypertextuelle, Christian Vandendorpe indique que, là, manque « le concept de livre [28] » .
Si le livre a d’emblée une fonction totalisante et vise à saturer un domaine de connaissance, l’hypertexte, au contraire, invite à la multiplication des hyperliens, dans une volonté de saturer les associations d’idées, de “faire tache d’huile” plutôt que de creuser, dans l’espoir de retenir un lecteur dont les intérêts sont mobiles et en dérive associative constante [29].
Le principe de l’hypertexte poussé à sa limite, ce serait la dissémination : dissémination sauvage, même plus reprise dans une forme qui, sans clore le sens, se proposerait de clore le lieu où le sens se cherche et pourra être cherché. L’hypertexte, qu’on a pu comparer à un « système généralisé d’appels de note [30] », devrait permettre l’errance du lecteur, d’association en association, de lien en lien, sans aucune succession tracée d’avance, sans que l’on sache où est l’appel et le renvoi, donc sans qu’aucune temporalité ne s’indique. Il faudrait penser à la fois la disparition du livre-objet, qu’il soit livre-papier ou numérique, soit la disparition d’un espace délimité, bordé, d’un lieu où est rassemblé ce qui doit être tenu ensemble pour qu’un sens soit recherché. Il faudrait penser, aussi, l’avènement d’une écriture qui ne se trame plus en tension avec l’idée du livre : écriture sans début ni fin, sans résolution, voire sans thème. Enfin, il faudrait penser l’avènement d’une lecture purement aventureuse, étrangère à l’information, même différée, d’un sens. Ainsi, in fine, pour penser la fin du livre, dans la perspective où nous l’avons interrogée ici, il faudrait parvenir à concevoir une pratique de l’hypertexte qui renonce au site dans les limites desquelles les textes sont mis en relation et rassemblés, en même temps qu’une pratique de la lecture qui, dans la dérive de ses associations, renonce à la simple configuration à rebours d’une cohérence. Soit une lecture dans laquelle le passé de la lecture ne serait plus repris comme passé pour être articulé à un certain sens en devenir.
Notes
[1] Jacques Derrida et Daniel Bougnoux, « “Le papier ou moi, vous savez…” (nouvelles spéculations sur un luxe des pauvres) », Les Cahiers de médiologie, 1997/2, n°4, p. 33-57.
[2] Id., p. 33.
[3] Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967, p. 15.
[4] Id., p. 30.
[5] Id., p. 30.
[6] Id., p. 130.
[7] Christian Vandendorpe, Du papyrus à l’hypertexte, Paris, La Découverte, 1999, p. 15 et p. 42.
[8] Jacques Derrida, De la grammatologie, op. cit., p. 30.
[9] Notons, à ce propos, que le « travail de l’écriture », cette notion proposée par Derrida, est à l’œuvre, tout autant, dans l’inscription d’un texte que dans sa lecture. Elle désigne bien le travail du sens.
[10] Jacques Derrida, L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 42.
[11] Jacques Derrida, De la grammatologie, op. cit., p. 35.
[12] Id., p. 18.
[13] Jacques Derrida, La Dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 431.
[14] Jacques Derrida, « Ceci n’est pas une note infrapaginale orale », La Licorne, XIX, 67, 2004, p. 8-9.
[15] Alain Robbe-Grillet, La Reprise, Paris, Éditions de Minuit, 2011.
[16] Id., p. 29.
[17] Id., p. 32.
[18] Andreas Pfersmann, Séditions infrapaginales : poétique historique de l’annotation littéraire (XVIIe-XXIe siècles), Genève, Droz, 2011, p. 336. Il renvoie notamment à « Doderer, Aragon, Beckett, Butor, Arno Schmidt, Nabokov, Roa Bastos, Robbe-Grillet, Alexander Kluge (né en 1932), Uwe Dick (né en 1942), Jean-Jacques Schuhl, David Foster Wallace (né en 1962), Jenny Bouilly (née en 1976), Chamoiseau ou… San Antonio. »
[19] Dans le cours de la lecture, le fil principal semble néanmoins demeurer celui du narrateur premier. Cela est peut-être dû au fait qu’il s’agit là de la première voix que le lecteur a rencontrée, à laquelle il continuerait de tenir comme à un point fixe dans un monde de plus en plus inquiétant, ou à une affinité de situation, si lecteur et narrateur premier sont en danger d’être floués par le narrateur second – pour autant que les deux narrateurs renvoient bien à deux personnes.
[20] C. Baudelaire, La fausse monnaie, cité par J. Derrida, Donner le temps. 1. La fausse monnaie, Paris, Galilée, 1991, p. 48.
[21] Id., p. 110.
[22] Id., p. 193.
[23] Dès lors, l’écriture comme la lecture peuvent être interrogées au regard de cette tension, qui désigne le livre comme enjeu d’un conflit qui rend le texte possible. Le texte achevé, l’ouvrage, ne peut advenir que si l’écriture a rencontré l’idée du livre, d’un texte qui accepte de se tenir dans les limites d’une première et d’une quatrième de couverture.
[24] Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd ?, Paris, Éditions de Minuit, 1998, p. 45.
[25] Christian Vandendorpe, Du papyrus à l’hypertexte, op. cit., p. 241.
[26] J. Derrida et D. Bougnoux, « Le papier ou moi, vous savez… », art. cit., p. 37.
[27] Id., p. 38 : « L’ordre de la page, fût-ce au titre de la survivance, prolongera donc la survie du papier – bien au-delà de sa disparition ou de son retrait. Je préfère toujours dire son retrait ; car celui-ci peut marquer la limite d’une hégémonie structurelle, voire structurante, modélisante, sans qu’il y ait là une mort du papier, seulement une réduction. »
[28] C. Vandendorpe, Du papyrus à l’hypertexte, op. cit., p. 241.
[29] Id., p. 10.
[30] Id., p. 167.
Bibliographie
BAYARD Pierre, Qui a tué Roger Ackroyd ?, Paris, Éditions de Minuit, 1998.
DERRIDA Jacques, De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967.
—, L’Écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967.
—, La Dissémination, Paris, Le Seuil, 1972.
—, Donner le temps. 1. La fausse monnaie, Paris, Galilée, 1991.
—, « “Le papier ou moi, vous savez…” (nouvelles spéculations sur un luxe des pauvres) », Les Cahiers de médiologie, 1997/2, n°4, p. 33-57.
—, « Ceci n’est pas une note infrapaginale orale », La Licorne, xix, 67, 2004, p. 7-20.
PFERSMANN Andréas, Séditions infrapaginales : poétique historique de l’annotation littéraire (xviie-xxie siècles), Genève, Droz, 2011.
ROBBE-GRILLET Alain, La Reprise, Paris, Éditions de Minuit, 2011.
VANDENDORPE Christian, Du papyrus à l’hypertexte, Paris, La Découverte, 1999.
Autrice
Anne Coignard est ATER au département de Philosophie de l’Université Toulouse Jean-Jaurès, Docteur de l’École Polytechnique spécialité Humanités et Sciences sociales (Philosophie). Elle est membre de l’Équipe de Recherche sur les Rationalités Philosophiques et les Savoirs (ERRaPhiS). Elle travaille sur la phénoménologie française contemporaine, sur la didactique de la lecture.