Cette étude consacrée spécifiquement au webtoon LGBTQI+ a été menée dans la sphère francophone de la plateforme sud-coréenne Webtoon appartenant à l’entreprise Naver. Elle a pour objet de démontrer la similitude des codes entre les productions LGBTQI+ en webtoon et l’univers des fancultures internet queer, notamment à travers la fanfiction. Comme exemple de cette production spécifique, cette étude met en avant l’œuvre Boys Will Be Boys de l’auteur Théodore Pralinus, une romance LGBTQI+ publiée sur Webtoon depuis juillet 2021.
1. La bande dessinée à contenu LGBTQI+ sur Webtoon
La page d’accueil de la plateforme Webtoon propose quatre onglets pour les différentes catégories d’œuvres : « pour vous », « originals », « canvas », « mes séries ». On ne s’intéressera qu’aux trois premières, la dernière constituant la bibliothèque de favoris propre à chaque utilisateur·ice. L’onglet « pour vous » permet de s’informer rapidement des mises à jour des séries auxquelles on est abonné. Il propose aussi un aperçu des nouveautés et des séries les plus populaires de la semaine par catégorie (romance, SF, etc.). L’onglet « originals » indique les sorties hebdomadaires classées jour par jour : on y retrouve principalement les séries comptabilisant le plus de « vues ». Le nombre de vues est indiqué à côté du titre. Les webtoons dits « originals » désignent les séries professionnelles, pour lesquelles les auteurs·ices ont conclu un contrat de publication avec la plateforme. Elles nécessitent des dates de sorties régulières (hebdomadaires ou mensuelles), font l’objet d’une rémunération, et sont davantage mises en avant sur la plateforme. L’onglet « canvas » présente les recommandations et les différents classements de la semaine par catégorie. La partie « canvas » de Webtoon est réservée aux amateurs·ices : les membres de la communauté peuvent y poster librement leurs œuvres. Ces publications ne sont pas rémunérées par la plateforme, mais elles peuvent bénéficier d’une forme de mécénat, puisque les lecteurs·ices ont la possibilité d’offrir une rétribution financière aux auteurs·ices pour les soutenir. À titre de comparaison, la partie « canvas » de Webtoon est similaire au réseau social Wattpad dans lequel les utilisateurs·ices peuvent partager tous types de fictions écrites en ligne, gratuitement, et accessibles sur navigateur ou mobile.
Si l’on compare les classements de popularité entre la partie professionnelle et la partie amatrice de Webtoon, on peut s’étonner d’une différence notable concernant la catégorie « romance ». Dans le classement des « originals », on trouve une prédominance des histoires romantiques impliquant un couple hétérosexuel. La catégorie « canvas », elle, propose plusieurs histoires homoromantiques qui occupent même souvent les trois premières places des différents classements par catégories. La plateforme Webtoon ne possède pas de catégorie LGBTQI+ et les hashtags sont également absents. Pourtant il est possible d’identifier les histoires comportant ce type de contenu. Pour pallier l’absence de référencement spécifique, les auteurs·ices désireux·ses de signaler le contenu homoromantique de leurs histoires peuvent montrer, dans la vignette de présentation, le couple de protagonistes, mais surtout, iels ajoutent aux titres des sigles éditoriaux originaires du monde de l’édition japonaise : « BL » pour « Boy’s Love », « GL » pour « Girl’s Love », yaoi, yuri[1]… on trouve aussi l’utilisation du sigle LBGTQI+. Ces indications dans le titre ne sont pas systématiques pour les récits à contenu homoromantique, et les plus populaires de la plateforme Webtoon n’en comportent d’ailleurs pas. Il est possible de trouver des classements de webtoons LGBTQI+ sur des sites détachés de la plateforme, souvent spécialisés dans la culture queer. Parmi les webtoons queer les plus célèbres, toutes nationalités confondues, on trouve ces quelques titres : Boyfriends de RefRainbow (Indonésie), Porte-bonheur de Tacmela (France), Castle Swimmer de Wendy Lian Martin (États-Unis), tous classés comme « originals ».
À l’aide de l’outil de recherche par titre disponible sur la plateforme, il est possible d’obtenir un tableau comparatif des occurrences de sigles dans les webtoons professionnels et amateurs. Le nombre de publications sur Webtoon variant d’une semaine à l’autre, deux dates éloignées de six mois ont été utilisées. Le contenu de la plateforme change également en fonction de la langue d’utilisation : nous avons choisi ici le français et l’anglais.
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Originals (français) |
Canvas (français) |
Originals (anglais) |
Canvas (anglais) |
GL |
4 |
58 |
18 |
2110 |
BL |
23 |
403 |
46 |
7313 |
Yaoi |
0 |
7 |
0 |
78 |
Yuri |
0 |
5 |
0 |
54 |
LGBT |
0 |
1 |
0 |
105 |
LGBTQ |
0 |
105 |
0 |
82 |
25/11 /2022
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Originals (français) |
Canvas (français) |
Originals (anglais) |
Canvas (anglais) |
GL |
2 |
64 |
3 |
2279 |
BL |
18 |
413 |
42 |
7754 |
Yaoi |
0 |
7 |
0 |
74 |
Yuri |
0 |
1 |
0 |
58 |
LGBT |
0 |
1 |
0 |
98 |
LGBTQ |
0 |
1 |
0 |
76 |
02/05/2023
Ce système de référencement n’est pas totalement fiable, car tous les artistes n’utilisent pas de sigles dans leurs titres pour indiquer la présence de contenus LGBTQI+. Cependant, on ne peut passer à côté des écarts de quantités de publication entre les deux catégories : le webtoon amateur semble clairement plus riche en contenu queer. Comment peut-on expliquer cette différence de visibilité entre les publications LGBTQI+ amatrices et professionnelles de Webtoon ? En nous appuyant sur les modèles antérieurs de fictions LGBTQI+ sur internet et les pratiques des fandoms[2] queer, une esquisse de réponse se dessine.
La bande dessinée à contenu LGBTQI+ sur Webtoon reprend un certain nombre de codes graphiques qu’on peut retrouver dans le manga, et elle utilise, en outre, un vocabulaire propre au milieu éditorial japonais avec des termes tels que BL, GL, yaoi, etc. On peut donc en déduire que les auteurs·ices de canvas sont a priori familiarisé·es avec cette culture. Les communautés de fans amateurs de fanfics homoromantiques sont très présentes sur internet, et cela même avant l’engouement pour les genres BL et GL japonais. Sur son site, référencé en bibliographie, la chercheuse Linda Codega documente précisément l’apparition des fancultures queer. Historiquement, c’est dans les fandoms liés à la pop culture que les fictions queer ont le plus émergé. Dans les années 80/90, les productions de pop culture s’intéressent à un type de lecteurs très spécifiques : les hommes blancs cisgenres hétérosexuels. C’est pour ce public de fans que vont être pensées de nombreuses productions usant de biais sexistes dans la composition des histoires, et dans l’invention d’une foule de personnages féminins de pop-culture, sexualisés à l’attention du regard masculin hétérosexuel. Ce choix artistique est lié à des préconçus sexistes, comme par exemple l’idée que la science-fiction et les récits de super-héros seraient destinées exclusivement à un lectorat masculin.
À contre-courant de ce repliement machiste, d’autres fans, habitué.e.s aussi des fandoms de pop culture, se sont ré-approprié·es des histoires à l’origine hétéronormées pour les transformer en récits comportant davantage de relations non-hétérosexuelles. Cette ré-appropriation s’exprime par un phénomène que l’on pourrait baptiser « This is ours » : par cette phrase de ralliement, les artistes insufflent de la représentation queer dans leurs médias préférés en proposant des lectures LGBTQI+ de personnages qui ne le sont pas canoniquement ou explicitement dans l’œuvre d’origine. Capitaine Kirk et Dr Spock, de la saga Star Trek, est l’un des tandems les plus iconiques. Ils vivent leurs sentiments réciproques dans des fanfics dites « slash », un équivalent occidental du yaoi, qui a fait son apparition dans les années 70.
L’intérêt spécifique pour les romances entre personnages fictifs s’appelle le shipping, de l’anglais « suivre ». Chaque couple canon, ou possible couple, possède son lot de soutiens enthousiastes (ou non) chez les fans. Ces relations amoureuses et/ou sexuelles, absentes des œuvres originales, prolifèrent dans les fanfictions et fanarts et beaucoup de lectrices ont un certain goût pour le shipping impliquant des relations homosexuelles masculines. Cette pratique est souvent rejetée par une partie du grand public, car considérée comme obscène et non-respectueuse de l’écriture originale. De nombreuses moqueries et termes péjoratifs servent à désigner ces fans de yaoi, comme « fangirls », ou « fujoshi », terme japonais signifiant « fille pourrie ». Ce mépris semble intrinsèquement lié à la séparation des fans entre public masculin cis-hétérosexuel, désigné comme hégémonique, et fans n’appartenant pas à cette catégorie – femmes et/ou personnes LGBTQI+ – et au fait que ces réécritures ne répondent pas aux grilles de lecture sexistes, et malheureusement souvent homophobes, du lectorat majoritaire.
Les histoires homoromantiques de type BL existent depuis longtemps dans les fictions des amateurs·ices d’internet. L’engouement pour ce type de production est lié à un lectorat particulier : les femmes de pays industrialisés, qui ne peuvent pas se reconnaître dans les standards de féminité imposés dans leur environnement social, et plus largement des personnes ne se reconnaissant pas dans les normes de genre. Le Boys Love, en mettant en scène des protagonistes masculins socialement favorisés, permet, a priori, des relations amoureuses égalitaires pour lesquelles la question du sexisme dans la relation ne devrait pas se poser. Pourtant, quand on s’y intéresse de plus près, ces personnages masculins embrassent beaucoup de codes hétéronormés. Quoi qu’il en soit, le BL a permis une présence plus importante des personnes queer dans la fiction sur internet, et a favorisé, dans certaines communautés, un intérêt pour des formes de représentation inclusives, au-delà de l’homosexualité masculine ou féminine. Aujourd’hui, on trouve des récits mettant en scène une diversité plus large d’identités LGBTIQI+ et certaines œuvres de fiction plus anciennes révèlent même, a posteriori, la présence de messages queer dans leur contenu, comme le film Matrix des sœurs Wachowski, désormais reconnu comme une allégorie de l’expérience transidentitaire. C’est avec parcimonie que les productions de la pop culture font une place aux personnages queer, et de manière peu explicite. Elles sont soucieuses en effet d’attirer les intéressés·es sans pour autant se compromettre auprès d’un public plus conservateur en adoptant une posture plus engagée. Malgré l’évolution des mentalités, il reste toujours délicat de proposer des récits LGBTQI+ aux industries de la fiction (bande dessinée, cinéma). Ces récits se sont développés, en revanche, dans les œuvres indépendantes.
Ce constat s’applique aussi à la production industrielle actuelle de webtoons, mais les modalités de production de ceux-ci semblent rendre plus aisée la publication de fictions queer. La publication de webtoon peut se faire, en effet, par tous types d’amateurs·ices de bande dessinée : une connexion internet, un compte sur une plateforme de webtoon, un logiciel de dessin ou un scanner sont les principaux outils nécessaires à cette ambition. À titre de comparaison, les créateurs de fanzines, eux aussi, n’ont besoin que d’une imprimante et d’une agrafeuse pour s’auto-publier. Grâce à l’essor d’internet et des applications mobiles, le webtoon s’est imposé comme très facile d’accès autant pour les consommateurs·ices que les contributeurs·ices. En termes d’édition, le projet de publier un webtoon semble plus accessible que la publication d’une bande dessinée et les maisons d’édition papier sont encore très peu prolifiques en récits queer.
2. Le webtoon Boys Will Be Boys
En prenant appui sur le webtoon Boys Will Be Boys de Théodore Pralinus[3], nous allons esquisser une analyse des liens entre l’écriture d’un webtoon aux problématiques LGBTQI+ et la culture queer des fandoms. Il faut souligner, par ailleurs, que l’auteur prépare une thèse sur le yaoi[4], un genre homoérotique, et que par conséquent ses recherches font de lui un auteur aguerri aux nuances entre la culture yaoi et la culture queer. Il est sans doute aussi attentif aux normes des représentations spécifiques à la communauté LGBTQI+. Son webtoon Boys Will Be Boys est publié sans contrat, dans la catégorie « canvas » de Webtoon. L’histoire présente les aventures lycéennes de César, un·e adolescent·e non-binaire, ainsi que de ses amis·es. Dans Boys Will Be Boys, la plupart des personnages sont LGBTQI+, plusieurs sont déjà outées, c’est-à-dire que leur entourage proche est au courant de leur identité queer. Le récit dévie de la structure fictive dominante hétéronormative sans recours à des justifications narratives. Cette particularité est d’ailleurs parfois relevée dans l’espace des commentaires de la série :
Imaginez tant de personnes trans dans LA MÊME CLASSE ?!?!?!?! is that paradise ?
Et l’auteur répond :
Eheh c’était le cas quand j’étais au lycée... (classe littéraire arts plastiques ahaha) sauf que c’était en 2010 et à l’époque on était toustes dans notre placard (mais on était aussi toustes potes donc on avait dû se flairer).
Dans les fictions LGBTQI+, on retrouve souvent des contextes où les identités queer sont normalisées. Ils sont rendus parfois plausibles au sein d’univers fantastiques, comme dans le webtoon Castle Swimmer se déroulant dans un royaume marin anthropomorphe. On pourrait aussi considérer que certains yaoi et yuri traditionnels relèvent du fantastique quand la totalité des personnages du récit sont homosexuel·les et évoluent dans un environnement social uniquement composé de personnes de leur genre. Anna Llewellyn, chercheuse à l’université de Durham en Grande-Bretagne, montre dans une étude[5] que les fictions produites par des communautés queer et diffusées en ligne normalisent la queerness (l’identité et la culture queer) pour créer des espaces empouvoirants pour ces communautés. Elle définit ces histoires comme des hétérotopies disruptives des discours sociaux normatifs. En effet, l’ajout de valeurs queers dans les fanfictions vient souvent enrichir les œuvres préexistantes, en ouvrant sur des débats souvent ignorés ou impensés dans celles-ci.
Théodore Pralinus, propose un univers riche en personnages LGBTQI+ évoluant dans un quotidien réaliste, celui du lycée, et aborde des problèmes liés à l’adolescence. Le pays où se situe l’action est même clairement identifié comme étant la France. Dans un entretien[6], l’auteur confie qu’il apprécie moins les scénarios où tout se passe à merveille dans la vie des personnages queer, car cela manque de réalisme, compte tenu des difficultés matérielles que la communauté rencontre dans la vie réelle. Il admet tout de même que les histoires dites feel good sont importantes et réconfortantes pour la communauté. Théodore Pralinus met cependant en garde contre les écritures voyeuristes qui cherchent à tout prix à montrer des personnes LGBTQI+ en souffrance : la honte, le rejet, l’accent mis sur le corps, par exemple. Ces stéréotypes sont aussi critiqués par l’autrice et éditrice Janice Hardy, dans ses conseils pour créer des personnages queer[7] : « empathize don’t pity » (soyez en empathie, ne prenez pas en pitié). Placer systématiquement les personnages de fiction représentant des personnes marginalisées dans des situations misérabilistes et douloureuses pour créer de l’empathie chez le lecteur part d’un présupposé qui limite la création. Le public cible est perçu comme forcément en dehors de la communauté LGBTQI+, et incapable de s’identifier au vécu des minorités autrement qu’en ressentant de la pitié envers celles-ci. La représentation de personnes racisées souffre de problèmes similaires dans la production dominante. Là encore, ces représentations ont pu prendre de l’envergure dans les œuvres indépendantes.
Théodore Pralinus s’est vu plusieurs fois reprocher par des éditeurs d’avoir créé, pour sa série, un personnage principal peu attachant, une critique qu’il interprète comme une injonction à rendre son personnage trans plus « compréhensible » pour un lectorat non habitué à s’identifier aux individualités queer. Malgré son refus d’user d’une mise en scène très corporelle de la transidentité, l’auteur fait en sorte que César s’adresse aux autres personnages, comme aux lecteurs, dans une perspective éducative sur les questions LGBTQI+, en utilisant pour cela une méthode d’adresse très contemporaine. En effet, dans Boys Will Be Boys, César est un fervent utilisateur des réseaux sociaux et les contenus vidéo qu’il y réalise servent à la fois de journal intime et de support de vulgarisation des identités trans. Théodore Pralinus précise qu’il s’inspire du manga et de certaines œuvres qui insèrent, directement dans le récit, des explications pédagogiques aidant à leur compréhension. Un questionnement sur les réseaux sociaux nourrit la narration : comment un mineur gère-t-il son image sur ces réseaux ? Quelle place peuvent prendre les parents dans la modération des activités en ligne de leurs enfants ?
Des discours adressés directement aux lecteurs se situent, en dehors du récit, à la fin des chapitres du webtoon, dans des encarts où l’auteur réagit à certains commentaires de ses fans au fil des épisodes. Il explique qu’il est important d’interagir avec sa communauté sur internet, et que ces échanges servent à construire une base solide. Il appelle ce principe : « vous me voyez, je vous vois », principe qui porte ses fruits, puisque des fans le suivent sur internet depuis 2014. Il prend pour exemple E. L James – l’autrice du très célèbre 50 Shades of Grey, l’une des fanfics les plus commentées d’internet, aujourd’hui adaptée au cinéma – qui répondait à tous ses lecteurs·ices. Bien sûr cette méthode ne fait pas autorité et ne garantit pas forcément le succès, mais elle fait partie d’un panel de stratégies destinées à accroître et pérenniser la visibilité des œuvres. L’interaction avec les lecteurs·ices est aussi une pratique développée dans les mangas, bien qu’elle ait tendance à disparaître ; en fin de volume, ou au sein même des chapitres, on pouvait trouver, en effet, des encarts où l’auteur·ice confiait son quotidien et répondait au courrier. Théodore Pralinus, lui aussi, a voulu intégrer ces petits espaces privés, les retours directs permettant à l’auteur de prendre conscience de l’attention avec laquelle ses histoires peuvent être lues et décortiquées dans les moindres détails : « à moins de passer ta vie en festival ce n’est pas quelque chose qui est possible avec la publication papier ». Il prend l’exemple des commentaires qu’il a reçus sur un chapitre, et dans lesquels on le félicite pour l’authenticité du dessin de la cantine scolaire française qu’il a mise en scène. Par ailleurs, les commentaires sur Boys Will Be Boys sont en grand majorité bienveillants et encourageants pour l’auteur.
L’hyper-réactivité des lecteurs·ices de webtoon s’inscrit d’une part dans l’héritage des forums de fans et leurs échanges méticuleux sur les œuvres ; et d’autre part profite de l’immédiateté de réponse qu’induit la communication en ligne. Certains des commentaires sont parfois très critiques à l’égard des comportements des personnages créés par Théodore Pralinus. Les lecteurs considèrent que ceux-ci n’agissent pas toujours de manière exemplaire. Dans le cadre d’une histoire aux problématiques queer, ces agissements illustrent des discriminations systémiques, qui sont prises très à cœur par le lectorat, mais servent toujours au réalisme du récit.
Les personnes LGBTQI+ sont uniques dans leur statut social minoritaire. Même quand elles sont entourés·es, même quand elles ont des amis·es, ces personnes peuvent se sentir isolé·es, d’autant que leurs familles ne les aident pas forcément. Le monde en ligne permet l’expression des émotions, un espace empouvoirant. Mais il ne fonctionne pas en dehors du monde réel ; il évolue avec lui, s’enrichissant de discours, de sujets sociaux actuels. La force du webtoon est de capter ces questionnements et de les incorporer à des récits de tous genres, même s’il reste encore le lieu d’une création considérée comme marginale par les industries de la bande dessinée française, et d’une création la plupart du temps réalisée par des autrices. Les personnes habituées à créer, où à lire des fictions LGBTQI+ en ligne semblent avoir tout naturellement trouvé leur place sur la plateforme webtoon, bien que leurs récits restent largement cantonnés à l’espace amateur. Si les récits inclusifs sont encore minoritaires sur le marché, on constate cependant, en analysant leur évolution, depuis l’époque des slash et fanfic BL jusqu’aux webtoons, que leur nombre s’accroît toujours davantage et qu’ils gagnent en qualité.
Notes
[1] Yuri manga : Ou Girls’Love (GL), ce type de récits dans les mangas se concentre sur des relations intimes entre femmes, qu’elles soient platoniques, sentimentales, sexuelles. Bien qu’on utilise le terme le plus souvent pour parler d’histoires mettant en scène des relations lesbiennes, il concerne aussi des relations fusionnelles ou spirituelles sans implications romantiques et/ou sexuelles. Yaoi manga : Ou Boy’s Love (BL), ce type de récits dans les mangas se concentre sur des relations intimes entre hommes, platoniques, sentimentales ou sexuelles. Ces fictions sont écrites et publiées à destination d’un lectorat féminin hétérosexuel. Lorsqu’il est destiné à un public masculin homosexuel, on les appelle men’s love.
[2] Fandom, fanbase, fanculture : sous-culture créée par des fans autour de leurs œuvres favorites. Le mot désigne à la fois la communauté de ces fans et leurs productions en lien avec leurs sujets de prédilection.
[3] Théodore Pralinus est un des pseudonymes de Théodore Dehgan, auteur·ice, scénariste, comédien·ne de doublage. Sous le nom de Théodore Pralinus, l’auteur·ice produit des vidéos sur Youtube (2014-2021, écriture, animation et montage sur la chaîne Youtube Docteur Pralinus et Sol Do Mi), de la bande-dessinée, du webtoon. Sous le nom de Théodore Koshka, iel a publié des romans adulte : Candombe Tango, Mix Editions, 2018-2020 (trois tomes) et sous le nom de Théo Kotenka, des romans adolescents : Cosplay Club, HLAB, 2021, Donjons et Dramas, Scribeo, 2022.
[4] Théodore Dehgan : « Le yaoi en France : une production fictionnelle marginale déterminée par ses pratiques » , thèse dirigée par Matthieu Letourneux, université de Paris Nanterre.
[5] Anna Llewellyn, “A Space Where Queer Is Normalized”: The Online World and Fanfictions as Heterotopias for WLW, https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/00918369.2021.1940012, 2021.
[6] « #3 Pralinus : Écrire pour communiquer », La Voix des plumes, 1/08/2018, https://www.deezer.com/br/episode/88927222
[7] Janice Hardy, Understanding Show, Don’t Tell (And Really Getting It ), fiction-university.com, 2016.
Bibliographie
ANDREI, Thomas, Matrix, l’allégorie trans des Wachowski, https://www.slate.fr/story/175005/matrix-allegorie-trans-genre-wachowski, 2019.
CODEGA, Linda H., The importance of Queer fandom, https://lunastationquarterly.com/the-importance-of-queer-fandom/, 2018.
CHOQUET, Mégane, Matrix : la métaphore trans du film confirmée par Lilly Wachowski, Matrix : la métaphore trans du film confirmée par Lilly Wachowski - Actus Ciné - AlloCiné (allocine.fr), 2020.
JAIGIRDAR, Adiba, What is queerbaiting vs queercoding?, https://bookriot.com/what-is-queerbaiting-vs-queer-coding/, 2021.
LANNEY, Tessa, Le Webtoon terreau fertile pour les représentations LGBTQI+, https://tetu.com/2022/03/11/bande-dessinee-webtoon-bd-ligne-coree-terreau-fertile-representation-queer-gay-lgbt/, 2021.
LEVI, Antonia, Mc HARRY, Mark, PAGLIASSOTTI, Dru, Boys love manga : essay on the sexual ambiguity and cross-cultural fandom of the genre, North Carolina, McFarland & Company, Inc., Publishers, 2008.
LLEWELLYN, Anna, A Space Where Queer Is Normalized”: The Online World and Fanfictions as Heterotopias for WLW, https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/00918369.2021.1940012, 2021.
ROUSSEL, Lila, Détournement de mangas, https://actualites.uqam.ca/2015/yaoi-parodies-mangas-saveur-homoerotique/, 2015.
MORRISON, Ewan, In the beginning, there was fan fiction: from the four gospels to Fifty Shades,https://www.theguardian.com/books/2012/aug/13/fan-fiction-fifty-shades-grey, 2012.
Autrice
Caroline Carvalho de Barros Coche est autrice de bande dessinée et doctorante à l’université de Poitiers, elle travaille depuis 2022 à une thèse de recherche création en bande dessinée, sous la direction de Stéphane Bikialo et Benoît Preteseille (« La Rose de Versailles : influence du personnage d'Oscar sur un lectorat s'interrogeant sur la cishétéronormativité, appropriation par les artistes LGBTQI+ »).