1. À la recherche d’un webtoon indépendant
Lorsqu’on ouvre l’application Webtoon sur son Smartphone, on a sous les doigts une multitude de propositions colorées, éclatantes, au dessin maîtrisé, calibré sur les canons esthétiques des succès de la romance ou du récit d’aventures.
On y trouve des personnages aux peaux claires et brillantes. Leurs corps longilignes sont modelés par des effets de reliefs, des dégradés, une emphase sur les textures des cheveux, le design des vêtements ou le magnétisme du regard, grâce à des cadrages obliques, rapprochés, et une surexploitation des effets de lumière, encore accentués par la luminosité de l’écran de notre téléphone. Ils traversent des décors réalistes qui ressemblent à des modélisations en 3D. Les cases sont séparées par de grands blancs, de grands noirs, la police est lisible et ronde.
Certains ont un style singulier, mais pour un œil peu averti, ces webtoons à succès semblent parfois faits de la même pâte. Pour celleux qui cherchent des propositions différentes, on peut se poser la question : existe-t-il un webtoon indépendant, une sorte de jungle luxuriante où l’expérimentation serait reine, où les bandes défilantes seraient matière à toutes les inventions ? Est-il caché quelque part derrière les gros succès de la plateforme ? Et si oui, quelles sont ses caractéristiques ?
2. L’origine de l’idée d’indépendance dans la bande dessinée francophone
Si on parle de webtoon indépendant, on doit d’abord comprendre d’où nous vient ce mot, lié à deux grands modèles de notre boîte à outils culturelle. Premièrement, le comix underground américain des années 60, auquel succède la bande dessinée alternative d’auteurices comme Robert Crumb, Art Spiegelman ou plus récemment Julie Doucet. Deuxièmement, les maisons d’édition indépendantes des années 90 en France, liées au développement des publications autoéditées d’auteurices qui deviendront ensuite leurs propres éditeurices[1]. Indépendant·e, dans ce sens-là, signifie posséder son propre modèle économique, et donc garantir la liberté de ses choix éditoriaux. Ce sont des modèles d’opposition, à la fois esthétique, économique, et stylistique. Les formats sont autoédités, et les sujets sont plus adultes, intimistes, proches de l’autobiographie avec des œuvres comme Maus d’Art Spiegleman. Les productions ne dépendent plus de grosses maisons d’édition, ce qui laisse une liberté de format, de volume de pages, et ouvre sur des canons de personnages différents.
3. Les marqueurs de l’indépendance
3. 1. Le format de publication
L’idée d’indépendance est donc conçue comme une libération des formats dominants, ce qui est impossible dans le cas du Webtoon : la plateforme propose un seul modèle, celui du défilement vers le bas, avec une résolution fixe et une taille maximale définie par les bords de l’écran.
3. 2. La rupture esthétique
Les autres points qui définissent l’indépendant sont la rupture esthétique : dans les modèles que nous venons de citer, cela se traduit par la recherche d’un trait différent de celui des séries dominantes – la ligne claire d’Hergé, le dessin plus dynamique de l’école Marcinelle[2]. C’est l’apparition de lignes touffues, hirsutes, d’un aspect croqué, d’un dessin plus vif et moins réaliste, proche de ce qui se passe de l’autre côté de l’océan aux États-Unis. Sur la plateforme Webtoon, on retrouve la version contemporaine de ce type d’esthétique dans de gros succès comme Lore Olympus, de l’autrice néo-zélandaise Rachel Smythe[3], qui rompt avec l’esthétique coréenne. Mais ce type d’œuvres correspond surtout à l’utilisation de la plateforme par des artistes qui ne sont pas basé·es en Asie, notamment des auteurices européennes, qui mixent les codes du webtoon, du manga, et leurs propres références culturelles plus proches du dessin de blog. Il s’agit toujours de codes mainstream, mais parce qu’ils ne sont pas issus de la même aire géographique, ils paraissent en rupture, alors qu’ils sont eux aussi basés sur des recettes commerciales. On y retrouve l’utilisation emphatique des lumières, la déformation des corps vers des stéréotypes de désirabilité en phase avec leur géographie, de grands yeux, et une souplesse des lignes qui rappelle de grosses firmes comme Walt Disney et son hégémonie culturelle.
3. 3. Un nouveau public
La bande dessinée indépendante circule dans des communautés spécifiques, qui ont le goût d’autres lectures. Nous allons donc chercher des webtoons qui semblent remplir ces critères : trouver un public différent, rompre avec l’esthétique des séries à succès, et éventuellement perturber le format imposé par la plateforme.
Nous devrons bien sûr garder à l’esprit qu’il s’agit d’une conception occidentalocentrée de la notion d’indépendance, et nous étudierons donc des webtoons publiés sur la plateforme française. Dès lors que l’on parle d’indépendance, on s’oppose à ce qui fait succès, ce qui serait immédiat et facile dans sa réussite, et tout ce qui imite les formes qui réussissent. Si la bande dessinée indépendante réussit autrement, la plateforme Webtoon n’offre qu’un seul modèle de rémunération. De même qu’il y a très peu de latitude quant au format lui-même d’une publication sur l’application, il y a très peu de marge à l’émancipation économique des auteurices indépendantes sur Webtoon. Les objets que nous allons étudier ne se posent apparemment pas cette question. Leur principal plaisir est certainement de s’exprimer et de partager leur création.
4. Canvas, modèle d’une indépendance artistique à l’intérieur de la machine Webtoon ?
Pour cette étude, j’ai décidé de regarder la partie Canvas de l’application, et d’y chercher des webtoons récents, pour voir ce qui se publie actuellement sur Canvas. Les nouveautés sont très rapidement enfouies les unes sous les autres et les petits projets auxquels je me suis intéressée, s’ils ont peu de likes, ne restent pas longtemps proposés par l’algorithme.
4. 1. Le fonctionnement de Canvas
Canvas est la partie libre de la plateforme, elle permet à des créateurices d’utiliser l’architecture de l’application (le défilement, le classement par épisode, la visibilité permise par la plateforme…), sans avoir de contrat avec elle. La section Originals, quant à elle, met en avant des séries sous contrat pour lesquelles l’auteurice s’est engagée à publier de façon régulière, une ou deux fois par semaine en général. Ces auteurices sont salarié·es. Iels reçoivent donc la même somme chaque mois. Au contraire, les artistes de Canvas sont rémunérées par l’apparition de publicités[4]. Ces publicités permettent un complément de revenus aux artistes très populaires, mais ce n’est pas le cas des webtoons que j’ai choisis. Ceux-ci ont très peu de vues et de public. Les auteurices de Canvas publient parfois un seul épisode de leur webtoon, et peuvent attendre plusieurs mois avant d’en publier un deuxième. Les webtoons que je présente contiennent très peu d’épisodes.
L’équipe de webtoon propose des vidéos de conseils pour les createurices, soulignant que « Canvas est le bon endroit pour publier ses épisodes quand on veut et avec le plein contrôle créatif[5] ». Conserver le contrôle créatif, cela signifie en creux que les séries distribuées sur Originals seront plus contrôlées sur le contenu.
Canvas correspond donc à un vivier d’auteurices amateur·es qui publient et testent des projets, avec l’espoir de peut-être se faire repérer et passer Originals. Quelques exemples de séries à succès issues de Canvas permettent de nourrir ce rêve : c’est le cas de UnOrdinary (Uru-chan, 2016 – aujourd’hui), Lore Olympus (Rachel Smythe, publié à partir de 2018) ou encore Boyfriends. (Refrainbow, publié à partir de 2021). Réussir à passer Originals n’est pas le but de toustes les auteurices sur Canvas, dont beaucoup apprécient aussi la liberté de rythme et de ton, ou ne se posent tout simplement pas la question et font un usage ludique de la plateforme.
4. 2. Caractéristiques des formes indépendantes sur Canvas
Si l’on considère les publications Canvas comme potentiellement indépendantes, le premier marqueur similaire à la bande dessinée indépendante est une différence de format et de longueur. Les œuvres sont généralement plus courtes que les formats Originals, et se rapprochent en cela du fanzine qui sert à faire ses premières armes dans la bande dessinée. La forme courte permet d’essayer sans s’engager dans une continuité, et d’apprendre ainsi rapidement ce qui fonctionne plus ou moins grâce à une batterie de tests graphiques, narratifs, ou stylistiques.
On retrouve aussi ce qu’on pourrait appeler la « liberté de ton ». Une partie des publications que je présente cherche à imiter les grandes histoires, mais elles n’en maîtrisent pas les ficelles et proposent donc une alternative, souvent plus poétique et plus libre.
Le changement de public, sur Canvas, est évident. Parmi les personnes que j’ai interrogées autour de moi, très peu lisent les webtoons publiés sur Canvas. La plupart se cantonnent à l’onglet principal, c’est-à-dire aux séries sous contrat.
Le changement de style et d’esthétique est aussi très clair. Manifestement ce ne sont pas les mêmes outils qui sont utilisés. On trouvera des photos, l’utilisation de logiciels de dessin familiaux, ou des scans ou des photos d’histoires réalisées sur papier avec des outils sommaires (feutres, stylos bic). On trouve aussi des esthétiques proches du mème, proches des premiers fanzines punks satiriques et photocopiés : les logiciels deviennent la colle et les ciseaux numériques.
4. 3. À rebours d’un calibre esthétique construit
On pourra qualifier cette esthétique de « pauvrement dessinée », terme que je reprends de la critique Kim Jooha « poorly drawn[6] », mais aussi de non-professionnelle. Elle ne correspond pas aux calibres esthétiques dominants du « réussi ». Cette esthétique « réussie » est celle qui fait de nombreuses vues, qui reprend des proportions de dessin classique, respecte l’anatomie, montre des décors fouillés, une couleur qui joue sur les lumières, le modelé et qui intègre des portraits esthétisants des différents personnages pour rythmer l’intrigue. Elle est valorisée et encouragée par la plateforme elle-même dans son Guide pratique pour les créateurs, les ressources en lignes Creators 101[7], et ses vidéos de formation. Ces conseils, repris par les createurices à succès sur leurs chaines YouTube[8] ou leur Twitch façonnent les productions et mènent à un calibrage technico-esthétique dont on peut retracer l’origine, comme le montrent ces indications données par la plateforme :
Nous avons une capacité d’attention courte, vous devez faire en sorte que les lecteurs n’arrêtent pas de scroller. […]
L’espace entre deux cases d’une même scène devrait être au minimum de 200px. S’il y a un changement de scène ou de lieu, autorisez-vous des espaces de 600px à 1000px pour donner l’impression du temps qui passe. […]
Le conflit est généralement un problème que l’intrigue a vocation à résoudre, et sans conflit, il n’y a pas d’histoire à raconter. […]
Utilisez des pinceaux personnalisés pour les ombres, les fonds et la texture. Cela permettra d’assurer des rendus finaux impeccables et de gagner du temps pour produire vos cases. […]
Réutiliser vos éléments (décors, accessoires, onomatopées, bulles de dialogues) vous permettra de faire progresser votre histoire sans vous rajouter trop de travail[9].
Ces conseils très précis dirigent les créations dans le sens des tunnels de lecture peu chargés en bulles et en textes, au mouvement fluide vers le bas, avec beaucoup de réutilisation des cases, un dessin peu travaillé sur les cases d’actions et un focus sur certaines cases plus recherchées et impactantes, afin de maximiser le rythme de production. Un webtoon très travaillé, dense en texte, court, sans conflit, à la parution irrégulière, et dessiné en « tradi » c’est-à-dire sur papier et scanné, n’est clairement pas conseillé, et sera donc écarté des modèles artistiques désirables ou fonctionnels par un·e artiste qui cherche le succès – ou un revenu.
5. Études de cas
5. 1. Star Maker : tranche de vie fantastique
Ce webtoon[10] est une courte poésie sur un petit personnage féminin qui crée l’univers. Les épisodes sont très courts. Star, le personnage principal est une flammèche, une petite étoile à forme humaine, qui crée des planètes comme des billes, et les envoie valser dans la galaxie. Les couleurs sont douces, les formes des planètes sont très simples. Seul le personnage est vraiment fouillé, les planètes sont constituées par des ronds peints numériquement, sans effets de halo et sans détails de surface. Le tout est assez moelleux, un dessin aux couleurs floutées rythmé par quelques phrases de textes.
D’un point de vue stylistique, on retrouve plusieurs points communs avec d’autres webtoons plus classiques : la présence du fond continu, la lisibilité du texte, l’usage d’outils numériques plus ou moins professionnels.
L’histoire évolue lorsque Star découvre qu’elle a créé un trou noir. Elle est alors face aux responsabilités qui lui incombent, elle qui a le pouvoir absolu de tout créer. Elle décide de se mettre en dormance et de laisser ses créations vivre de façon autonome. Endormie, elle redevient « pure énergie ». L’histoire finit avec l’apparition de la planète Terre, qui donne espoir, car elle recèle des « conditions favorables à la vie ». Au-dessus du mot Fin, on voit, sur le sol terrestre, deux belles femmes se tenir la main. En quelques épisodes, Star Maker aborde la question de la toute-puissance créatrice, la disparition et la mort d’un être, et l’espoir d’une vie future.
Une des particularités de Canvas est de voir très rapidement les auteurices évoluer : il s’agit en général de leur première série ou aventure en séquence, et nous les voyons apprendre sous nos yeux les ficelles de leur art. Les personnes qui commentent donnent presque toujours des conseils et des idées sur la façon d’améliorer le dessin. L’effet pervers de ce suivi, réalisé par des personnes qui lisent d’autres webtoons plus classiques, est qu’ils poussent dans une seule et même direction : les canons esthétiques (les mêmes que ceux mis en avant par l’équipe webtoon) qui permettent d’ouvrir la porte vers Originals.
5. 2. La vrai vérité
Le premier épisode de La vrai vérité[11] pose cette question existentielle : pourquoi lorsqu’on se réveille à sept heures toute la semaine pour aller au travail, on se réveille également à sept heures le samedi, alors que l’on préfèrerait dormir ? Les trois cases sont minimalistes : la première, « lundi », montre un personnage dans son lit, avec l’indication temporelle « 7h00 ». Le personnage, visiblement endormi, nous dit « je suis fatigué ».
La deuxième case, titrée « samedi » montre le même personnage cette fois les yeux exorbités et manifestement pas du tout endormi. La même indication, 7h00, rappelle la cruelle vérité : il est trop tôt pour être réveillé ! La dernière case montre un énorme « pourquoi ? » sur fond de trait de pinceaux flous. Ce texte si gros met l’emphase sur le sentiment d’injustice face aux absurdes, mais inévitables lois du sommeil. Cette chute (la case « pourquoi ? ») reviendra à l’identique sur les quinze prochains épisodes qui abordent différentes problématiques et blagues sur le quotidien (bulletin scolaire, crottes de pigeons sur les voitures, etc.).
Ce message simple, venu du cœur, aurait très bien pu prendre le format d’un tweet, d’une story Instagram ou d’un Tik tok, mais l’auteure fait un choix différent, celui du dessin et de la bande dessinée. Canvas permet d’ouvrir l’expression dessinée à des personnes qui n’en ont pas l’habitude. Ces utilisateurices vont se saisir d’outils très basiques, dessinant sur des logiciels rudimentaires sur smartphone pour raconter des tranches de vie, des morceaux d’histoire, etc.
Dans La vrai vérité, on verra les sujets évoluer du comique à d’autres sujets plus philosophiques « les livres pour moi sont bien meilleurs que les palais des rois », épisode 14, ou encore une dénonciation du silence, épisode 11. Cet épisode s’ouvre sur une courte phrase : « je trouve que c’est un sujet qu’on ne dénonce pas assez » et montre ensuite des peintures numériques de personnes assises près de fenêtres, silhouettes en noir et blanc, parsemées de roses et d’effets de lumière bien plus développés qu’au premier épisode. On en conclura que la pratique du dessin s’est ancrée chez l’autrice et que son expression est de plus en plus large, tant dans les sujets qu’elle aborde que dans les moyens par lesquels elle le fait.
5. 3. Trans et tant mieu !
« Je suis un ado et je suis transgenre, mon genre de naissance c’est féminin, mais au fond de moi j’ai toujours été masculin. Sort tous les mercredis.[12] » Trans et tant mieu ! est une série dans le genre tranche de vie où l’auteur, Sami le pompier, nous raconte ses aventures en tant que personne trans dans son collège. Il nous présente ses ami·es, nous raconte un problème avec sa grand-mère et d’autres moments de son quotidien. Ce qui frappe encore, c’est qu’il s’agit d’une personne qui ne dessine pas à la base, mais qui se saisit des outils du dessin pour faire part de ses expériences, à la façon d’un blog, pour donner de la visibilité et de l’éducation sur la question trans.
5. 4. Voir les logiciels
On note que ces deux séries aux esthétiques rustiques nous laissent « voir » les logiciels : les formes, les couleurs, les polices utilisées sont certainement les réglages de base et les plus simples de l’interface. C’est le calibre des logiciels qui façonne l’esthétique, c’est-à-dire que les choix des programateurices se substituent à des choix personnels que pourraient faire les artistes. Chaque Webtoon est aussi un témoignage des outils techniques qui ont permis de le produire. La forme des bulles, dans Trans et tant mieu ! n’est pas dessinée à la main, elle correspond à l’idée que les personnes qui ont conçu le logiciel se font de l’essence d’une bulle. Chaque logiciel propose des modèles qui calibrent les esthétiques. Clip Studio et Photoshop sont deux logiciels professionnels qui dominent la production de webtoon et qui proposent des outils intégrés comme des modèles humains et des décors préenregistrés. Ce n’est pas le cas des logiciels plus familiaux utilisés ici par ces artistes débutant·es pour qui s’exprimer et partager de courts messages est plus important que de façonner une esthétique léchée.
5. 5. Fandom kpop !
On trouve aussi d’autres projets qui détournent la fonction première de la plateforme (donner à lire des webtoons) et utilisent ses fonctions pour publier ce qui s’apparente à du contenu de blog, proche du magazine de fan. Fandom kpop ![13] décrit la vie des idoles, accompagné des photos. Ce webtoon est assez suivi, et les personnes qui commentent peuvent demander à l’autrice de traiter des sujets ou des personnalités en particulier. Ils sont souvent proposés la semaine suivante. Bien que très petite, une communauté de fan se rassemble autour de ces publications. Un webtoon comme Fandom kpop ! sort clairement du cadre imaginé par Webtoon pour ses contenus, sans que cela ne soit gênant ou ne perturbe son fonctionnement.
5. 6. GANOX
On trouve aussi des publications dessinées sur papier et assemblées ensuite en bandes. Dans GANOX[14], le dessin semble fait sur du papier machine, avec un mélange de feutre, de bic et de crayon de papier. Ces outils ne sont pas ceux d’un·e professionnel·le, mais ceux d’un·e débutant·e. Ce sont surtout des outils scolaires, utilisés pour écrire, annoter et faire des dessins très succincts. On peut supposer que cette bande dessinée de combat a été dessinée pendant des cours.
Il s’agit là aussi d’une personne qui s’empare de la plateforme pour publier un contenu qui n’est pas adapté au format. Les pages auraient plus facilement été reliées, et l’on remarquera la porosité entre cette bande dessinée numérique et d’autres plateformes qui ont eu un fort impact culturel en termes de format, les scantrad, c’est-à-dire ces pages de mangas scannées et postées sur le net par des passionné·es qui en font une traduction amatrice.
Une bande dessinée comme GANOX nous permet de repenser nos habitudes de lecture numérique et leur historicité. On trouve beaucoup de publications de ce type, constituées de pages pleines mises en ligne. Elles sont souvent plus dures à lire, mais l’application permet de zoomer suffisamment dans les pages pour que cela ne constitue pas un frein. Dans GANOX, plus l’histoire avance et plus le médium se calibre aux attentes du défilement vers le bas : le sixième épisode est constitué de cases beaucoup plus larges et proches du format conseillé par l’équipe Webtoon. C’est encore un symptôme de cette évolution en mouvement provoquée par pressions, à la fois grâce aux commentaires, mais aussi par la fréquentation de la plateforme et la compréhension dynamique de ses codes : lorsqu’on dessine, on lit autrement. Un·e dessinatrice de webtoon est très certainement beaucoup plus attentive aux techniques de découpage utilisées dans ce qu’iel lit qu’un·e lectrice classique.
6. Enfants VS Zombies : le cas d’un webtoon d’enfant
« Lucie, une jeune fille de 6 ans, rentre chez elle. Elle découvre que sa sœur est devenue une zombie. Celle-ci essaie alors de la tuer. Que doit-elle faire ? Doit-elle abandonner sa grande sœur ? Suivez les aventures de Lucie[15]. » Contrairement aux projets précédents, ce webtoon reprend tous les codes du webtoon classique : des cases, des personnages, un scroll, une intrigue et des cliffhangers. L’autrice semble très jeune[16]. Le dessin va à l’essentiel : il ne mime pas le dessin d’enfant, il est véritablement l’œuvre d’une personne très jeune. Les lignes sont droites, les couleurs en aplats, les cases dessinées par des rectangles basiques.
6.1. Un dessin aux tricks maîtrisés
Les yeux des personnages sont une reprise simplifiée et codifiée de l’œil manga rempli de reflets brillants. Les enfants qui dessinent apprécient d’avoir des savoirs concrets sur la façon de représenter certaines choses, des gestes faciles à reproduire, des outils de dessin pourrait-on dire. La technique du dessin de l’œil est un de ces outils : un rond ; deux traits, et le remplissage produisent une version simplifiée de l’éclat recherché. C’est ce que j’appellerai un Trick de dessin.
Tricks de l’œil. (Dessin de ma main)
Le trick est une figure de skateboard. Dans le dessin, j’appelle trick une de ces figures, que l’on a découverte ou inventée et que l’on peut réutiliser. C’est ce qui constitue la grammaire visuelle d’un·e dessinateurice. Un bon exemple de « trick » de dessin est l’œil « Pie eyed » (œil part de tarte) de Mickey : « à partir de 1929, l’ère du Mickey Mouse “aux yeux de tarte” commence. Les “yeux coupés en tarte” étaient principalement utilisés dans les cartoons imprimés, tandis que les courts métrages d’animation montraient un Mickey aux yeux ovales et noirs[17] » explique Nicole Hellmann. En découpant une petite part de tarte dans l’œil rond de Mickey, la souris encore très animale gagne d’un seul coup un regard plus vif. Chercher, trouver, utiliser et abandonner ces tricks est un jeu.
On trouve dans Enfants VS Zombies tous les tricks typiques du dessin d’enfant : les bonhommes bâtons, la simplification des architectures et des objets, comme avec cette sonnette dessinée comme un œuf au plat, constituée de cercles imbriqués. Le dessin va à l’essentiel : l’héroïne principale est identifiée par sa chevelure, comme un fétiche ou un signe qui permet de la retrouver où qu’elle soit. De dos, elle n’est plus que cette chevelure, son corps n’a plus besoin d’être dessiné pour être identifié et reconnu. On retrouve aussi le fameux dessin de cour de récréation « zéro + zéro = la tête à Toto » utilisé pour dessiner le visage d’un professeur. Ici, les éléments d’un dessin ludique appris en compagnonnage avec d’autres élèves sont réutilisés à des fins narratives.
Ces clefs et ces tricks de base ne sont pas si éloignés que ceux qu’on peut trouver sur Originals : les effets de lumière, les proportions du visage, les trames, sont autant des techniques apprises et calibrées qui se transmettent et s’échangent dans les écoles d’art ou les formations de dessin professionnelles. Mais « La tête à toto » est aussi le signe d’une culture active et partagée à laquelle les adultes n’ont plus accès. Faire face à cette référence nous rappelle que nos repères artistiques sont différents, mais que la culture artistique des enfants n’est pas moins valable.
6. 2. Scénario
Le scénario est haletant, très simple : l’héroïne découvre, lorsque son meilleur ami se gratte le bras, que sa peau devient verte. Effrayée, elle l’emmène à l’infirmerie. Une fois rentrée chez elle, elle découvre sa grande sœur transformée en zombie. Celle-ci a la peau verte : elle en déduit que son meilleur ami est lui aussi atteint. Elle retourne à l’école chercher son ami, mais l’infirmière, avec un rictus effrayant, lui dit « il n’y avait plus rien à faire, je l’ai tué ».
Ce type de particularités scénaristiques très brutes (dans l’annonce de l’infirmière, la simplicité avec laquelle la mort apparaît dans l’histoire, la bonté des personnages principaux) n’existe plus dès qu’on franchit un certain âge. Nous avons très peu accès à la pensée ou à la culture des enfants, et une plateforme comme Canvas rend cela possible. La facture de ce webtoon pourrait être qualifiée de naïve et rudimentaire, mais le propos est grave : il s’agit ici de mort et d’aliénation de soi ou des proches par la métamorphose en zombie, ainsi que de la défiance envers les adultes représentant·es de l’autorité.
7. Des bandes mal dessinées ?
7. 1. Dessin professionnel, esthétique amateur·ice : World Céramic Fair
On rapprochera cette publication d’autres publications volontairement mal dessinées : World Ceramic Fair (2021), de Jooyung Kim, illustratrice professionnelle publiée chez Kuš!. Son dessin reprend plusieurs caractéristiques du dessin d’enfant. Elle mélange des outils non professionnels : crayon de papier si léger qu’il apparaît à peine, feutre coloré très appuyé dont l’encre crée un fort contraste, ou encore du pastel utilisé de façon très diffuse et nuageuse. L’effet est frais. Dans le cours de bande dessinée contemporaine que je donne à l’Université de Poitiers, lorsque je montre ce type de publication, les étudiant·es les trouvent « laides et mal dessinées » (je reprends leurs mots). Mais elles contiennent surtout beaucoup de poésie et utilisent d’autres modèles esthétiques et narratifs. On retrouve chez Jooyung Kim plusieurs caractéristiques du dessin « tricksé » : des yeux manga simplifiés, des mèmes de dessin comme les symboles du yin et yang ou un peace and love, des bonhommes bâtons, des cadrages très frontaux, ou encore des perspectives simples à la règle.
Lorsqu’une illustratrice professionnelle formée en école d’art utilise ce type de tricks, c’est un choix et jamais un manque. Pour Thierry Groensteen, l’utilisation de ce registre esthétique est toujours liée à une forme de caricature, comme il l’explique dans le cas des bonhommes bâtons : « si l’on en croit l’historien David Kunzle, les “bonshommes en fil de fer”, ultime degré de la schématisation, auraient fait leur apparition dans l’histoire de l’art à la fin du 18e siècle avec le caricaturiste anglais Georges Woodward. De Cruikshank à Grandville, nombreux seront les artistes qui useront du procédé au siècle suivant, à des fins satiriques[18] ». Pour Thierry Groensteen, « le dessin grossier est acceptable à titre de clin d’œil, il ne le serait plus s’il se substituait durablement à l’habile facture coutumière à l’auteur[19] ».
Pourtant ce n’est pas toujours le cas, et il existe tout un pan de la bande dessinée qui préfère ces registres, sans qu’il n’y ait dans leur utilisation une attitude moqueuse. Bien loin d’être un moment d’égarement, se créent une habilité et une maîtrise de la malfaçon.
7. 2. Masanao Hirayama
On citera l’exemple de Masanao Hirayama. Les dessins de Masanao Hirayama ont été publiés par Nieves (3666, 1366, 1911…) et sont numérotés pour rester dans l’ordre chronologique. Plus lacunaires encore que des dessins d’enfant, les traits de Masanao Hirayama sont le fruit d’une pratique quotidienne. L’artiste explique : « Je dessine tout le temps, je ne fais rien d’autre[20] ». Il est très rapide : « j’estime que le temps que j’utilise pour mon travail est de plus en plus court d’année en année. J’aime dessiner rapidement parce que c’est plus amusant ». Masanao Hirayama copie tout ce qu’il voit sans hiérarchie : « je dessine les choses aussi plates que possible. J’ai dessiné tout ce que je vois dans mon quotidien et sur internet. Pour moi internet est également réel et quotidien. Par exemple depuis 2012 je fais des dessins à partir d’images de Google Street View ».
On ne peut donc pas dire qu’il s’agisse de quelqu’un qui manque de pratique, puisqu’il y passe plusieurs heures par jour. Il a énormément d’expérience. Ces heures de travail mènent au choix de conserver et développer cette esthétique simple, radiante et immédiate. La virtuosité technique ou plastique s’exprime, dans la bande dessinée qui nous occupe, de bien étrange façon : il s’agit de maîtriser à la perfection des zones de la création comme le tremblement de la main, il s’agit presque de pousser l’incompétence à des sommets de raffinement, pour la transcender.
7. 3. Deskilled comics
Je rapprocherai cette esthétique de la notion de deskilled comics, développée par la critique Kim Jooha dans un article en 2020 :
les deskilled comics sont des bandes dessinées intentionnellement mal dessinées. Elles semblent spontanées, improvisées. La notion de “deskilling” vient de courants modernistes comme l’abstraction ou le primitivisme. Ces BD ne cherchent pas le réalisme, non seulement le réalisme figuratif, mais aussi dans le sens d’un “portrait réaliste de la société”. Beaucoup assument leur fabrication digitale[21].
Le terme deskilled est difficile à traduire en français, il se construit avec skill, (habileté, talent, compétence, adresse), et du préfixe de qui agit comme une disqualification. Il s’agit de bien autre chose que de bande dessinée naïve issue d’artistes non professionnels, il s’agit d’une déqualification.
Leur esthétique, lorsqu’elle est manuelle, reprend la « posture du cancre [22] », une esthétique du bâclage, malhabile, où « le langage se veut fruste, régressif, presque infantile [23]». Ces mots sont ceux de Livio Belloï et Fabrice Leroy décrivant l’œuvre de Pierre Lapolice à travers force vocabulaire imagé. Leur question est tout d’abord : quel vocabulaire pour décrire ce qui est considéré comme laid, comme indésirable par les canons esthétiques ? « Si le vocabulaire courant de l’esthétique regorge de termes pour dire la beauté, l’harmonie ou le sublime, il s’avère beaucoup moins riche dès lors qu’il s’agit de désigner avec rigueur et sans le moindre jugement de valeur, des phénomènes relevant de l’approximation, de la malfaçon, du dysfonctionnement, tant sur le plan verbal que sur le plan iconique.[24] »
Il y a dans le geste deskilled une recherche d’authenticité en passant par le pire, par un mauvais goût de niche. Ici il ne s’agit plus de quelqu’un qui bute sur les outils qu’il utilise, comme dans les cas des bandes dessinées amateur·ices ou d’enfants, mais d’artistes qui utilisent tous les bugs pour créer une image savante, l’utilisation de clichés et de repoussoirs du goût mainstream. C’est un « “mauvais objet” : au pire, une sorte d’injure faite au 9e art et à ses canons esthétiques ; au mieux, une manière d’anti-bande dessinée qui découragerait d’emblée toute tentative d’exégèse (comment – et dans le fond pourquoi – prendre au sérieux une œuvre qui se plaît tant à se ridiculiser et à se gausser d’elle-même ?)[25] ». Son authenticité passe par la recherche d’une forme de transcendance par la beauté, une beauté non alignée. L’artiste campe volontairement une position rebutante/fascinante. Il me semble contre-productif de qualifier cette recherche d’image pauvre, car elle cherche au contraire une richesse technique à contre-courant.
8. Du webtoon au mème
Pour Kim Jooha, s’intéresser au deskilled comics, c’est approcher une autre forme de bande dessinée, sous la forme du mème : « Le style Deskilled est populaire non seulement dans la sous-culture de la bande dessinée d’art, mais aussi dans la culture visuelle post-numérique contemporaine. Hito Steyerl la qualifie d’“image pauvre”. L’incarnation de l’esthétique post-numérique (post smartphone et médias sociaux), c’est le mème[26]. » Et en effet, la bande dessinée entretient avec le mème de nombreuses parentés formelles, elle est un art de la répétition, comme le dit Thierry Groensteen : « Il se trouve que la bande dessinée, de par son caractère séquentiel et discontinu, est, par essence, fondée sur la répétition des mêmes éléments au point qu’elle a pu être qualifiée d’“art du bégaiement” [27]. »
Et le mème pousse cette qualité de façon transversale, réalisant une sorte de tressage iconique en travers, entre toutes les différentes répétitions et variations d’une même case, déplacée sur la toile, comme dans l’éclatement quantique d’une planche de bande dessinée traditionnelle.
On pensera au webtoon Jared et les meetings[28]. Les histoires sont toujours les mêmes : un démon, qui est la parodie de Hellboy (selon les termes de l’auteur) rencontre des célébrités. Les deux personnages, Jared et les célébrités, sont donc déjà des mèmes, des images remplaçables et interchangeables de la culture populaire. Jared rencontre notamment Aya Nakamura et Britney Spears. Lorsque Jared rencontre une célébrité, celle-ci fait inévitablement face à un malfrat qui veut lui voler son sac ou « saboter le live ». Jared la sauve et iels deviennent ami·es. Le webtoon finit toujours sur cette phrase : Jared et [la célébrité] deviennent amis. Les cases sont réutilisées, il suffit à l’auteur de les copier et de les coller au bon endroit en changeant quelques mots et en ajoutant la célébrité. Les célébrités elles-mêmes sont souvent des déclinaisons du même modèle de personnage, en changeant juste la couleur des cheveux ou de la robe. Ce webtoon comprend de très nombreux épisodes : un véritable mème, facile à produire.
L’avènement du mème comme forme d’art est le signe de la rupture totale avec l’idée de l’artiste souverain·e. Le rôle de validation des institutions devient accessoire si l’on s’intéresse à la masse immense d’art qui est produite chaque jour. Pour Kim Jooha, le mème est une question directe accordée à notre confort culturel et aux rôles traditionnels de l’artiste face aux publics : « Comment distinguer un dessin d’artiste volontairement pauvre d’un dessin amateur mal fait ? Quel est le sens de faire de l’art dans un monde où être original et/ou artiste ne signifie rien ? Comment étudier la bande dessinée quand des millions de BD sont faites chaque jour ? Pourquoi lisons-nous, publions, écrivons, pensons et discutons de bandes dessinées qui représentent une minuscule part des BD produites aujourd’hui ? Pourquoi les privilégions-nous ? [29]»
La question du privilège culturel de certaines œuvres par rapport à d’autres est sans doute la clef de voûte de toute cette question ; à la fois la motivation par laquelle les auteurices créent des deskilled comics, et à la fois ce qui guette l’ensemble du débat culturel autour de l’art professionnel, du droit par lequel il est régi, de sa rémunération, légitimation et diffusion par les institutions culturelles.
9. Déconstruire le privilège culturel du beau et de l’acceptable
9. 1. Déni de parole
La difficulté à parler de cet art est le symptôme d’une société qui considère l’enfant comme une forme en devenir, le dessin deskilled comme voué à se professionnaliser, et tout objet, artistique ou non, comme potentiellement améliorable. Le fond de cette idée vient peut-être de ce que les objets qu’on déprécie sont aussi ceux qui sont créés par des auteurices qui ne prennent pas la parole dans les cercles lettrés ou institutionnels. Nous entendons les enfants, les créateurices de mèmes ou les artistes bruts par la voix de leur galeriste et de leurs collectionneureuses, ou par le travail de récolte qui aura été fait par un·e sociologue, un·e intervieweureuse passioné·e, ou un·e chercheureuse. Nous les voyons plus rarement s’avancer dans le champ du légitime pour réclamer qu’on entende leur voix.
9. 2. Apprendre et désapprendre
Pour Jean Charles Andrieu de Levis, le dessin d’enfant est une sorte d’état zéro du style, et lorsqu’il est employé par un·e auteurice de façon temporaire, ou utilisé tel quel (un vrai dessin d’enfant), c’est pour mettre en valeur ses véritables capacités :
la confrontation à de véritables dessins d’enfants est une violence que l’auteur impose à son style […] car il le confronte à ce qui est presque une absence de style, du moins un style encore embryonnaire, velléitaire — un proto-style, pourrait-on dire. […] l’enfant fait ce qu’il peut, non ce qu’il veut. [Le dessin d’enfant] n’est en réalité qu’un moyen détourné d’affirmer encore et toujours la puissance créatrice de l’auteur […] : “je peux même faire comme si je ne pouvais pas”[30].
En se plongeant un instant dans le souvenir de ses dessins d’enfants, on se rappellera aisément qu’il y avait bien des manières de faire les choses, des tricks ou des techniques que nous préférions, des outils que nous utilisions parce qu’ils correspondaient à ce que l’on aimait et à ce que l’on voulait faire comme image. Si, en effet, on peut avoir enfant des désirs de représentation que l’on n’arrive pas à faire aboutir, il en est de même de nos dessins après que nous ayons fait une école d’art. Il n’y a pas un moment où nous sommes capables de tout dessiner de façon satisfaisante et réaliste. Est-il vrai qu’il n’y a pas de style dans les dessins d’enfants ? Si l’on passe quelque temps avec des enfants, on apprend bien vite à différencier le style de chacun·e.
L’apprentissage se fait tout au long de la vie et très tôt nous apprenons les signes qui nous permettent d’être compris·es et reconnu·es par les adultes. Cet apprentissage se passe comme celui qui a lieu sur Canvas : il s’agit de ressembler à ce qui plaît et à ce qui a du succès. Un des pères de la bande dessinée, Rodolphe Töpffer, disait déjà son goût pour le dessin naturel avant qu’ait lieu ce calibrage :
Prenez-moi un de ces gamins qui griffonnent sur la marge de leur cahier des petits bonhommes déjà très vivants et expressifs, et obligez-les d’aller à l’école de dessin pour y perfectionner leurs talents ; bientôt, et ceci à mesure qu’il fera des progrès dans l’art du dessin, les nouveaux petits bonhommes qu’il tracera avec soin sur une feuille de papier blanc auront perdu, comparativement à ceux qu’il griffonnaient au hasard sur la marge de ses cahiers, l’expression, la vie et la vivacité de mouvement ou d’intention qu’on y remarquait, en même temps cependant qu’ils seront devenus infiniment supérieurs en vérité et en fidélité d’imitation[31].
9. 3. De la recherche d’un webtoon indépendant à la recherche de liberté critique
Lorsqu’il s’agit de qualifier les spécificités dessinées des objets que nous venons de voir, nous sommes donc face à la pauvreté d’un vocabulaire autre que celui du jugement dépréciatif. Il me semble que cela vient aussi du fait que nous sommes peu ou pas confrontées à ce type de publications dans notre consommation culturelle de tous les jours. Nous devons cesser de les considérer comme des œuvres inabouties qui « tendent » vers un résultat, car cela nous empêche de voir leurs qualités et met un voile entre elles et nous. Nous nous coupons de certaines sensations riches et étourdissantes si nous nous laissons brider par notre savoir culturel. Ces webtoons, et l’existence des deskilled comics nous offrent la possibilité d’envisager que la bande dessinée que nous lisons aujourd’hui est un très mince faisceau dans ce qui constitue l’océan des pratiques bédéistiques.
En tant qu’art, la bande dessinée est soumise à cette histoire étroite qui dessine la ligne de la légitimité artistique ou commerciale. Mais en tant que pratique, elle est une activité partagée par des milliers de personnes. Les productions qui en résultent ne croisent le premier faisceau, celui de la reconnaissance professionnelle, que de façon exceptionnelle. Pour autant, ces pratiques constituent le socle de la BD, elles permettent aussi de saisir et de comprendre de l’intérieur les codes si complexes (cases, planches, bulles, vide intericonique) qui constituent les techniques de la bande dessinée, et garantissent son accessibilité à un public large et amateur.
La question que nous posent ces objets, c’est celle de la construction de notre propre regard et notre propre indépendance. Que cherche-t-on à lire, à voir ? Est-on capable de regarder des objets qui ne répondent pas à nos attentes esthétiques, scénaristiques, et de genre ? Avons-nous vraiment besoin qu’un·e créateurice ait un rapport critique à son travail et aux plateformes qu’iel utilise pour pouvoir légitimer son œuvre, et en quoi consiste ce rapport critique s’il s’agit seulement d’une quête adulte de reconnaissance ou de rémunération ? Est-il légitime d’attendre d’un·e artiste qu’iel s’exprime d’une façon que nous considérons comme acceptable dans notre champ culturel pour pouvoir lui prêter une oreille ?
À travers ces questions, on peut lire en filigrane la volonté d’entrer en contact avec l’altérité – quelle que soit sa forme, la plus inattendue possible éventuellement, sans la déconsidérer. Toutes ces questions restent ouvertes, et s’ouvriront plus largement encore à mesure que nous lirons, prenant le temps de regarder et d’être curieux·ses, en parcourant les webtoons les plus étranges et désarçonnants possible, ceux qui nous hérissent les poils ou nous donnent le vertige.
Notes
[1] Avec des maisons d’édition comme L’Association, Futuropolis, des publications portées par des artistes (Métal Hurlant, et nombre de fanzines ou de revues autogérées), des auteurices comme Jean-Christophe Menu, Mattt Konture, ou Nicole Claveloux.
Je renvoie au travail de Luc Cotinat, dit Movandiau, notamment son article « Trente ans d’effervescence dans les marges créatives de la BD Défense et illustration de la “contre bande” », Le monde diplomatique, mai 2020, page 14-15 ; et son travail de thèse L’art de la contrebande ? : une cartographie de la bande dessinée alternative francophone (1990-2015), sous la direction de Ivan Toulouse et de Bertrand Tillier, soutenue en 2023 à Rennes 2.
[2] Aussi appelée École de Charleroi, c’est le style associé au journal Spirou. Plus caricatural et dynamique que l’école de Bruxelles (Tintin, Blake et Mortimer), c’est le style des gros nez, où le trait de plume arrondi les corps par ses pleins et ses déliés, et où les bulles sont rondes et non carrées comme chez Hergé.
[3] Rachel Smythe a étudié le design graphique à la Whangunui school of design, et son apprentissage du design se ressent sur l’utilisation symbolique qu’elle fait des formes et des couleurs, comme la dualité rose/bleu, ou l’utilisation de motifs récurrents qui renvoient à des agressions et des souvenirs non représentés. Cette façon de travailler l’image est plus proche d’une tradition occidentalocentrée que dans des succès de même genre (romance) comme le très populaire True Beauty de Yaongyi.
[4] Voir la vidéo de l’équipe Webtoon qui explique les conditions de rémunération : How to Make Money on WEBTOON CANVAS | WEBTOON, Webtoon, publié en ligne le 6 avril 2022, 3'34 minutes. URL: https://youtu.be/Ok61ovrBVgo?si=i1kNwoLq3_PRrqiq
[5] Webtoon a produit une série de vidéos qui expliquent le fonctionnement de cette section : je renvoie à celle qui présente la partie Canvas avec des conseils venant des membres de l’entreprise.
How to Get Started on WEBTOON CANVAS | WEBTOON, Webtoon, publiée le 30 mars 2022, 3’26 minutes. URL: https://youtu.be/8kDGUjBZhc4?si=z4pUs13xTPvdsfyj
[6] Kim Jooha, “Comics are the langage of the postdigital age”, LAAB magazine; This was your life, n° 4, 2020.
[7] Disponible uniquement en anglais. On y trouve par exemple un entretient avec Rachel Smythe au travail, une réduction de 30 % sur le logiciel de création Clip Studio Paint, un entrefilet mentionnant le fait que Canvas a rémunéré ses createurices à hauteur de plus de 27 000 000 $ depuis 2020, et une mise en avant des contenus LGBTQUIA+. Tout cela participe de l’envie de créer une communauté d’artistes dynamiques qui servent aussi le recrutement vers Originals. Les contenus de formation sont assez légers et peu mis à jour (la partie « Improve your skills », dédiée à des workshops en ligne, est présentée comme « à venir » depuis ma première visite sur le site en novembre 2022 jusqu’à aujourd’hui [février 2024]).
URL : https://www.webtoons.com/en/creators101/webtoon-canvas
[8] Je donnerai l’exemple de l’autrice Sita Tout Court, qui a publié Dessiner un webtoon sur Clip Studio Paint ???? (mon process et des ptites astuces), sur sa chaine le 29 juin 2022, (21′ 34 minutes) et collabore ensuite en novembre 2022 avec le logiciel, sur la chaine de Clip Studio Paint, avec la vidéo [FR] Outils pratiques pour la création d’un webtoon sur CLIP STUDIO PAINT ! (9’01 minutes).
[FR] Outils pratiques pour la création d’un webtoon sur CLIP STUDIO PAINT !, URL : https://youtu.be/s8kY7YZPd2U?si=ZSHDYXE7CCktIhmu). Dessiner un webtoon sur Clip Studio Paint ???? (mon process et des ptites astuces), URL : https://youtu.be/yZInFpa1Cfw?si=o9WIY-93Fnmf60CE
[9] Guide pratique pour les créateurs, ressource en ligne disponible depuis le site. URL : https://webtoons-static.pstatic.net/creator101/fr/pdf/Creator-Handbook.pdf?dt=2024011001
[10] Ce webtoon a été publié par Octopoulpy entre novembre et décembre 2022 et comprend huit épisodes. Il a comptabilisé 212 vues et compte 15 abonnée·es. Il est classé dans les genres fantasy et tranche de vie.
[11] La vrai vérité a été publié par Voui voui entre novembre et décembre 2022 et comprend quinze épisodes. Il a comptabilisé 1763 vues et compte 27 abonnée·es. Il est classé dans les genres comédie et tranche de vie.
[12] Trans et tant mieu ! a été publié par Sami le pompier entre septembre et novembre 2022 et comprend 12 épisodes. Il a comptabilisé 4638 vues et compte 56 abonnée·es. Il est classé dans le genre tranche de vie. Sa description pleine de fautes donne des indices sur l’âge et la situation amateur·ice de l’auteur : « je suis un ado et je suis transgenre mon genre de naissance c’est féminin mais au fond de moi j’ai toujours aiter masculin sort tous les mercredis mais a besoin de faire une pause car je ne suis encore au college du coup le rhytm est un peut compliquer escuser moi pour les habituait qui attendent des épisode ;) ». Url : https://www.webtoons.com/fr/canvas/trans-et-tant-mieu/list?title_no=809144
[13] Fandom kpop ! a été publié par ????????Kim Ha-Sha???????? entre novembre 2022 et octobre 2023 et comprend 52 épisodes. Il a comptabilisé 20 257 vues et compte 228 abonnée·es. Il est classé dans le genre comédie.
[14] GANOX a été publié par Vaynan entre novembre 2022 et mars 2023 et comprend 6 épisodes. Il a comptabilisé 626 vues et compte 15 abonnée·es. Il est classé dans le genre superhéros.
[15] Description de l’auteurice. Enfants VS Zombies a été publié par elfidji entre octobre 2022 et janvier 2023 et comprend 7 épisodes. Il a comptabilisé 2699 vues et compte 60 abonnée·es. Il est classé dans le genre SF.
[16] On trouve ainsi sur Canvas grand nombre de créateurices manifestement très jeunes. Les conditions spécifient que l’on peut publier à partir de treize ans.
[17] Nicole Hellmann, « The Evolution of Mickey Mouse », publié en février 2020, dernière consultation le 26 avril 2023. URL : https://www.waltdisney.org/blog/evolution-mickey-mouse
[18] Thierry Groensteen, La Bande dessinée mode d’emploi, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2007, p. 42.
[19] Thierry Groensteen, op. cit., p. 76.
[20] Vanessa Dziuba, entretien avec Masanao Hirayama, Collection Revue, n°5, 2017.
[21] « Deskilled comics are intentionally poorly drawn comics. […] They feel spontaneous, improvisational, and unplanned. […] Deskilling comes from Modernist fine art traditions such as Abstraction and Primitivism. […] They do not care about realism, not only in the sense of verisimilitude but also in the sense of ‘reflecting society in the right way’. […] Many of them do not shy away from overtly showing that they are made with digital tools. […]” ». Ma traduction, Kim Jooha, op. cit.
[22] Thierry Groensteen, Parodies. La bande dessinée au second degré, Paris, Skira/Flammarion, 2010, p 234.
[23] Livio Belloï et Fabrice Leroy, Pierre La Police : une esthétique de la malfaçon, Serious publishing, 2019.
[24] Ibid.
[25] Ibid.
[26] “Deskilled comics can be understood as post-digital Camp. In ‘Notes on Camp’, Susan Sontag listed the most prominent features of Camp, including good taste in bad taste; liking something ‘off,’ excessive, amateur, nostalgic and/or retro in an ironic, humorous, and detached way; mocking the self-serious, formulaic, and mainstream; and emphasizing style over content, aesthetics over morality, and irony over tragedy. Deskilled comics are Camp according to this definition. […]The Deskilled style is popular not only in the minor subculture of art comics but also in the contemporary post-digital visual culture; Hito Steyerl has called it ‘Poor Image.’ […] The embodiment of the post-digital (post smartphone and social media) aesthetic is Meme […]”. Ma traduction, Kim Jooha, op. cit.
[27] Thierry Groensteen, « Précisions sur l’art du tressage », publié en 2015, dernière consultation le 5 juin 2022. URL : https://www.editionsdelan2.com/groensteen/spip.php?article58
[28] Jared et les meetings a été publié par Alain Hung, entre juillet 2021 et novembre 2023 et comprend 87 épisodes. Il a comptabilisé 3117 vues et compte 33 abonnée·es. Il est classé dans les genres superhéros et comédie. Alain Hung est l’auteur de quatorze autres séries, notamment trois autres autour de Jared, qui reprennent des principes similaires, et sept autres réalisées à partir d’images et de captures d’écran extraites du jeu vidéo Les Sims (Aliens Sims, Sims Actions, Sims Sad Love Stories, etc.).
[29] « How do you distinguish intentionally poorly drawn comics by an artist and just poorly drawn comics by an amateur? […] What does it mean to make art in a world where being original and/or an artist means nothing? […] How do we study comics when billions of new works are made daily? Is it possible to archive them? […] Why are we reading, publishing, writing, thinking about, and discussing only a tiny fraction of the comics that are produced today? Why do we privilege them? ». Ma traduction, Kim Jooha, op. cit.
[30] Jean Charles Andrieu de Levis et Al., « Collaborer, ce que le style doit aux collaborations », Styles(s) de (la) bande dessinée, Benoït Berthou et Jacques Dürrenmatt dir., Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 228.
[31] Rodolphe Töpffer, Réflexions et menus propos d’un peintre genevois ou Essai sur le beau dans les arts, Paris, Hachette, p.261 ; cité dans Styles(s) de (la) bande dessinée, op. cit., p. 223.
Bibliographie
Livres et articles
ANDRIEU DE LEVIS, Jean Charles et Al., « Collaborer, ce que le style doit aux collaborations », Styles(s) de (la) bande dessinée, Benoït Berthou et Jacques Dürrenmatt (dir.), Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 228.
BELLOÏ, Livio et LEROY, Fabrice, Pierre La Police : une esthétique de la malfaçon, Serious publishing, 2019.
DZIUBA, Vanessa, entretien avec Masanao Hirayama, Collection Revue, n° 5, 2017.
MOVANDIAU, « Trente ans d’effervescence dans les marges créatives de la BD Défense et illustration de la “contre bande” », Le monde diplomatique, mai 2020, page 14-15.
MOVANDIAU, L’art de la contrebande ? : une cartographie de la bande dessinée alternative francophone (1990-2015), thèse sous la direction de Ivan Toulouse et de Bertrand Tillier, soutenue en 2023 à l'Université Rennes 2.
GROENSTEEN, Thierry, La bande dessinée mode d’emploi, Bruxellse, Les Impressions nouvelles, 2007.
GROENSTEEN, Thierry, Parodies. La bande dessinée au second degré, Paris, Skira/Flammarion, 2010, p 234.
GROENSTEEN, Thierry, « Précisions sur l’art du tressage », publié en 2015, dernière consultation le 5 juin 2022. URL : https://www.editionsdelan2.com/groensteen/spip.php?article58
HELLMANN, Nicole, « The Evolution of Mickey Mouse », publié en février 2020, dernière consultation le 26 avril 2023. URL : https://www.waltdisney.org/blog/evolution-mickey-mouse
JOOHA, Kim, « Comics are the langage of the postdigital age », LAAB magazine ; This was your life, n° 4, 2020.
Vidéos Youtube
Clip Studio Paint, [FR] Outils pratiques pour la création d’un webtoon sur CLIP STUDIO PAINT !, vidéo publiée en ligne en novembre 2022, (9’01 minutes), URL : https://youtu.be/s8kY7YZPd2U?si=ZSHDYXE7CCktIhmu).
Sita Tout Court, Dessiner un webtoon sur Clip Studio Paint ???? (mon process et de ptites astuces), vidéo publiée en ligne le 29 juin 2022, (21′ 34 minutes), URL : https://youtu.be/yZInFpa1Cfw?si=o9WIY-93Fnmf60CE
Ressources de la plateforme Webtoon
Creators 101, URL : https://www.webtoons.com/en/creators101/webtoon-canvas
Guide pratique pour les créateurs, ressource en ligne disponible depuis le site, URL : https://webtoons-static.pstatic.net/creator101/fr/pdf/Creator-Handbook.pdf?dt=2024011001
Webtoon, How to Make Money on WEBTOON CANVAS | WEBTOON, vidéo publiée en ligne le 6 avril 2022, 3'34 minutes. URL : https://youtu.be/Ok61ovrBVgo?si=i1kNwoLq3_PRrqiq
Webtoon, How to Get Started on WEBTOON CANVAS | WEBTOON, vidéo publiée le 30 mars 2022, 3’26 minutes. URL : https://youtu.be/8kDGUjBZhc4?si=z4pUs13xTPvdsfyj
Autrice
Sabine Teyssonneyre est dessinatrice et enseignante chercheuse en Bande dessinée (EESI, Université de Poitiers). Elle fait partie du collectif des hiboux. Son travail regroupe bande dessinées documentaire et de fiction, fanzinat, peintures aquarelle, illustration, enseignement et médiation auprès de différents publics. Elle travaille avec son collectif Première Frappe à la réalisation de clips vidéos et musiques. Elle est également membre de la SUC, association culturelle et artistique Angoumoisine.