N°20 / Le webtoon en France, un état des lieux (2011-2024)

Présentation

Lambert Barthélémy, Florence Thérond

Résumé

Ce dossier a pour objectif, en croisant les témoignages et analyses des chercheurs, dessinateurs et éditeurs spécialisés, de dresser un premier état des lieux de la production et de la réception des webtoons en France, dix ans après la création de Delitoon.

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Le webtoon[1], apparu en 2003 sur le portail coréen Daum, est une bande dessinée nativement numérique, conçue pour être lue d’une traite, de haut en bas, en scrollant sur un smartphone. Comme l’explique Philippe Paolucci[2], le développement du webtoon a été favorisé par la démocratisation d’internet et du téléphone mobile : « les webtoons incarnent parfaitement le principe de la ‘toile infinie’ décrit par Scott McCloud (2002), à savoir la possibilité de réaliser des planches sans limite de taille, en s’appuyant sur les possibilités de déroulement infini offertes par l’écran[3] ». Destiné prioritairement à un public jeune – entre 15 et 25 ans –, il a été importé en France en 2010 avec la création, par Didier Borg, de la plateforme Delitoon. Les débuts sont timides, avant le succès autour de 2015, grâce à l’intervention d’investisseurs coréens, la création d’une application mobile et la professionnalisation de l’interface. Pendant longtemps, Delitoon est restée la seule plateforme active sur le marché français, avant l’arrivée, en 2018, de la plateforme française Iznéo, puis, en 2019, du géant coréen Naver (Webtoon) et de la plateforme franco-belge Webtoon Factory, créée par les éditions Dupuy. La même année, le format webtoon a fait l’objet, à Paris, d’une exposition au Centre Culturel Coréen[4]. Il connaît aujourd’hui une croissance et un succès exponentiels en Europe, en lien avec le phénomène Hallyu[5] et l’engouement international pour la pop culture coréenne. Depuis mai 2022, la plateforme Piccoma, filiale du groupe coréen Kakao, est désormais disponible pour le lectorat français. Le président de la filiale Piccoma Europe, Hyung-Rae-Kim, déclare : « Il faut proposer une expérience qui se rapproche de ce que les jeunes trouvent sur Tiktok, YouTube, Twitch[6] ». Le webtoon, format emblématique de l’iconic turn, « se regarde plus qu’il ne se lit[7] ».

Ce dossier a pour objectif, en croisant les témoignages et analyses des chercheurs, dessinateurs et éditeurs spécialisés, de dresser un premier état des lieux de la production et de la réception des webtoons en France, dix ans après la création de Delitoon. Hormis les travaux de Valérie Dupuy[8] et de Philippe Paolucci, rares ont été les recherches universitaires consacrées, en France, à l’esthétique narrative du webtoon. Nous voudrions contribuer à la poursuite de ce travail en explorant l’esthétique du webtoon dans ses formes les plus récentes, en contexte européen. Gaëlle Kovaliv ouvre ce dossier en adoptant, dans son intervention lors de la journée d’étude de Montpellier[9], une perspective historique et panoramique, qui permet de situer le webtoon européen par rapport au modèle asiatique. Est-il possible de dégager des spécificités dans la production française et européenne et lesquelles ? Certains ont pu voir dans le webtoon un mode dégradé, superficiel et « jetable » de production narrative, fortement dépendant d’un système de merchandising. Il est aisé de considérer en tous cas que l’intérêt pour le webtoon s’inscrit dans le sillage de la culture de masse, produite à la chaîne et sérialisée, inaugurée par la mode du roman-feuilleton à la fin du XIXe siècle. Le webtoon de romance, étudié par Héloïse Dastarac, présente en effet des intrigues codifiées, des dénouements prévisibles. Mais, loin de stériliser l’imagination des auteurs.rices, la contrainte vient au contraire la stimuler pour donner des intrigues plus complexes, comportant un nombre important de personnages et de péripéties, propres à capter l’attention des lecteur·ices. La standardisation des scénarios répond au désir de divertissement et d’évasion du lectorat, mais ils abordent aussi des sujets sociétaux difficiles et ne sont pas dénués d’un potentiel subversif et capacitant, notamment lorsqu’ils s’inscrivent dans le sillage des problématiques LGBTQI+, comme le montre Caroline Carvalho De Barros Coche. Certain·e·s auteurs.rices ont pu construire leurs scrolls de manière très personnelle, et investir les plateformes dans une démarche critique vis-à-vis de l’industrie culturelle du webtoon. Dans cette perspective, Sabine Teyssonneyre analyse quelques exemples de webtoons issus de la section Canvas de la plateforme Webtoon, des projets rompant avec l’esthétique des séries à succès et détournant la fonction première de la plateforme.

Loin de la construction habituelle des planches de bandes dessinées, le webtoon jouit d’une liberté formelle qui permet aux auteurs.rices d’explorer de nouvelles façons, plus immersives, de concevoir des histoires en utilisant au maximum les fonctionnalités du smartphone. Assistons-nous à la naissance d’un nouveau média ? En prenant appui sur l’exemple de Soma, réalisé par Pierre Castel et Thalie Shelen (Webtoon Factory), Anaïs Guilet analyse « l’écranicité exacerbée » des webtoons et les possibilités narratologiques spécifiques induites par le support et le dispositif technique de l’écran tactile : forte dimension haptique des images, fluidité de la navigation, effets de surcadrages qui creusent et mettent en volume l’image, fondus enchaînés, qui favorisent le sentiment d’immersion, comme le soulignait aussi Valérie Dupuy : « La plongée dans le récit visuel est favorisée par une image potentiellement infinie, que l’on appréhende sous le mode de la tension, dans une lecture rapide et non flâneuse[10] ».

Depuis les premiers webtoons, les formes éditoriales ont évolué, de l’empilement vertical de planches à la bande déroulante. Le webtoon doit s’envisager désormais au sein d’un écosystème global, incluant romans graphiques sur papier et séries, dans une perspective transmédiale. Ainsi la série Lastman de Bastien Vivès, Michaël Sanlaville et Balak, lancée en 2013 sur Delitoon et positionnée au croisement du livre imprimé et du webtoon, puisque chaque saison a fait l’objet d’une impression chez Casterman. Olivier Stucky étudie dans son article les relations évolutives qu’entretiennent ces deux formes éditoriales, la version webtoon étant envisagée d’abord comme seuil vers le livre puis comme alternative au livre.

Pour clore ce dossier, une table-ronde donne la parole à celles et ceux qui participent directement à la fabrique du webtoon en France aujourd’hui. Les témoignages de deux autrices, Lelac et Himaage, membre du collectif Webtoon Café, d’Angélique Mouillard, traductrice et correctrice de webtoons en freelance, d’Eloi Morterol, éditeur pour Dupuy/Webtoon Factory et de Sébastien Célimon, organisateur du premier festival de webtoons en France, le World Wide Webtoon de Monteux, permettent d’appréhender la question du webtoon sous l’angle des industries créatives, de comprendre la structuration de ce marché et les enjeux économiques qui le sous-tendent, mais aussi d’envisager des perspectives d’avenir pour le webtoon  en tant que laboratoire pour la bande dessinée du XXIe siècle.

 

© Sabine Teyssonneyre, 2024, pour l’image de couverture

 

Notes

 

[1] Le terme est une contraction de « web » et de « cartoon ». Dès la fin des années 1990, en Corée du Sud, la production de manhwas, c’est-à-dire de bandes dessinées, sur support numérique était florissante.

[2] Philippe Paolucci est docteur en Sciences de l’Information et de la Communication. Il a soutenu en 2016 une thèse sur la bande dessinée numérique, réalisée sous la direction de Pascal Robert (ELICO-Lyon 2) et Patrick Mpondo-Dicka (LERASS- Toulouse 2). Ses travaux s’inscrivent dans une perspective socio-sémiotique et portent sur la conversion numérique de la bande dessinée.On pourra se référer à ses articles : « La ruée vers le webtoon », Keulmadang, revue de littérature coréenne, 20 février 2013, URL : https://keulmadang.com/2013/02/20/la-ruee-vers-le-webtoon/ ; « L’usage du scrolling dans la bande dessinée numérique sud-coréenne. Une nouvelle façon de penser le récit en images » dans Impressions d’Extrême-Orient, août 2018, « Nouvelles tendances littéraires d’Asie. Nouveaux médias, nouvelles possibilités », URL : http://journals.openedition.org/ideo/848.

[3] Julien Baudry et Philippe Paolucci, « La bande dessinée numérique vue d’ailleurs », dans Pascal Robert (dir.), Bande dessinée et numérique, CNRS éditions, coll. « Les essentiels d’Hermès », p. 59-77.URL : https://books.openedition.org/editionscnrs/20607?lang=fr Les auteurs de l’article font référence à Scott McCloud, Reinventing comics, New York, Harper Perennial, 2000 (traduit en France par Jean-Paul Jennequin sous le titre Réinventer la bande dessinée, Paris, Vertige Graphic, 2002).

[4] « Voyage dans l’univers du webtoon », 21 novembre 2019-31 mars 2020.

[5] Littéralement « vague coréenne » (한류) : le terme désigne la vague de popularité des films, séries ou de la musique sud-coréennes.

[7] Valérie Dupuy, « Le Webtoon, une esthétique de l’hypotypose » dans Anaïs Guilet et Emmanuelle Pelard (dir.), « Poétiques et esthétiques numériques tactiles : littérature et arts », Cahiers virtuels du NT2, n°8, 2016. URL: https://oic.uqam.ca/publications/article/le-webtoon-une-esthetique-de-lhypotypose

[8] Valérie Dupuy, art.cit.

[9] Journée d’étude « Le webtoon dix ans après : un état des lieux », organisée par les laboratoires RiRRa21 (Lambert Barthélémy) et IRIEC (Florence Thérond), le 29 novembre 2022.

[10] Id.

 

Auteurs

 

Lambert Barthélémy est maître de conférences en littératures comparées à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 et membre du RiRRa21. Il est en outre traducteur de l’allemand et dirige les Éditions Grèges (https://editionsgreges.fr). 

Florence Thérond est professeure de littérature générale et comparée à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, membre de l'IRIEC, spécialiste des écritures contemporaines. Ses travaux portent notamment sur la Web littérature et la poétique numérique. 

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Gaëlle Kovaliv

Cette intervention présente un état de lieux synthétique du webtoon en France aujourd’hui : plateformes, initiatives françaises et spécificités françaises (lieux de publication, thèmes et cadres culturels). Abstract This conference will provide an overview of the webtoon scene in France today: platforms, French initiatives and specific French features (publication locations, themes and cultural frameworks).

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