Explorer les archives sonores et radiophoniques revient bien souvent à explorer une histoire monolingue francophone de la France. Les autres langues de France semblent muettes. Cette réflexion part d’un constat posé lors de mes années de travail à France Bleu Breizh Izel, radio locale de Radio France dans le Finistère. Journaliste bilingue, reporter et présentateur des informations en langue bretonne, je me suis souvent retrouvé en butte face à un vide archivistique, un manque, un silence. Une date illustre ce grand désarroi : le 18 juin 1940. À Londres, devant le micro de la BBC, le général De Gaulle lance un appel aux Français à poursuivre le combat et à s’engager dans des mouvements de résistance. Sur ces mêmes ondes britanniques, autour du 24 juin, Charles-Marie Guillois, de Penvénan, dans les Côtes du Nord, se rend à son tour dans les studios de la BBC pour adresser le même message de résistance traduit en langue bretonne[1]. Le 22 juin le général De Gaulle réenregistre son célèbre discours, dont le message est gravé dans les sillons d’un disque parvenu jusqu’à nous[2]. Si on conserve aujourd’hui, et c’est une chance, une archive du message du Général De Gaulle en langue française, le message en breton, lui, n’a pas été conservé. Le propos de cet article se loge en creux dans cet événement, dans cette archive sonore conservée, et dans ce manque.
« Les langues sont les miroirs de l’histoire sociale […]. Les langues des pauvres gens, les détruire, c’est abattre leur chaumière et les ensevelir sous les décombres[3] », écrivait l’écrivain anarchiste breton Émile Masson. Alors, que nous dit l’absence d’archives sonores des « langues des pauvres gens » ? Cette démonstration va s’appuyer avant tout sur l’exemple de la langue bretonne, dont l’écho résonne dans les autres langues de France, dites régionales, qualifiées aussi de langues minoritaires, minorisées, autochtones, vernaculaires ou parfois de patois. Car si les archives sonores, comme la mémoire humaine, sont trouées et « si nous sommes guettés par la mémoire sélective, mieux vaut savoir ce qu’elle touche[4] ».
1. Des archives phonographiques aux archives radiophoniques
Avant de nous intéresser aux archives radiophoniques, penchons-nous sur les archives phonographiques. L’institution qui représente le mieux le début du collectage est sans nul doute les Archives de la Parole de Ferdinand Brunot, créées à la Sorbonne en 1911. Parmi les objectifs qui constituent la matrice de ces Archives de la Parole figurent la collecte des parlers populaires et la réalisation des enregistrements des grands hommes de la période.
Les voix et pensées du capitaine Alfred Dreyfus, par exemple, qu’on peut entendre dans la récente série radiophonique Léon Blum : une vie héroïque, mais aussi de Léon Tolstoï, Émile Durkheim, Guillaume Apollinaire[5], etc. sont ainsi enregistrées par les équipes des Archives de la Parole. Il y a là pour ces célébrités une volonté de patrimonialiser la parole de grands témoins et acteurs de leur période. L’enregistrement est archive sonore dès la première vibration de la membrane du phonographe. Cet intérêt pour la parole des grands hommes va structurer pendant longtemps les archives phonographiques. Encore en 1976, Roger Decollogne, directeur de la Phonothèque nationale et du Musée de la parole, déclarait ainsi :
On est bien obligé de regretter que l’invention du phonographe n’ait pas eu lieu plus tôt. Comme il serait intéressant de pouvoir écouter aujourd’hui l'enregistrement original de la série des Philippiques, ou encore les danses profanes des Hébreux devant le Veau d’or, tandis que Moïse était parti chercher la parole divine ! Imaginons un instant le reportage de la campagne d'Égypte, enregistrant l'enthousiasme de Napoléon au pied des pyramides… Combien d’amers regrets en pensant au riche passé de l’histoire[6].
Dans les Archives de la Parole, apparaît ainsi une distinction dans la captation de la parole de ces grands hommes dont on archive la voix, en français, et des locuteurs des langues et dialectes de France que l’on enregistre dans un but d’étude scientifique. L’ambition, non assouvie, de Ferdinand Brunot, à la création des Archives de la Parole, était de réaliser une exploration dialectale de 2500 villages français sur 12 ans. Mais, comme le note Pascal Cordereix, ancien responsable du service son de la Bibliothèque nationale de France, établissement public dépositaire de la collection des Archives de la Parole, la vision de Brunot sur les locuteurs est « archaïsante » :
La collecte phonographique des « patois » de France figure au centre du dispositif des Archives de la Parole. L’élément novateur est la volonté de réaliser « sur le terrain » un atlas linguistique phonographique de ces patois et parlers, en systématisant l’usage du phonographe en lieu et place de la transcription écrite. Pour autant l’entreprise ne manque ni d’ambiguïtés ni de contradictions : l’utilisation novatrice, voire visionnaire, du phonographe est ici au service d’une vision archaïsante des patois et de leurs locuteurs. Ceux-ci sont perçus comme la trace persistante et figée d’un passé révolu, mais riche d’enseignements pour l’histoire… de la langue française[7].
Cette perception folklorisante des « sujets » enregistrés se retrouve dans la description de Paulin Lebas, rencontré lors de la première enquête de terrain menée dans les Ardennes en 1912, qualifié par Ferdinand Brunot d’« indigène » et de « vrai paysan » bien que « cultivé »[8].
Cette « vision archaïsante des patois et de leurs locuteurs » structure les autres collectes sonores, et principalement musicales, de cette époque. Les folkloristes, linguistes ou musicologues qui gravent ces langues et parlers populaires dans la cire des premiers phonographes au début du XXe siècle[9] le font non tant pour archiver la parole de ces locuteurs mais plutôt pour collecter des airs et des chansons populaires et en tirer les traces fines d’un passé plus ancien qu’elles recèleraient. Dans ces chansons, les lettrés du siècle passé tentaient de capter les échos d’un passé lointain sans prêter de valeur au regard du phonographié sur ces événements ou sur la vie contemporaine. On le perçoit comme le réceptacle d’une langue et d’une culture orale et d’une histoire ancienne dont il ne serait que le passeur. Dans ces collections phonographiques, la valeur de ces enregistrements est décorrélée de l’identité du phonographié, comme l’analyse l’historienne Florence Descamps :
Dans toutes ces institutions, la prise en charge de l’oralité et l’enregistrement du son font la part belle à la langue, à la locution, à la parole chantée et à l’ethnomusicologie. Malheureusement, le témoignage à caractère historique est délaissé, voire ignoré. La figure du témoin n’est pas non plus posée dans son épaisseur biographique, sociologique, mémorielle, historique et attestataire ; tout ce processus d’enregistrement de la parole s’opère au bénéfice du locuteur, du conteur, du musicien, de l’interprète et de l’artiste[10].
S’intéressant à ce début de XXe siècle, il est pertinent de s’attarder sur un des événements les plus marquants de cette période : la Première Guerre mondiale. Rares sont les archives de témoins populaires qui racontent des souvenirs de l’horreur des tranchées. Toujours selon Florence Descamps :
On ne peut que regretter que, dans les années 1930, en dépit de la visibilité sociale des anciens combattants dans la société française, en dépit d’une prise de parole publique organisée et d’un réel poids politique, il ne se soit trouvé personne pour avoir l’idée d’enregistrer les voix des poilus de 14-18 et de les faire entrer dans les collections de la Phonothèque nationale ou de toute autre institution patrimoniale française[11].
Désintérêt pour la parole des poilus, mais aussi évidemment pour leurs langues. Toutes ces mémoires qui s’exprimaient en des langues minoritaires ont disparu et ne sont jamais rentrées dans les archives.
Les soldats des tranchées ne parlaient pas, pour une grande majorité d’entre eux, français, en tout cas pas aisément, pas comme langue première, comme langue quotidienne, comme langue intime. Nous le disions, il existe peu d’archives sonores de poilus, et encore moins d’archives en langues de France, en langues subalternes. Pourtant, dans les archives écrites ou les représentations cinématographiques actuelles, ceux-ci, par un coup de baguette magique, parlent français, avec la même syntaxe et le même accent que nos contemporains. Qu’en est-il des archives sonores ? Par bonheur, des poilus y parlent leurs langues. En tout cas dans certains fonds et c’est le cas des archives de la Commission Phonographique Royale Prussienne. Cette dernière avait réalisé un travail d’ampleur, en plein conflit mondial, de collectage des voix des différents peuples des empires coloniaux prisonniers dans les camps prussiens. Dans ces archives sonores surgissent plus de 250 langues et dialectes différentes nous donnant à entendre la diversité linguistique des tranchées. Au milieu de cette collection figurent quelques langues de France, dont le basque. Le 1er août 1917, c’est dans sa langue maternelle qu’Antoine Subas, originaire d’Arcangues enregistre une chanson et « La lettre d’un basque en 1917[12] » où il relate son histoire de soldat de la Première Guerre mondiale. Un témoignage qu’ont découvert avec émotion ses descendants, il y a quelques années[13].
La même émotion a surpris Marie Guérin en entendant l’écho de chansons en breton, la langue de ses aïeux, enregistrée par cette même commission prussienne. La documentariste radio avait alors décidé de se mettre à l’écoute de ces voix, celle notamment de Jean-Yves Briand de Loguivy-Plougras, ce poilu brittophone interné dans un camp prussien et dont des ethnomusicologues avaient souhaité enregistrer les chants et la langue. Pour son œuvre radiophonique, « Même morts, nous chantons[14] », Marie Guérin est notamment partie sur les traces de Jean-Yves Briand et de sa ritournelle An durzhunell [je traduis : La tourterelle] qu’il avait récitée dans le cône d’un phonographe d’un camp de prisonnier en 1916.
Ce sont les prisonniers de guerre qui ont été contraints de faire des enregistrements sonores dans les camps de prisonniers allemands pendant la Première Guerre mondiale. Sans le vouloir, ces esprits racontent leurs racines et leurs pays d’origine, dans le contexte colonial de l’époque. Ils parlent du rapport de la langue et de la géographie au pouvoir. Si nous écoutons avec des oreilles contemporaines, ces esprits nous alertent sur tout ce qui a été oublié à ce jour et sur ce qui manque à notre mémoire collective[15].
Gilles Deleuze parlait des machines à électriser la parole comme des « machines à fantômes[16] ». Faire parler les archives est en somme un peu vouloir faire parler les morts. Avec parfois cette tentation de vouloir nouer discussion avec eux. Ces archives façonnées par la documentariste bretonne Marie Guérin donnent un écho vivant et vibrant à ces « fantômes hertziens[17] ». Ce sont les voix fantomatiques de ces poilus qui percent le bruit phonographique pour nous faire entendre un écho du siècle dernier. Un écho en leur langue.
2. Du chanteur au témoin
Un vide archivistique fait place aux grandes collectes bretonnes menées avant la première guerre mondiale. Les folkloristes et linguistes ont rangé leur phonographe au grenier, et les premières archives radiophoniques sont traitées avec peu de considération. Ils ne seront relayés qu’en 1972, lorsqu’éclot l’association Dastum, fondée par plusieurs jeunes sonneurs bretons avides de collecter airs, musiques, paroles, et de constituer une phonothèque commune. Elle offre aujourd’hui à l’écoute plus de 8000 heures d’archives sonores, mêlant principalement des enquêtes de terrain ethnographique, des collectes de la tradition musicale et des captations d’événements. Entre ces deux périodes, les archives sonores sont éparses, malgré quelques collectes notables, notamment la Mission de folklore musical en Basse-Bretagne du Musée national des arts et traditions populaires en 1939[18].
Mais avant la création de Dastum, l’année 1962 marque déjà un tournant. Car Radio-Brest, le premier studio de radio en Basse-Bretagne, est inauguré, et Charlez ar Gall s’installe derrière le micro pour y présenter les premières émissions quotidiennes en breton à la radio[19]. Le dispositif radiophonique va en effet conduire à une bascule progressive de la figure du « locuteur, du conteur, du musicien, de l’interprète et de l’artiste », dont parlait Florence Descamps, à celle du témoin « posée dans son épaisseur biographique, sociologique, mémorielle, historique et attestataire »[20]. Les locuteurs et locutrices ne sont plus seulement les transmetteurs d’une histoire charriée par les générations précédentes, mais bien porteurs de leur propre perception du monde.
La radio de langue bretonne prend une nouvelle ampleur en 1982 avec la création de Radio Bretagne Ouest (R.B.O). Seule station locale publique bilingue breton/français du réseau Radio France basée à Quimper, elle deviendra plus tard Radio France Bretagne Ouest, puis France Bleu Breizh Izel. Lors de son inauguration, Georges Fillioud, ministre de la communication, posait l’ambition décentralisatrice de cette nouvelle venue sur les ondes hertziennes :
L’orientation sur laquelle on travaille, dans ce domaine, est bien celle d’une décentralisation aussi poussée et aussi rapide que possible pour correspondre à un besoin évident dans la population française[21].
En fait, ce « besoin évident » correspond à une demande d’amélioration de la représentation de la culture et de la langue bretonne sur la bande FM. L’expression radiophonique en breton figure comme un élément primordial de négociation entre Radio France et les collectivités locales bretonnes impliquées dans la création de la station quimpéroise. Jean Hourmant, ancien résistant, conseiller général du canton de Châteauneuf-du-Faou et maire de la Plonévez-du-Faou dans le centre-Finistère, déclarait ainsi lors de la séance du 26 janvier 1982 du Conseil Général au sujet du projet de radio :
Je suis ici l’élu d’une région où le breton existe toujours un peu partout, que ce soit dans les Montagnes Noires ou dans les Monts d’Arrée. Je pense […] qu’il faudra que nous soyons vigilants car dans ma région nous avons énormément d’anciens qui sont très assidus et qui écoutent beaucoup les émissions en langue bretonne et ceci dans tous nos villages. Par conséquent, il faudra, si tout ceci se crée et se fait, donner encore plus d’importance aux émissions en langue bretonne et à tout ce qui est bretonnant.[22]
Concrétisé en août 1982, ce projet de nouvelle radio nécessite l’emploi de personnels brittophones pour l’animation de plusieurs dizaines d’heures hebdomadaires d’émissions en langue bretonne, ou bilingue. Homme de théâtre et écrivain de langue bretonne, Rémi Derrien, né à Lanvénégen dans le Morbihan en 1946 et décédé en 2009, est un des premiers employés de la nouvelle radio publique décentralisée. Pour R.B.O, il va s’employer à aller à la rencontre des locuteurs du breton et créer son emblématique émission Bonjour village, durant laquelle l’auditeur s’immerge dans l’univers sonore et linguistique de ces villages bretons ruraux de Basse-Bretagne. Dans ses émissions, d’un format de cinq reportages d’une heure par village, la parole se fonde principalement sur le dialogue, presque du quotidien, banal, ordinaire avec l’improvisation inhérente à celui-ci. Menée principalement en langue bretonne, ces émissions bilingues ne jettent pas non plus un voile pudique sur la situation de diglossie alors en vigueur dans la Bretagne bretonnante. Mais si les locuteurs peuvent s’exprimer autant en français qu’en breton, Rémi Derrien motive assez habilement – par des relances ou des expressions – les intervenants à s’exprimer en langue bretonne.
Le dispositif de captation sonore, avec un micro toujours proche du reporter et servant de guide à l’auditeur, la diffusion des instants entre deux conversations, les choix de montage, avec une large place accordée à l’environnement sonore, offrent une sensation de réel saisissante. Les discussions sont ponctuées des aboiements du chien, le chuintement du café dans la casserole, les éclats d’un voisin éméché, le clapotis des pas dans la cour boueuse, le ronflement du tracteur, le retentissement mécanique de la lourde horloge… Bien que fragmentaires et construits eux aussi, par les choix éditoriaux, l’outillage et les contraintes de diffusion, ces sons et bruits nous permettent de tendre une oreille à travers la fenêtre obstruée de ce paysage sonore d’autrefois[23].
Si Radio Bretagne Ouest n’avait pas existé nous aurions peu d’archives sonores, et donc peu de référents phonographiques, pour paraphraser Roland Barthes[24], pour affirmer la pratique linguistique des habitants de Basse-Bretagne. Ces témoignages nous paraissent d’autant plus précieux que Rémi Derrien, ayant grandi dans cette ruralité du pays vannetais, ne semble pas tomber dans les travers des campagnes de collectage de Ferdinand Brunot. Ce dernier, mû par cette vision folklorisante dont nous parlions précédemment, conditionnait fortement l’expression de ses « sujets », par ses demandes directes mais aussi par l’intériorisation et l’anticipation de celles-ci par les phonographiés eux-mêmes, comme l’explique Pascal Cordereix :
On impose alors les thèmes des monologues ou des discussions à enregistrer ; on en élimine d’autres, le tout devant être conforme à la représentation lettrée qu’on a des « sujets » : ruraux, enclavés, arriérés pour tout dire. Je cite Ferdinand Brunot : « M. Bricau s’est si bien rendu compte de ce que nous voulions, que de lui-même, il cessa de parler de ses cultures modernes, parce que nécessairement les machines et les engrais chimiques y jouaient un grand rôle, il était entraîné à mêler à son langage ordinaire des mots savants, d’origine française qui en gâtaient le caractère »[25]
Plus tard, l’éclosion des radios locales associatives donne un nouvel élan à la pratique radiophonique en langue bretonne, et, progressivement, le souci d’archiver ces expressions s’affirme. Toutes ces émissions radiophoniques nous fournissent aujourd’hui des matériaux historiques sonores précieux. Si on fouille dans ces archives sonores amassées depuis des dizaines d’années maintenant, on trouve ainsi la voix d’un prisonnier politique survivant des camps nazis, des témoignages sur l’arrivée de l’électricité, du début de l’agriculture motorisée, de l’immigration des Bretons à Paris ou au Canada. Ou plus récemment, le témoignage d’un Breton parti combattre au Rojava et mort sous les bombes turques après avoir libéré Raqqa, d’une victime d’inceste dans le Centre-Bretagne, des manifestations contre la réforme des retraites...
Bref, une multitude d’enregistrements sonores de témoins s’exprimant en langue bretonne. Car ces archives radiophoniques permettent de faire surgir des interviewés porteurs d’un point de vue singulier et situé sur le monde et, en cela, tranchent avec la vision des folkloristes du siècle passé. Ils ne sont plus simplement les derniers représentants d’un passé ancestral, dépositaires d’un héritage culturel, auprès desquels on consulterait un savoir ancien comme on consulte un grimoire. Avec cette bascule, on assiste à l’émergence et la valorisation de la figure du témoin.
Malgré les exemples présentés précédemment, on ne peut que regretter que ces témoignages en langue minoritaire restent cantonnés aux confins de la bande FM. En privilégiant la parole francophone sur nos antennes radios, on participe en réalité à la constitution d’une histoire linguistique partielle. Citons ici le travail de Nicolas Jounin, Élise Palomares et Aude Rabaud dans leur article « Ethnicisations ordinaires, voix minoritaires » :
Les voix des minoritaires interviennent dans un ordre symbolique qui les spécifie, les isole, les amoindrit. Y prêter attention, c’est donc aussi interroger cet ordre. Et c’est peut-être entrevoir par où s’insinuent les résistances, justement, à la domination, l’exploitation, l’oppression[26]
3. De la marge radiophonique à l’évanescence des archives
Quelle est donc la place des langues minoritaires dans les pratiques radiophoniques ? Sur les ondes, on peut entendre, quelques mots de parlers, langues et dialectes populaires, bien sûr, mais ces espaces sont marginaux, comme le décrit le sociolinguiste Philippe Blanchet Lunati :
Globalement, l’usage d’autres langues que le français n’est donc pas absent mais marginalisé par la règlementation et, même si certaines radios la contournent, par l’ordre sociolinguistique dominant. Les radios publiques, financées notamment par les contributions de la population, censées offrir un service à l’ensemble des populations, ne font presque jamais entendre les voix d’une partie des populations, dans leurs langues y compris dites de France. La radio renforce ainsi leur marginalisation et produit une discrimination, par rapport aux citoyens dont la voix s’exprime à travers le français comme langue première.[27]
Cette réflexion valable pour les langues minoritaires vaut en réalité pour l’ensemble des groupes minoritaires. Avec cette question : comment raconter et garder souvenir de groupes sociaux dominés quand l’histoire se raconte à grands traits ? Cette marge avait été questionnée lors de la rencontre universitaire « L’histoire des minorités est-elle une histoire marginale ? ». Dans la préface de l’édition des actes du colloque, Esther Benbassa, historienne spécialiste des minorités, affirmait ainsi :
L’histoire des ‘‘humbles’’ reste ordinairement confinée à l’univers des spécialistes, sans atteindre les livres scolaires, et encore moins les ‘‘humbles’’ eux-mêmes. Les minorités sont les ‘‘modestes’’ de l’histoire, ceux du dehors qui peinent à atteindre le dedans. Ce sont en fait des hors-l’histoire. Pour eux, la bataille de l’intronisation historique est loin d’être gagnée[28].
Comment sortir les langues minoritaires de ces marges ? D’abord en les enregistrant, et il est à ce titre intéressant de discuter d’un des épisodes du Journal breton d’Inès Léraud, diffusé dans l’émission « Les Pieds sur terre ». Dans l’un des épisodes de l’émission, on entend une famille du Centre-Bretagne s’exprimer en breton dans l’intimité d’une journée ordinaire. « La langue bretonne refleurit dans le quotidien de familles qui le parlent avec leurs enfants, et aussi avec les vieux du village qui ne l’avaient pas transmise à leurs propres enfants…[29] » annonce le chapeau de l’émission sur le site Kubweb.
Le court dialogue n’est pas doublé et figure un univers sonore. La langue bretonne est ici une langue visibilisée et présentée comme un des éléments banals du paysage sonore de la commune de Trémargat. Entendue par des auditeurs d’une chaîne nationale, elle sort des marges auxquelles elle est assignée, et des ondes de radios locales et associatives qui sont bien les seules à l’accueillir. Dans un article sur les radios libres et la diversité linguistique, Olivier Morel notait justement :
Marginalisées dans les espaces nationaux, peu ou pas représentées dans les médias traditionnels, les langues de l’immigration se sont exprimées au sein des radio associatives, le seul espace où l’hospitalité était inconditionnelle, ne dépendant que du degré d’initiative des concepteurs de programmes. Pour les langues régionales, la pratique associative de la radio permet de vivre et faire vivre une histoire […]. Pour tous, c’est le partage d’expériences et de savoirs qui touchent de près à une condition historique : celle des dominés[30].
Ces documents radiophoniques, bien que marginalisés, sont de précieuses archives sonores et sont sans nulle doute la principale source de ces dernières. La constitution des archives se faisant par strates, par dépôts successifs, l’invisibilisation des ondes entraîne, par ricochet, une invisibilisation des archives. « La sélection s’opère selon le ‘‘principe de raréfaction du discours’’ décrit par Michel Foucault, qui est au cœur du dispositif-archive[31] ». Double invisibilisation : invisibilisation actuelle par l’absence sur les ondes radiophoniques, et invisibilisation future par l’absence de documents à archiver.
« L’archive commence par la sélection, et cette sélection est une violence. Il n’y a pas d’archive sans violence[32] », soulignait le philosophe Jacques Derrida. Et, à la « violence » de l’invisibilisation des groupes linguistiques, s’ajoute celle de l’invisibilisation linguistique que nous qualifierons ici d’individuelle. Il faut en effet remarquer que les archives sonores de grandes figures de France sont le plus souvent en français uniquement. L’exemple le plus frappant, et peut-être le plus navrant, est celui d’Ernest Renan, un des grands penseurs du XIXe siècle. En 1891, il est en compagnie de son ami Gustave Eiffel, à qui Thomas Edison a offert un phonographe. Le natif de Tréguier est alors invité à déposer ses pensées et son amusement dans les sillons d’un phonogramme. Il s’agit d’un incunable l’histoire de l’enregistrement sonore de langue française, mais il y a là encore une absence, celle de la langue maternelle d’Ernest Renan : le breton[33].
Une autre raison de l’invisibilisation tient sans doute à l’objet de cette publication : la voix sur les ondes. Car, particulièrement en France, la majorité des documents considérés comme d’intérêt historique sont des sources écrites et pour une majorité d’entre elles sont produites par l’administration (fiche militaire, recensement, cadastre…). Le son et l’audiovisuel sont les parents pauvres des archives. En cela, on peut dire que les archives sonores en langue minoritaire sont doublement minorisées. Par leur support et par la langue d’émission.
Conclusion
Il manque aujourd’hui des espaces radiophoniques pour ces mémoires en langues minoritaires. Une langue doit pouvoir exprimer une grande palette des réalités sociales, et l’expression radiophonique de différents aspects de la vie de ses locuteurs en est une. S’il a été question dans cet article de l’exemple des langues minoritaires sur les ondes, cette réflexion s’étend à tous les parlers minoritaires, parlers populaires notamment, ou plus généralement tous groupes minoritaires. Soulignons par exemple le travail remarquable effectué sur les archives de Radio Lorraine Cœur d’Acier[34], ou plus récemment le lancement d’un centre d’archives LGBTQI+[35], avec une place importante accordée aux témoignages sonores. On ne peut que regretter qu’un même élan n’existe pas encore pour des archives en langues minoritaires pour permettre une meilleure visibilité de la parole en ces langues minorisées. Ce premier chantier ne saurait cependant être complet sans une action de « patrimonialisation » des archives. Par « patrimonialisation » nous entendons, à l’instar de Pascal Cordereix, l’ensemble des actions qui visent non seulement à « pérenniser physiquement et/ou numériquement des collections sur le très long terme, et ce quelles que soient les évolutions technologiques » mais aussi à « pouvoir les communiquer au public, là aussi sur le long terme, nonobstant les sauts ou les ruptures technologiques, et de les valoriser[36]. »
Il y a bien sûr des initiatives, encore très récemment. Le premier podcast Ouest-France en langue bretonne s’appelle justement « Eus ur remziad d’egile[37] » (je traduis : « D’une génération à l’autre »). Il est né de la volonté de collecter et de raconter l’histoire de la lutte pour la langue bretonne à partir des années 1970 à travers le témoignage des acteurs et militants de l’époque. Ces témoignages, qui resteront bien après la disparition des interviewés, font écho à l’invention de Charles Cros. En 1877, l’inventeur et poète français n’avait-il pas nommé sa machine phonographique, le paléophone, autrement dit la voix du passé ?
Notes
[1]Jean-Jacques Monnier, Résistance et conscience bretonne, 1940-1945 : l’hermine contre la croix gammée, Fouesnant, Yoran embanner, 2007.
[2]Camille Renard, « De Gaulle : écoutez l’appel du 18 juin », France Culture, 18 juin 2020, https://www.radiofrance.fr/franceculture/de-gaulle-ecoutez-l-appel-du-18-juin-8730040.
[3]Brug, novembre 1913, cité dans J. Didier Giraud et Marielle Giraud, Émile Masson, un professeur de liberté, Chamalières, Éditions Canope, 1991, p. 223.
[4]Emmanuel Hoog, « Tout garder ? Les dilemmes de la mémoire à l'âge médiatique », Le Débat, vol. 125, no. 3, 2003, p. 168-189, en ligne : https://doi.org/10.3917/deba.125.0168
[5]Pascal Cordereix, « Chronique d’une matinée poétique. Guillaume Apollinaire aux Archives de la parole », Revue de la BNF 55, no 2, 2017,p. 114‑25, en ligne : https://doi.org/10.3917/rbnf.055.0114.
[6]Roger Decollogne, « Les archives sonores et la Phonothèque nationale », La Gazette des archives, no 92, 1976, p. 21‑27.
[7]Pascal Cordereix, « Ferdinand Brunot, le phonographe et les « patois » », Le Monde alpin et rhodanien. Revue régionale d’ethnologie, no 1-3, 200, p. 39.
[9]Henri Chamoux, La diffusion de l’enregistrement sonore en France à la Belle Époque (1893-1914), Université de Paris-1 Panthéon-Sorbonne, 2015, thèse en ligne : https://www.archeophone.org/these/dl/these_last.pdf.
[10]Florence Descamps, Archiver la mémoire : de l’histoire orale au patrimoine immatériel, Paris, Éditions EHESS, « Cas de figure », 2019, p. 41.
[11]Id., p.42
[12]Britta Lange, « Archival Silences as Historical Sources », SoundEffects, 2017, en ligne : https://www.soundeffects.dk/article/view/105232/154043.
[13]Pantxika Delobel, « Pays basque : il découvre une lettre et des enregistrements de son grand-père datant de la Première Guerre mondiale », Sud-Ouest, 12 février 2021, en ligne : https://www.sudouest.fr/pyrenees-atlantiques/arcangues/pays-basque-il-decouvre-une-lettre-et-des-enregistrements-de-son-grand-pere-datant-de-la-premiere-guerre-mondiale-1293062.php.
[14]« Même morts nous chantons », France Culture, « Création On Air », Paris, octobre 2017, https://www.franceculture.fr/emissions/creation-air/tandem-428-meme-morts-nous-chantons-12.
[15]Sarah Murrenhoff, « Und plötzlich singen Geister », Deutschlandfunk Kultur, 9 novembre 2018, https://www.deutschlandfunkkultur.de/klang-macht-geschichte-und-ploetzlich-singen-geister-100.html, consulté le 9 mai 2023.
[16]Philippe Baudouin, « Archéologie des machines occultes », Terrain, no 69, 2018, p. 96‑113.
[17]Marie Guérin, « Biographie », consulté le 9 mai 2023, https://marie-guerin.fr/biographie.
[18]Marie-Barbara Le Gonidec et al., Les archives de la Mission de folklore musical en Basse-Bretagne de 1939 du Musée national des arts et traditions populaires, La librairie des cultures, no 3, Paris : CTHS ; Rennes: Dastum, 2009.
[19]Charlez Ar Gall et Fañch Broudic, Breiz o veva, Brest, Emgleo Breiz, 2011.
[20]Florence Descamps, Archiver la mémoire : de l’histoire orale au patrimoine immatériel, Paris, Éditions EHESS, « Cas de figure », 2019, p.41.
[21] Nicolas, Pierre. « Quimper : Inauguration de Radio Bretagne Ouest radio de Radio France ». Rennes soir, Rennes : France Régions 3 Rennes, 30 juillet 1982, en ligne : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/ryc9807157691/quimper-inauguration-de-radio-bretagne-ouest-radio-de-radio-france
[22]Création par Radio-France d’une station décentralisée dans le Finistère, Discussion générale, Conseil Général du Finistère, 1982, séance du 26 janvier, n°14903 (nomenclature), n°135ter (rapport), page rapport 308.
[23]Hervé Dréan, Bruits, musiques et silences : environnements sonores de Haute-Bretagne (1880-1950), Aubervilliers, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2022, p. 14.
[24]Roland Barthes, La chambre claire : note sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980.
[25]Pascal Cordereix, « Ferdinand Brunot, le phonographe et les « patois » », op. cit. , p. 47
[26]Nicolas Jounin, Élise Palomares, & Aude Rabaud, « Ethnicisations ordinaires, voix minoritaires », Sociétés contemporaines, n°70, n°2, 2008, p. 7-23.
[27]Philippe Blanchet Lunati. « Quand les voix s’entendent en langues variées : radio et marginalisation linguistique. » Hermès, La Revue, vol. 92, n°2, 2023, p. 85-92, en ligne : https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2023-2-page-85.htm
[28]Stéphanie Laithier et Vincent Vilmain, L’histoire des minorités est-elle une histoire marginale ?, Cahiers Alberto Benveniste, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2007, p. 7.
[29]Inès Léraud, « Journal breton », en ligne, lien consulté le 5 mai 2023 : https://www.kubweb.media/page/ines-leraud-journal-breton/#TREMARGAT.
[30]Olivier Morel, « Radios libres et diversité linguistique », Hommes & Migrations, no 1252, 2004, p. 95‑98, en ligne : https://doi.org/10.3406/homig.2004.4275.
[31]Stéphanie Laithier et Vincent Vilmain (dir.), L’histoire des minorités est-elle une histoire marginale ?, op.cit., p. 34.
[32]Jacques Derrida, Trace et archive, image et art, Bry-sur-Marne, INA Éditions, 2014, p. 60.
[33]Ernest Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, éd. par Jean Pommier, Paris, Gallimard, 1983.
[34]Pierre Barron et al., Un morceau de chiffon rouge ; Lorraine Cœur d’acier, Un morceau de chiffon rouge ; Lorraine Coeur d’acier. Montreuil, La Vie ouvrière Editions, 2012.
[35]Nils Hollenstein, « Mémoires LGBTQI+ : "Des archives vivantes, partout, et pour tout le monde" », Basta!, 16 mai 2023, en ligne : https://basta.media/memoires-lgbtqi-des-archives-vivantes-partout-et-pour-tout-le-monde.
[36]Pascal Cordereix, « Les enjeux de la conservation du patrimoine sonore enregistré », Gilles Pierret éd., Musique en bibliothèque. Paris : Éditions du Cercle de la Librairie, « Bibliothèques », 2012, p. 273-295, en ligne : https://doi.org/10.3917/elec.alix.2012.02.0273.
[37]Aziliz Peaudecerf, « "Eus ur remziad d’egile" : Ouest-France lance sa première série de podcast en breton », Ouest-France, 8 septembre 2022, en ligne : https://www.ouest-france.fr/bretagne/langue-bretonne/podcast-d-ur-remziad-d-egile-ouest-france-lance-sa-premiere-serie-de-podcast-en-breton-6b2dd094-2859-11ed-9759-37dc7c5c3542.
Auteur
Tudi Crequer est doctorant à l’université de Rennes-2, membre du Centre d'Etudes des Langues, Territoires et Identités Culturelles– Bretagne et Langues Minoritaires (CELTIC-BLM) et chercheur associé au service son de la Bibliothèque nationale de France (BnF).