Résumé

Exilé en France depuis l’invasion de l’Ukraine, le KnAM est un petit théâtre expérimental venu de l’Extrême-Orient russe. Depuis près de 20 ans, il est spécialisé dans la production de spectacles documentaires, qui s’inscrivent dans l’air du temps en accordant une place centrale aux récits de vie et aux témoignages individuels. Le travail de la metteure en scène Tatiana Frolova pourrait être qualifié de thérapeutique : elle tente en effet de mettre en lumière l’apathie de la société russe contemporaine en renouant les fils d’une mémoire occultée, celle d’un passé traumatique. Les violences de la période soviétique, dont les traces sont aujourd’hui escamotées, ont, selon elle, figé le pays dans une peur paralysante. Cette contribution se propose de dégager les différents procédés et dispositifs sonores utilisés par le KnAM afin de rendre leur voix aux fantômes du passé comme aux Russes d’aujourd’hui.

Abstract

KnAM is a small experimental theatre from the Russian Far East which went into exile in France after Russia invaded Ukraine. For nearly 20 years, KnAM has produced documentary shows that are in line with to problems by giving a central place to life stories and individual testimonies. The work of stage producer Tatiana Frolova can be described as therapeutic: she attempts to shed light on the indifference of contemporary Russian society by tying up again the threads of a hidden memory, that of a traumatic past. According to her, the country has been paralysed with fear in the wake of the violence of the Soviet period, whose traces have been covered up. This paper aims at bringing out the various practices and sound devices used by the KnAM in order to give their voice back both to the ghosts of the past and present-day Russians.

Keywords : Theatre, Russia, Documentary forms, Testimony, Voices

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Le théâtre est une forme artistique relevant d’une rencontre entre des comédiens et leur public dans l’ici et le maintenant d’un lieu et d’un moment précis. Autrement dit, contrairement au fonctionnement de la radio, ce que le spectateur entend sur le plateau coïncide en général avec ce qu’il voit, et il est souvent complexe de distinguer les composantes sonores d’un spectacle de ses composantes visuelles. Le terme de spectacle suppose même une primauté de la vision sur l’audition : quand on se rend au théâtre, c’est bien pour voir un spectacle. Pourtant, la vue n’est pas le seul de nos sens à y être sollicité ; et le collectif artistique que je vais évoquer s’est précisément fixé pour objectif de faire entendre des voix occultées par l’histoire et/ou bâillonnées par la peur.

Mon propos portera en effet sur un théâtre russe, le KnAM, qui depuis 2005 consacre tout son travail à des formes documentaires, c’est-à-dire non fictionnelles. Celles-ci sont développées à partir d’enquêtes de terrain sur des thématiques touchant à l’histoire et à ses conséquences sur la société russe actuelle. Il s’agit, au sens propre, de la pratique d’un théâtre de terrain dans lequel, parmi tous les documents utilisés, le témoignage oral occupe une place centrale. Comprendre les blessures d’un passé occulté pour tenter de rendre leur voix à leurs compatriotes, tel est l’objectif que se sont fixé depuis maintenant près de vingt ans les membres de l’équipe artistique du Théâtre KnAM. Après avoir, dans un premier temps, situé ce théâtre dans la mouvance documentaire contemporaine, nous nous pencherons sur la manière dont il traite le témoignage à partir d’une mise en forme des voix. Enfin, nous étudierons la nature profondément polyphonique de ce travail.

1. Le KnAM, un théâtre spécialisé dans les formes documentaires

 

Rappelons, pour commencer, que le théâtre documentaire a tout juste cent ans. C’est en effet le metteur en scène allemand Erwin Piscator qui, le premier, a durant les années 1920-1930 conçu et réalisé des spectacles non pas à partir d’œuvres de fiction, mais de documents. Inspiré par les pratiques du théâtre d’agit-prop soviétique[1], il a fait le choix d’amener le monde réel sur le plateau, sans la médiation d’un texte littéraire. En vogue durant les années 1930, les formes documentaires ont vu leur succès se réduire comme peau de chagrin dès le début de la Deuxième Guerre mondiale, avant de connaître un regain de popularité dans les années 1960, notamment autour du travail de Peter Weiss[2]. Le genre a ensuite à nouveau décliné, mais a opéré un retour en force dès le milieu des années 1990, d’abord au Royaume-Uni, puis ailleurs un peu partout dans le monde[3]. Son succès ne s’est pas démenti jusqu’à aujourd’hui, en parallèle et en osmose avec l’essor des formes documentaires que l’on observe en littérature et dans bien d’autres pratiques artistiques au début du XXIe siècle[4].

Et, tout comme ce que l’on peut observer en littérature ou au cinéma, l’univers de la scène n’échappe pas à la prééminence du témoignage sur toute autre forme de documents : si le théâtre documentaire s’est historiquement développé à l’ombre de l’idéologie marxiste, en proposant aux spectateurs un point de vue surplombant sur les documents utilisés, depuis la chute du mur de Berlin en 1989, l’heure est davantage à la prudence et au scepticisme : plutôt que de proposer une grille de lecture du monde, cette mouvance théâtrale que l’on pourrait qualifier de néo-documentaire accorde une place-clé aux récits de vie et aux témoignages individuels, montrés dans toute leur singularité[5].

Il est intéressant de constater, par ailleurs, que la brève histoire du théâtre documentaire a connu une évolution parallèle à celle des médias : le genre est né dans les années 1920, au moment de l’essor de la radio ; il a connu une nouvelle fortune durant les années 1960, parallèlement à la démocratisation de la télévision ; enfin, il s’est réimposé durant les années 1990, simultanément au fulgurant développement d’internet. Dès le départ, la démarche documentaire s’est en effet posée comme une alternative au discours des médias main stream : aussi bien Erwin Piscator que Peter Weiss considéraient que ces derniers servaient les intérêts des pouvoirs politiques et économiques en place et trompaient le public plus qu’ils ne l’informaient. Les deux metteurs en scène envisageaient leurs spectacles comme une forme d’antidote : ils tentèrent, par le biais du montage des documents, de rendre une voix aux groupes sociaux opprimés et de susciter l’esprit critique du spectateur. Le théâtre néo-documentaire, s’il est moins ambitieux, parce que beaucoup plus dubitatif quant à la notion de vérité des faits, continue à inscrire ses pas dans cette tradition : les collectifs théâtraux travaillent comme des journalistes, mais ont l’ambition de proposer autre chose que ces derniers, à savoir une vision polyphonique et éclatée d’un réel complexe plutôt qu’un amoncellement de faits.

C’est là ce qui explique la prééminence actuelle du théâtre de témoignages, dans tout ce qu’il peut avoir de subjectif et d’individuel ; de même que l’écriture testimoniale s’est constituée à l’issue de la première guerre mondiale selon un modèle narratif hérité de la déposition en justice[6], depuis que l’effondrement de l’URSS a remis en cause la crédibilité de l’idéologie marxiste, le théâtre néo-documentaire s’est en quelque sorte recentré sur le témoignage. Il s’agit avant tout de faire entendre des voix, par le biais de procédés scéniques variés. Les spectacles Verbatim, par exemple, sont conçus à partir d’interviews de témoins interrogés directement par les comédiens, qui s’efforcent ensuite sur le plateau de reproduire non seulement les propos exacts de leurs « donneurs[7] », mais aussi leur gestuelle, leurs mimiques et leurs tics de langage. Le comédien s’efface ainsi derrière le témoin : il n’interprète plus un personnage, il se fait le porte-paroles d’un individu. Il arrive même parfois qu’il lui cède sa place sur le plateau. Dans Rwanda 94, le spectacle iconique de Jacques Delcuvellerie (1999), Yolande Mukagasana, raconte face au public pendant près de quarante minutes comment et pourquoi elle a survécu au génocide, après avoir vu mourir son mari et tous ses enfants[8].

Fondé en 1985 à Komsomolsk-sur-l’Amour, dans l’extrême Est de la Sibérie, le Théâtre KnAM, qui a été l’un des premiers théâtres indépendants d’URSS et dont l’acronyme signifie « Venez chez nous », s’est au départ concentré sur les dramaturgies contemporaines russes et étrangères. Mais, à partir de 2005, il s’est tourné vers les formes documentaires, lorsqu’à la suite du décès de sa mère, la metteure en scène Tatiana Frolova lui a consacré un spectacle intitulé Ma maman[9]. Le KnAM est relativement peu connu en Russie : son audience était[10] en effet confidentielle et il était très éloigné des grands centres culturels russes. En revanche, il jouissait d’une solide notoriété en Europe occidentale, notamment en France où il avait été découvert lors de l’édition 1999 du festival « Passages » de Nancy[11]. Cette notoriété et les nombreuses collaborations qui en ont découlé (tournées, masterclass) ont permis à l’ensemble de l’équipe artistique de fuir la Russie en mars 2022 pour s’installer à Lyon, grâce au soutien du Théâtre des Célestins.

Le KnAM se définit désormais comme un théâtre politique, ce qui n’était pas le cas avant le durcissement du régime poutinien à partir de 2012. Durant les années 2000, tout comme un certain nombre d’autres théâtres expérimentaux dans les pays de l’ex-URSS, le KnAM nourrissait une nette méfiance envers l’adjectif politique. En effet, ce dernier était spontanément associé à l’agit-prop, c’est-à-dire à l’instrumentalisation des théâtres par le pouvoir soviétique. Mais depuis 2012, ils ont tous progressivement été rattrapés par la sphère politique, précisément parce qu’ils proposaient des spectacles testimoniaux : en évoquant la Russie contemporaine sans tenir compte de la rhétorique officielle du régime, ils se sont, de fait, retrouvés dans une posture d’opposants, avec tous les risques puis, progressivement, les dangers réels que cela représentait. Désormais, Tatiana Frolova estime depuis la France que « tout ce qui nous entoure, la gestuelle des gens, leur comportement, tout relève de la politique[12]. »

Avant l’émigration de la troupe, son ancrage local était très marqué dans chacun des spectacles. Komsomolsk-sur-l’Amour est en effet une ville inhospitalière de la Sibérie orientale, dont la légende officielle dit qu’elle a été fondée durant les années 1930 par les Komsomols, c’est-à-dire par les membres de l’organisation de jeunesse du Parti communiste. La réalité est beaucoup moins glorieuse, dans la mesure où la ville et son industrie ont été construites par les prisonniers du Goulag. Or, ce passé tragique reste encore aujourd’hui presque totalement occulté[13]. Aussi, depuis 2012, durant plus de dix ans, le KnAM a tenté de renouer les fils d’une mémoire falsifiée : à partir d’interviews des habitants de la ville, l’équipe artistique a élaboré une dizaine de spectacles qui mettent en évidence les liens entre l’apathie de la société russe contemporaine et son amnésie collective. La métaphore de la maladie d’Alzheimer court comme un fil rouge d’un spectacle à l’autre : comment peut-on vivre amputé de son histoire, lorsque les fantômes d’un passé perdu viennent hanter et étouffer les vivants ?

Le KnAM vient de créer en France un nouveau spectacle intitulé Nous ne sommes plus…[14]. Et Tatiana Frolova explique, à propos de ce projet, qu’il s’agit d’une tentative de « comprendre qui nous sommes actuellement, nous, la nation russe, et quels monstres nous portons en nous[15]. »

2. La mise en forme des voix

 

Le traitement des voix joue un rôle particulièrement important dans les spectacles de ce théâtre. C’est toujours Tatiana Frolova qui recueille les témoignages ; ils sont soit simplement enregistrés, soit, le plus souvent, filmés. Il est intéressant de noter qu’elle ne les collecte jamais en fonction d’un projet de spectacle préétabli. Elle se contente de filmer les gens qui lui paraissent intéressants : des personnes avec qui elle échange à l’issue d’un spectacle ou bien qu’elle rencontre dans la rue. Lors de ces séances d’interview, qui durent en moyenne deux heures, elle ne procède pas à partir de questions préparées à l’avance ; elle se contente de discuter avec les gens, de créer un climat de confiance qui leur permette de se détendre et de parler sans autocensure : « D’habitude, ce sont les dernières minutes [de l’entretien] qui sont les plus précieuses, les gens s’ouvrent et cessent d’être crispés[16]. »

Ensuite, à l’issue du travail de montage, ces interviews sont montrées ou données à entendre au cours du spectacle. Tantôt le son et l’image coïncident, tantôt ils divergent. Dans Je suis[17] (2012), par exemple, on entend parler la mère de l’une des comédiennes, atteinte de la maladie d’Alzheimer, mais l’on voit sur le plateau d’abord le visage filmé en gros plan de l’actrice, puis la silhouette d’un petit garçon qui, à intervalles réguliers, lit depuis le plateau des extraits du Livre de l’oubli de Bernard Noël[18]. À d’autre moments, les comédiens reprennent en écho les propos des témoins. Ainsi, l’utilisation de la vidéo vient en quelque sorte ponctuer ce qui se passe sur le plateau : tantôt elle s’insère dans le jeu comme un contrepoint, tantôt elle prolonge, amplifie et généralise le propos des comédiens.

Il arrive également fréquemment que les comédiens se fassent eux-mêmes témoins et utilisent leurs souvenirs personnels comme matière du spectacle. Toujours dans Je suis, l’un après l’autre, ils reconstituent leurs histoires familiales sur deux générations en représentant leurs ancêtres disparus par des dessins naïfs sur des vignettes de papier, projetées sur un écran transparent, puis effacées à l’aide d’une raclette pour les vitres. L’effet est saisissant, pour plusieurs raisons : d’abord, parce que par-delà leurs différences, ces récits de famille, aussi tragiques les uns que les autres, permettent de mesurer l’ampleur des traumatismes liés à l’histoire du pays ; et ensuite, parce que, dans sa simplicité, le geste de balayer les fragiles morceaux de papier avec la raclette humide matérialise l’idée que l’histoire a été implacablement occultée[19]. Dans Le Bonheur[20] (2021), les comédiens expliquent tour à tour où et comment ils cherchent des moments de bonheur dans une société bâillonnée par l’absence de liberté. À ce moment précis, ils s’installent chacun à leur tour dans la pénombre de la salle, comme n’importe quel spectateur, et se filment en train de parler. Leur voix résonne dans l’obscurité, pendant que leurs visages sont projetés en gros plans sur le plateau. Autrement dit, les voix et le travail du corps sont très souvent dissociés l’un de l’autre, de manière à mettre en évidence le matériau sonore. Ces voix sont simultanément profondément individuelles (chaque comédien s’exprime en son nom propre) et symboliques d’un destin partagé. Dans Je suis, les différents témoignages se concluent par une constatation : dans chaque famille russe ordinaire, il y a eu durant la période soviétique soit des victimes des répressions, soit des bourreaux.

Dans un spectacle plus ancien, Une guerre personnelle[21] (2010), dont le propos portait sur le conflit tchétchène à partir des souvenirs du journaliste Arkadi Babtchenko[22], toute l’horreur de la guerre était suggérée par la bande son du spectacle. Sur le plateau, les images scéniques étaient en effet symboliques : une femme étendait au sol des chemises blanches, puis les recouvrait de terre. L’un des comédiens se filmait en gros plan en train de déplacer sur ces mottes de terre un minuscule tank en carton, visiblement découpé dans un magazine. La guerre était suggérée, mais elle restait figurée. En revanche, la bande son était terriblement réaliste et immergeait littéralement le spectateur au milieu des multiples explosions du champ de bataille. Cette impression était renforcée par la pénombre dans laquelle se déroulait le spectacle. Les bruits semblaient venir de partout, comme s’il était impossible de discerner d’où pourrait surgir le danger[23].

Paradoxalement, les voix sont mises en valeur par un recours très sophistiqué aux contrastes lumineux. Le plateau est très souvent plongé dans l’obscurité, ce qui permet à Tatiana Frolova de déconnecter les voix de ses témoins du visuel, de leur laisser tout leur pouvoir de résonance. Ce procédé, précisément parce qu’il est mis en œuvre sur un plateau théâtral, me paraît intimement lié au travail du KnAM sur la mémoire collective : en décalant les images et les sons, le travail de mise en scène confère à chacune de ces voix la dimension symbolique d’un mal-être collectif. De même, les enregistrements sont régulièrement travaillés par Vladimir Smirnov, l’ingénieur du son du théâtre : un de ses procédés récurrents consiste à brouiller les sonorités, comme si elles émanaient d’un vieux poste de radio dont la fréquence serait fluctuante. Par ce biais, le spectateur croit alors entendre des voix fantomatiques, celles des innombrables victimes anonymes des répressions de la période soviétique.

Depuis le début des années 2000, Tatiana Frolova a fait travailler ses comédiens d’après les techniques vocales mises en place par Kristin Linklater[24]. Elle tente ainsi de libérer leur voix :

 

J’ai compris en lisant l’ouvrage de Kristin Linklater que la voix des gens est souvent liée aux violences qu’ils ont subies pendant leur enfance. C’est pour cette raison que les Russes ont souvent des voix épouvantables. Elles sont crispées, en particulier sur les notes aiguës. Les gens n’utilisent pas leur voix naturelle, ils parlent d’une voix « correcte », « comme chez les pionniers[25] ». Ils évoquent leurs réussites d’une voix « soviétique », aiguë, qui veut paraître gaie et heureuse, mais qui s’avère être identique chez toutes ces femmes qui soutiennent la guerre actuellement[26].

 

La metteure en scène fait également le constat suivant : dans les médias russes, qu’il s’agisse de la radio ou de la télévision, la diction des speakers comme celle des journalistes est formatée : ils ont un débit extrêmement rapide et un ton monocorde qui produisent un effet hypnotique sur leurs auditeurs[27]. C’est donc également contre cette anesthésiante uniformisation des voix dans la Russie contemporaine que tente de lutter le KnAM.

Tatiana Frolova essaie donc, au sens propre comme au sens figuré de rendre leur voix à ses compatriotes. Dans Je Suis, le comédien Dmitri Botcharov affirme, lorsqu’il évoque les « Rubans blancs », c’est-à-dire le mouvement de protestation qui a secoué les grandes villes russes en 2011-2012 à la suite des fraudes électorales massives constatées lors des élections législatives, que les gens sont sortis dans la rue parce qu’on avait volé leurs voix. Et dans Le Bonheur, l’une des comédiennes explique avoir travaillé sa voix, une voix que ses proches avaient étouffée durant son enfance sous prétexte qu’elle chantait faux. Elle décrit le bonheur qu’elle éprouve à faire résonner cette nouvelle voix et propose au public de partager son plaisir en le faisant émettre des sons à l’unisson. Comme si, le temps d’une représentation théâtrale, il était possible de faire chœur, de faire passer la polyphonie de la scène à la salle.

3. Des spectacles polyphoniques

 

Nous nous proposons maintenant d’analyser trois exemples concrets de ce travail de tissage des voix. Au tout début du Bonheur, la salle est plongée dans la pénombre. On entend alors s’élever des voix différentes, qui sont simplement juxtaposées, sans support image, sans dialogue. Elles ne se répondent pas, mais se font l’écho l’une de l’autre, un peu comme le feraient les différentes voix d’un chœur[28]. Tatiana Frolova affirme avoir créé ce spectacle après avoir durant la pandémie découvert l’application Clubhouse[29]. Il s’agit d’un réseau social purement audio qui a été très à la mode durant les différents confinements : les utilisateurs pouvaient y discuter sans avoir recours à l’écrit ou aux images.

Au début de Je suis, le procédé est un peu différent : les différentes voix sont progressivement superposées, jusqu’à devenir totalement inaudibles. Tatiana Frolova explique avoir voulu faire entendre la rumeur de l’histoire, dans laquelle les voix individuelles finissent toujours par être englouties. Des bribes de phrases surnagent, décousues, dépourvues de sens[30].

Enfin, toujours dans Je suis [31], on entend le témoignage audio d’un ex-prisonnier du Goulag, qui raconte son arrivée à Komsomolsk-sur-l’Amour, son arrivée dans un train de déportés, le premier hiver glacial passé sous la tente, les morts qu’il était impossible d’enterrer parce que la terre était gelée. Puis le son se brouille, pendant que le comédien dispose sur son écran transparent de vieilles photographies d’identité à côté des dessins qu’il avait esquissés pour représenter ses grands-parents et ses parents. Peu à peu, les grésillements d’une chanson d’amour de l’époque soviétique se dégagent de la bouillie sonore du début de la scène ; les paroles quasiment inaudibles évoquent le blizzard, un amour auquel il est impossible de croire. Les pulsations du rythme évoquent le bruit d’un train en marche. Et la bande son, tout comme les vignettes un peu floues qui se dégagent de l’obscurité, deviennent alors l’écho d’une époque engloutie par le froid, la neige et l’oubli. On voit alors le comédien, derrière le paravent de plastique transparent sur lequel sont projetées les images, saupoudrer de farine tous ces visages anonymes, puis passer devant l’écran en lançant la poudre blanche, comme si la neige recouvrait les victimes, en faisait des taches blanches semblables à celles qu’on peut voir sur les photographies des dirigeants de l’époque stalinienne.

 

En conclusion, le travail du KnAM pourrait être qualifié de théâtre choral. Tatiana Frolova affirme avoir été profondément marquée dans sa pratique par sa lecture de Dostoïevski, un écrivain qui, dit-elle, « travaillait à partir de faits divers qu’il allait chercher dans la vie réelle[32] » et pratiquait une écriture polyphonique pensée comme une égalité des différentes voix ainsi que l’a bien montré Mikhaïl Bakhtine[33]. À partir des témoignages collectés à Komsomolsk ou ailleurs, la metteure en scène et son équipe artistique tentent de faire entendre les voix fantomatiques d’un passé soviétique qui, précisément parce qu’il a été occulté, continue de hanter et d’empoisonner la Russie actuelle. La maladie d’Alzheimer y est devenue un problème collectif, et ce théâtre tente de renouer les fils d’une mémoire trouée, en voie d’effacement définitif. Son projet est en réalité de nature thérapeutique : pour pouvoir rendre leurs voix aux vivants, il faut tenter de retrouver ne serait-ce que l’écho des voix des morts. Et ainsi, pour paraphraser Alexandre Gefen, contribuer à « réparer le monde »[34]. Dans son dernier spectacle, Nous ne sommes plus…, Tatiana Frolova estime poursuivre son travail sur la voix, « la voix muette des poissons… Nos ancêtres se taisaient, mais nous, nous apprenons à parler et à accéder à notre propre voix[35]. »

 

Notes

 

[1] Le théâtre d’agit-prop s’est développé de manière fulgurante en Russie durant les années qui ont suivi la Révolution de 1917. Inspiré autant par le bouillonnement des idées révolutionnaires que par les innovations des grands metteurs en scènes tels que Meyerhold, Evreinov ou encore Tairov et Vakhtangov, le théâtre amateur a connu un essor massif, dans des conditions très précaires, aussi bien sur le front que dans les usines ou les villages. Très vite, le nouveau pouvoir a compris l’utilité de cette envie collective de théâtre pour faire passer ses slogans et messages politiques et en a progressivement pris le contrôle idéologique. Néanmoins, durant une dizaine d’années, jusqu’à la fin des années 1920, le théâtre d’agit-prop a développé des formes originales inspirées par l’actualité, telles que les journaux vivants, les procès théâtralisés ou encore les scénisations, c’est-à-dire la commémoration théâtralisée sur site des grands événements révolutionnaires. V. Denis Bablet (dir.), Le théâtre d’agit-prop de 1917 à 1932, Lausanne, La Cité – L’Âge d’homme, 1977, 2 tomes.

[2] V. Peter Weiss, « Notes sur le théâtre documentaire », dans Discours sur la genèse et le déroulement de la très longue guerre du Vietnam illustrant la nécessité de la lutte armée des opprimés contre leurs oppresseurs, traduit par Jean Baudrillard, Paris, Seuil, 1968.

[3] V. Lucie Kempf & Tania Moguilevskaia (dir.), Le théâtre néo-documentaire : résurgence ou réinvention ?, Nancy, PUN – Éditions Universitaires de Lorraine, 2013.

[4] À propos de cet essor des formes documentaires dans les arts, voir Aline Caillet & Frédéric Pouillaude (dir.), Un art documentaire. Enjeux esthétiques, politiques et éthiques, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Æsthetica », 2017. L’attribution du Prix Nobel de littérature à Svetlana Alexievitch en 2015 est significative : elle vient en effet consacrer la narration documentaire en tant que forme littéraire à part entière.

[5] Jérémy Mahut, « Le ″théâtre-témoignage″ : un théâtre documentaire ? », dans Lucie Kempf & Tania Moguilevskaia (dir.), op. cit., p. 211-224. Voir aussi Frédérik Detue & Charlotte Lacoste (dir.), « Témoigner en littérature », Europe, n° 1041-1042, janvier-février 2016.

[6] Voir Frédérik Detue & Charlotte Lacoste, « Ce que le témoignage fait à la littérature », Europe, ibid.

[7] Ce terme est utilisé par les praticiens du théâtre moscovite Teatr.doc. afin de désigner les témoins auxquels ils ont recours. V. Lucie Kempf, « La naissance du verbatim russe : l’histoire d’un malentendu ? », dans ibid., p. 75.

[8] Rwanda 94, Groupov, Jacques Delcuvellerie (mise en scène), disponible sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=wO06-qa1ffc (consulté le 30/10/2023).

[9] Titre russe : Moja mama.

[10] Nous employons le passé dans la mesure où le KnAM a été contraint de fermer ses portes à Komsomolsk-sur-l’Amour en mars 2022.

[11] Ce festival, initialement consacré à l’Europe de l’Est, a été créé à Nancy en 1996 sous l’impulsion du metteur en scène Charles Tordjman. Au départ annuel, il est devenu bisannuel à partir de 2003. En 2011, il déménage à Metz. Depuis le départ de Charles Tordjman en 2016, « Passages » a élargi son aire d’action et n’est aujourd’hui plus centré sur le théâtre est-européen.

[12] Entretien avec Tatiana Frolova, archives personnelles de Lucie Kempf, 06/03/2024.

[13] V. Tania Moguilevskaia, « Le théâtre documentaire, un signal d’alarme. Entretien avec Tatiana Frolova, metteur en scène KnAM Teatr », dans Lucie Kempf & Tania Moguilevskaia, op. cit., p. 247-262.

[14] Première le 17 octobre 2023 au Théâtre des Célestins à Lyon, dans le cadre du festival « Sens interdits ».

[15] V. YouTube, https://youtu.be/f2jpUcO9E1A (consulté le 29/10/2023), présentation du projet de spectacle par Tatiana Frolova.

[16] Entretien avec Tatiana Frolova, archives personnelles de Lucie Kempf, 06/03/2024.

[17] Titre russe : Ja ect’, 2012. Disponible sur : https://disk.yandex.ru/i/s_3LQnGohpnb5w (consulté le 31/10/2023).

[18] Bernard Noël, Le livre de l’oubli, Paris, P.O.L, 2012.

[19] Je suis, op. cit., 15’34’’ – 28’30’’.

[20] Titre russe : Sčast’e, 2021.

[21] Titre russe : Personal’naja vojna, 2010.

[22] Arkadi Babtchenko, La Couleur de la guerre, traduit du russe par Véronique Patte, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 2009. Titre russe : « Alxan-Jurt », dans Novyj mir, n° 2, 2002, en ligne : https://znamlit.ru/publication.php?id=1832 (consulté le 31/10/2023).

[23] V. la vidéo de présentation du spectacle sur le site Théâtre contemporain : https://www.theatre-contemporain.net/video/Extraits-de-Une-Guerre-personnelle (consulté le 31/10/2023).

[24] Kristin Linklater (1936-2020) a été durant sa longue carrière comédienne, metteure en scène et professeure d’art dramatique. Elle a en particulier enseigné la technique vocale, même si ce terme est en réalité infidèle à ses conceptions : elle ne proposait pas à ses élèves d’acquérir des techniques, mais de libérer leur voix en la reconnectant à leurs émotions. Tatiana Frolova estime que ce type de travail vocal permet aux comédiens de toucher non seulement la conscience des spectateurs, mais également leur inconscient. V. Kristin Linklater, Freeing the natural voice, Hollywood, Drama Publishers, 1976.

[25] Les pionniers étaient à la période soviétique l’organisation dans laquelle étaient enrôlés les enfants. À l’adolescence, ils intégraient le Komsomol. Ce n’est qu’à la fin de leurs études qu’ils pouvaient ensuite postuler à leur admission au sein du Parti.

[26] Entretien avec Tatiana Frolova, archives personnelles de L. Kempf, 11/06/2023.

[27] Ibid.

[28] À propos de l’importance du modèle antique du chœur dans les formes polyphoniques documentaires contemporaines au théâtre, voir Laurent Demanze, « Fonctions et usages du motif choral dans les livres de voix contemporains. Un détour antique », Alexandre Gefen & Frédérique Leichter-Flack (dir.), Fabula/Les colloques, Livres de voix. Narrations pluralistes et démocratie, http://www.fabula.org/colloques/document8106.php, (consulté le 08/03/2024).

[29] Entretien avec Tatiana Frolova, archives personnelles de L. Kempf, 11/06/2023.

[30] Ibid.

[31] Ja est’, op. cit., 48’12’’ – 50’30’’.

[32] Entretien avec Tatiana Frolova, op. cit., 11/06/2023.

[33] Mikhaïl Bakhtine, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, traduit du russe par Guy Verret, Lausanne, L’Âge d’homme, 1970 [1929, Leningrad].

[34] Alexandre Gefen, Réparer le monde : la littérature française face au XXIe siècle, Paris, José Corti, coll. « Les Essais », 2017.

[35] Ibid.

 

Autrice

Lucie Kempf est maîtresse de conférences en langue, littérature et civilisation russes à l’Université de Lorraine. Ses recherches portent d’une part sur le théâtre russe et soviétique de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle (jeu d’acteur, mise en scène, répertoire, décors) et d’autre part sur les tendances documentaires dans la dramaturgie russe et biélorusse contemporaine. Elle a dirigé plusieurs ouvrages avec Yannick Hoffert, dont Actrices mythiques, mythe de l’actrice sur les scènes occidentales (1870-1910) (Éditions Universitaires de Lorraine, 2021) et Le Théâtre au cinéma. Adaptation, Transposition, Hybridation (Presses Universitaires de Nancy, 2010). Elle a également co-dirigé Le Théâtre neo-documentaire : résurgence ou réinvention ? avec Tania Moguilevskaia (Éditions Universitaires de Lorraine, 2013).

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