Résumé

Cette introduction présente les articles rassemblés dans le numéro 19 de la revue Komodo 21, qui se proposent d’amorcer un croisement entre le champ radiophonique et le champ littéraire autour des enjeux esthétiques, éthiques et politiques soulevés par l’essor des témoignages et de l’enquête orale. À la croisée du journalisme et de la littérature prolifèrent en effet depuis les années 2000 des livres d’enquêtes, des reportages au long cours et des recueils de témoignages salués tant par le public que par la critique. Ce dossier explore les manières dont le médium radiophonique rejoue et infléchit les multiples enjeux qui traversent les collectes et enquêtes littéraires. Il présente l’originalité de vérifier ces hypothèses dans plusieurs espaces linguistiques et culturels (anglophone, francophone, germanophone, russophone, ukrainophone), proposant ainsi le début d'un panorama transnational – et non centré sur le domaine anglo-saxon – des pratiques d’enquête radiophonique.

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1. Livres de voix et voix sur les ondes

En se consacrant aux pratiques du reportage radiophonique aux XXe et XXIe siècles, ce dossier voudrait prolonger un certain nombre de réflexions récentes[1], tout en amorçant un croisement entre les champs radiophonique et littéraire autour des enjeux esthétiques, éthiques et politiques soulevés par l’essor de l’usage des témoignages et de l’enquête orale. À la croisée du journalisme et de la littérature, prolifèrent en effet depuis les années 2000 des livres d’enquêtes, des reportages au long cours et des recueils de témoignages salués tant par le public que par la critique, comme en témoignent le succès des récits rwandais de Jean Hatzfeld, celui de Roberto Saviano, de W. T. Vollmann, ainsi que la consécration des fresques polyphoniques de l’écrivaine biélorusse Svetlana Alexievitch, lauréate du Prix Nobel de Littérature en 2015 pour ses enquêtes orales sur l’ex-empire soviétique. Cette « littérature de terrain[2] », qui prend souvent la forme de « narrations documentaires[3] », a fait l’objet de nombreux travaux qui en ont révélé la teneur interdisciplinaire : Laurent Demanze, Mathilde Roussigné et Dominique Viart[4] ont en effet montré comment ces formes et ces pratiques contribuent à renouveler les liens entre littérature et sciences sociales, auxquelles elles empruntent méthodes, outils et protocoles, tels que l’exigence du terrain, l’observation participante, l’entretien ou encore le souci de réflexivité[5].

Tout en prenant acte de ces recherches, ce dossier propose de déplacer le regard vers un autre champ. Il nous semble en effet que les formes contemporaines de l’enquête et du reportage s’inscrivent également dans une autre lignée et connaissent d’autres vies parallèles du côté du documentaire sonore et de la création radiophonique. En France, de nombreuses émissions (« Sur les docks », « Creation on air », « Les Pieds sur terre », « La Série Documentaire »), plateformes (Arte radio, Louie Media, Binge Audio) et webradios associatives (Radio Grenouille, Canal Sambre), festivals (Longueur d’ondes, Sonar), podcasts à succès et documentaires d’auteur montrent que loin d’être l’apanage de la littérature contemporaine, le souci de l’enquête et l’art de la rencontre habitent aussi les ondes et invitent à explorer le pendant radiophonique de ces polyphonies littéraires. Nous faisons en effet l’hypothèse que le geste qui consiste à aller à la rencontre de groupes ou d’individus pour recueillir et transmettre leurs paroles est profondément transdisciplinaire et transmédiatique. Ce dossier explore ainsi les manières dont le médium radiophonique (l’histoire de ses pratiques, les dispositifs techniques qu’il invente, les institutions qui l’entourent et les acteurs qui l’animent) rejoue et infléchit les multiples enjeux qui traversent les collectes et enquêtes littéraires. Il présente l’originalité de vérifier ces hypothèses dans plusieurs espaces linguistiques et culturels (anglophone, francophone, germanophone, russophone, ukrainophone), proposant ainsi le début d'un panorama transnational – et non centré sur le domaine anglo-saxon – des pratiques d’enquête radiophonique.

2. Pratiques documentaires et art de l’écoute

De fait, l’essor des formes non-fictionnelles au tournant du XXIe siècle dépasse largement la sphère littéraire : Aline Caillet a étudié l’apparition de nouveaux dispositifs documentaires au cinéma et dans l’art contemporain[6], tandis que Christophe Deleu constate que la notion de documentaire radiophonique, importée du cinéma au lendemain de la Seconde Guerre mondiale puis tombée en désuétude, connaît un retour en force depuis les années 2000 avec le développement du podcast, qui tend à se libérer des contraintes éditoriales et des formats traditionnels[7]. « De rattrapage » ou « natif », le podcast a largement contribué à bouleverser le médium radiophonique, au point que Silvain Gire et Laurent Frisch parlent d’une entrée dans « l’ère de la postradio[8] », où fleurissent les productions sonores prenant la forme de l’enquête, du reportage ou du recueil de récits de vie.

Loin de faire obstacle à l’analyse, le flottement terminologique qui continue d’entourer ces pratiques – « podcast de reportages », « documentaire sonore » ou plus largement « création radiophonique » – invite sans doute à considérer le documentaire moins comme une catégorie générique que comme un certain rapport au réel, susceptible en cela de traverser les frontières disciplinaires et de mêler les genres. Dès lors, l’un des enjeux de ce numéro consiste à se demander de quoi l’inflation du reportage radiophonique peut être le symptôme, en veillant à situer cette question dans différents contextes historiques, géographiques et culturels : désir de déchiffrer l’opacité du corps social, de mettre en lumière des conflits relégués, de créer un espace de parole et d’écoute pour des groupes de populations inaudibles, de faire entendre des locuteurs de langues minoritaires ou de résister en mode mineur aux représentations médiatiques dominantes.

Enfin, au-delà des bouleversements suscités par l’apparition du podcast, le retour au support radiophonique nous semble d’autant plus stimulant que les spécificités de ce médium sonore font écho à un changement de paradigme plus large dans les modes d’appréhension du réel. Certains anthropologues et philosophes évoquent en effet un infléchissement épistémologique à l’œuvre dans les manières de connaître le monde, qui prend la forme d’un glissement de la visualité vers l’écoute, de l’observation vers la relation auditive, de l’image vers la parole, des stratégies du « showing » vers les arts du « telling »[9]. C’est là une invitation à revisiter ce qui constitue selon Christophe Deleu le défi premier de la radio[10] : substituer à la représentation visuelle du monde offerte par le cinéma documentaire un monde sonore, fondé sur le télescopage des voix, le montage polyphonique des récits collectés par l’auteur et l’expérience du temps partagé.

Car si les études radiophoniques ont bénéficié de l’essor des sound studies, la radio permet aussi d’aborder frontalement le rôle et l’usage de la voix dans la médiatisation du réel, dans le prolongement du phonocentrisme de la pensée occidentale[11]. Là où les recueils de témoignages doivent trouver des équivalents littéraires de la voix, le reportage sonore fait de la polyphonie vocale et des enregistrements audio la matière même de son écriture. Les auteurs exploitent cette matérialité vocale, qui oscille entre imaginaire de la fidélité (capter une essence de la voix nue) et exploration des potentialités de la voix conçue comme instrument ou dispositif dont on mesure les effets sur l’auditeur. C’est d’ailleurs le parti pris du dossier paru en 2023 dans la revue Hermès, “la voix, force de la radio”, qui cartographie par le prisme de la voix le paysage de la création sonore contemporaine[12]. Selon Brigitte Chapelain et Zhao Alexandre Huang, c’est précisément dans la voix, “élément essentiel de l’écriture sonique[13]”, que réside la continuité de la radio aujourd’hui, malgré les mutations subies par ce médium : d’où la nécessité d’interroger les relations que la voix développe avec son auditoire en contexte radiophonique[14].

3. Porosités radio-littéraires

Si l’enquête, le reportage et le documentaire figurent donc au cœur de ce numéro, les contributions ne se limitent pas à l’étude de ces formes, mais proposent d’explorer d’autres modalités de saisie de la voix, les modes de représentations des langues dans le documentaire sonore et plus largement les passerelles entre littérature et radio : collaborations d’écrivains sur les ondes, adaptations radiophoniques, expérimentation de genres intermédiaux, etc. En cela, ce dossier prolonge les recherches sur les liens entre littérature et radio, du programme de Pierre-Marie Héron « Les écrivains et la radio en France[15] » au numéro de la revue Textyles consacré à ces mêmes enjeux en Belgique, de l’entre-deux-guerres à l’extrême-contemporain[16]. Sur le plan méthodologique, à bien des égards, les articles réunis ici souscrivent à l’approche prônée par Manon Houtart et Florence Huybrechts dans l’étude des corpus radio-littéraires : adopter un regard qui relève du close listening, selon la formule de Charles Bernstein qui invite à prêter attention aux multiples composantes de l’œuvre ou de l’émission radiophonique, de l’usage des voix à l’univers sonore en passant par l’art du montage. Là où Manon Houtart et Florence Huybrechts appellent à mobiliser les ressources de l’audio-narratologie et de la phonostylistique pour rendre sensible le processus de « radiomorphose » de la littérature, les articles de Fanny Dujardin, d’Alexandra Wiktorowska ou encore de Madeleine Martineu déplient les modalités énonciatives du documentaire sonore, analysent la manière dont le podcast reprend les codes du journalisme narratif, et sondent les enjeux du montage des voix.

La question du support invite en outre à se pencher sur les phénomènes de circulation et de porosité entre radio et littérature, à travers l’étude de quelques trajectoires d’écrivains, ou de quelques projets intermédiaux : soit que le reportage radio ouvre sur la publication de livres (les Histoires orales de Studs Terkel sont tirées d’émissions radiophoniques ; Sonia Kronlund publie en 2012 chez Actes Sud des « nouvelles du réel », sélection de reportages issus des « Pieds sur Terre » ; Charlotte Bienaimé fait paraître en 2022 Un livre à soi à partir de l’émission « Un podcast à soi ») ; soit que le livre de voix devienne l’embrayeur de projets radiophoniques, à l’image de Dans ma zup de François Beaune (2019), qui retourne à Chambéry-le-Haut pour réaliser « La vie ordinaire dans nos cités », une série de podcasts diffusés dans « LSD » en 2020. S’il s’agit bien souvent de miser sur la pérennité offerte par l’objet livre, ces projets oscillent entre souci anthologique et logique d’adaptation.

4. Histoires et territoires de l’enquête sonore

Le premier volet s’attache à retracer une histoire plurielle du reportage radiophonique au sein de différentes aires culturelles. Cette approche généalogique invite à esquisser une histoire à plusieurs degrés : d’abord, une histoire matérielle de l’évolution des techniques d’enregistrement. Si la première moitié du XXe siècle s’accompagne selon Jean-Pierre Martin d’une « sonorisation amplifiée du monde[17] », où l’invention des « machines parlantes » bouleverse l’imaginaire de la voix, le documentaire radiophonique est surtout tributaire des mutations techniques de la seconde moitié du siècle, qui mènent du Nagra au podcast. Ces appareils enregistreurs entraînent une démocratisation des pratiques, à la fois du côté de la production (baisse des coûts, accessibilité des logiciels de montage, solutions d’hébergement peu coûteuses qui favorisent une dynamique d’auto-production à l’ère numérique[18]) et de la réception (changement des modes d’écoute et du rapport temporel à la radio). À cette histoire des techniques, qui favorisent une sortie du studio, s’ajoute celle des lieux et des institutions : évolution des politiques de production culturelle sur la radio publique, apparition de radios associatives, de webradios et de plateformes de podcasts. 

En ouverture de ce dossier, l’article de Fanny Dujardin retrace l’histoire des liens entre pratiques phonographiques et enquêtes radiophoniques. Depuis les premiers enregistrements à visée ethnographique (tournés vers le pittoresque de l’accent et du dialecte), qui constituent le « monde blanc » en référence, jusqu’aux pratiques contemporaines qui se développent de manière plus intensive à partir des années 1970 en France, c’est un compagnonnage ancien qui apparaît. À partir des années 1990, caractérisées par un « parti pris du document », les pratiques de l’enquête se sont diversifiées au point que le « paradigme narratif » (Laurent Demanze) de l’enquête s’est rapidement diffusé dans les productions radiophoniques. Fanny Dujardin étudie en particulier trois exemples qui illustrent les différentes « facettes » de l’enquête sonore et radiophonique aujourd’hui, tout en interrogeant les problèmes éthiques qu’elle soulève dès lors qu’il s’agit de recueillir la voix de sujets exposés à une forme de vulnérabilité sociale. Étudiant les choix du montage et la présence de la voix de l’autrice au sein du documentaire, Fanny Dujardin montre comment Un micro au tribunal de Pascale Pascariello (2019) relève du « documentaire d’observation ». Dans ce type de documentaire, qui produit paradoxalement un effet de transparence par l’artifice des moyens d’enregistrement et la mise en œuvre d’un « point d’écoute » « omniaudient » subtilement construit, il s’agit de faire ressortir la violence du dispositif du procès pour les inculpés présumés coupables. L’approche de Julien Cernobori dans Cerno, l’anti-enquête (2019) paraît plus intrusive. Suivant le genre du feuilleton policier (cold-case), la narration rouvre des dossiers classés officiellement mais que l’auteur va rouvrir pour « rendre hommage aux victimes » de deux tueurs en série des années 1980. Cette visée « réparatrice » pose toutefois question tant Julien Cernobori assume le caractère prédateur de l’interviewer vis-à-vis de ses interviewés. S’il s’agit bien de tisser des liens avec et entre les vivants, l’auteur semble également œuvrer à sa propre promotion, cherchant à générer artificiellement une enquête qui a besoin de financement participatif pour continuer à exister. Enfin, dans La ferme où poussent les arbres du ciel, Kaye Mortley, qui enquête sur sa terre natale (l’Australie), développe une esthétique de la radio comme « mind movie ». « Promeneuse écoutante » (Michel Chion), Kaye Mortley développe une pièce relevant du « documentaire poétique » non plus fondé sur la quête d’une vérité ou sur l’exigence de documentation d’un sujet bien précis, mais bien plutôt sur la production d’un effet de défamiliarisation avec le réel : au fil des questions laissées en suspens et des souvenirs, l’enquête radiophonique suspend le sens et brouille les voix, affirmant une ouverture au monde délestée d’impératifs moraux.

En miroir de l’article de Fanny Dujardin, Tudi Crequer (journaliste bilingue, reporter et présentateur d’informations en langue bretonne), part quant à lui du constat d’un « vide archivistique » en matière de langues minoritaires : la langue bretonne est exemplaire d’un tel silence dans les archives sonores et radiophoniques. Les archives phonographiques l’attestent : c’est surtout la voix des hommes illustres, parlant en langue française, que l’on enregistre au début du xxe siècle. Il existe certes un collectage de documents sonores mené par des folkloristes et des ethnomusicologues, mais ce collectage ne tient pas compte de l’histoire ou de « l’épaisseur biographique » du témoin, comme l’a relevé Florence Descamps. Il faut attendre les années soixante à soixante-dix pour voir apparaître des émissions en langue bretonne et pour que des archives sonores du breton soient constituées. Ce mouvement tend à s’amplifier depuis les années 1980 à la faveur de la production de l’émission de Rémi Derrien, « Bonjour village », qui rend compte du quotidien des locuteurs bretons évoquant leur perception du monde et de l’histoire. Tudi Crequer se demande comment sortir les langues minoritaires de leur marginalité : il montre que la diffusion sur une chaîne nationale d’une émission intégrant des témoignages en breton, diffusée dans le cadre des « Pieds sur terre », peut contribuer à un tel décloisonnement. In fine, c’est la question du maintien des espaces radiophoniques – les radios associatives comme espace plus hospitalier – et de leur fragilité qui est posée.

Les deux articles suivants déplacent le curseur du côté de l’Allemagne et de l’Ukraine, interrogeant les enjeux de l’enquête sonore dans ces deux pays. Dans son article sur le reportage et la chronique radiophoniques en Ukraine, Oleksandr Volkovynskyi propose une étude comparée de ces deux genres journalistiques tels qu’ils existent aujourd’hui dans le paysage médiatique ukrainien, dans un pays où le temps d’écoute moyen (plus de quatre heures par jour) révèle l’impact considérable du reportage et de la chronique dans les pratiques culturelles, sociales et politiques de la population. Le chercheur souligne que le contexte de guerre a contribué à accroître la demande des auditeurs pour le reportage (un journalisme d’informations et de terrain) au détriment de la chronique. Cependant, contrairement au reportage écrit, le reportage radiophonique invite selon l’auteur de l’article à mettre en lumière le rôle des procédés sonores qui entrent dans sa composition, et qui par leur puissance suggestive tendent à atténuer la frontière entre le genre du reportage et celui de la chronique. Comptent en effet moins les faits eux-mêmes que les représentations qu’ils suscitent. En s’intéressant à la fois aux productions de la plateforme Urban Space Radio et aux chroniques diffusées par la station Tvoye Radio, Oleksandr Volkovynskyi analyse les rapports entre les faits rapportés ou chroniqués et les sons qui les accompagnent et les évoquent : à l’heure où les productions actuelles ont tendance à remplacer les sons enregistrés sur le terrain par des sons puisés dans l’audiothèque, l’auteur souligne la nécessité de continuer à intégrer des sons enregistrés de première main dans la fabrique du reportage, afin de constituer des archives du futur.

Sans s’en tenir aux genres de la chronique et du reportage, Hendrik Michael propose quant à lui une réflexion sur la place centrale du podcast journalistique dans le paysage médiatique allemand. À partir d’une réflexion synthétique sur les théories de l’intermédialité, sur les canaux de diffusion et sur les modalités de réception des podcasts, le chercheur analyse la manière dont ces médias narratifs hybrides opèrent une fusion entre plusieurs pratiques et formes journalistiques préexistantes afin de produire des objets dont les visées oscillent entre information et divertissement. Se profile ainsi un double héritage du podcast journalistique, qui reprend à la fois les codes du journalisme narratif (croisant formes littéraires et méthodes d’investigation journalistiques) et les procédés de médias sonores, des récits oraux aux pièces radiophoniques. À travers l’étude de deux exemples de podcasts allemands, Danke, Ciao ! de Dominik Schottner (2016) et Paradise Papers : Im Schattenreich der Steueroasen, de Benedikt Strunz et Philip Eckstein (2017), Hendrik Michael met en lumière deux modèles représentatifs des usages du storytelling dans le podcast contemporain. Là où le podcast de Dominik Schottner, qui interroge le rôle de l’alcoolisme dans la mort de son père, permet d’aborder un problème de société et de santé publique par le cadrage intime, la série de Benedikt Strunz et Philip Eckstein témoigne du rôle de la narration dans le compte-rendu d’enquête, afin de rendre palpable la dimension collective de l’investigation internationale qui a permis de faire éclater le scandale.

5. Littérature et radio

Le deuxième volet de ce volume s’attache plus précisément à explorer les liens entre littérature et radio, qui épousent des formes variées dès les débuts de la radiodiffusion. Les écrivains comprennent tout de suite les horizons ouverts par le nouveau média en termes de sauvegarde de la parole, de sa diffusion mais aussi d’expressivité propre au son, qu’il s’agisse de la voix dans sa matérialité ou des sons non verbaux, souvent minuscules et apparemment insignifiants. Les échanges entre le champ littéraire et le champ radiophonique s’installent rapidement et dans la durée : les mêmes acteurs pratiquent tour à tour la littérature et la radio ; les productions littéraires trouvent dans la radio, où elles sont lues, adaptés ou commentées, un moyen de diffusion hors-pair ; les événements couverts à l'occasion de reportages nourrissent les œuvres des journalistes lorsque ceux-ci se font romanciers ; le reportage ou le documentaire radiophonique empruntent à la littérature ses techniques narratives et ses codes. Vladimir Maïakovski a même cru voir la radio remplacer la littérature et tout particulièrement la littérature factuelle, la seule jugée valable dans le nouveau monde né de la Révolution d'Octobre. On notera que cette idée est toujours d’actualité puisque plusieurs chercheurs estiment que le podcast prend aujourd'hui le relais du journalisme littéraire[19]. Enfin, il est tentant de voir l’histoire du documentaire radiophonique comme celle d’une prise de recul croissante vis-à-vis d’un fantasme qui lui prête le pouvoir de capter le réel brut, tel un journal sans distance et sans papier. Au fil du temps, le documentaire radiophonique, même dans ses variantes proches du storytelling, semble de plus en plus enclin à s’interroger sur les moyens qui lui sont propres et à questionner ses protocoles d’enregistrement du réel. Mais n’est-ce pas là plaquer l'histoire littéraire sur celle du documentaire sonore ? Car il ne faut pas perdre de vue que la théorie littéraire a connu un essor remarquable en Russie autour de 1920, au moment même où le recours à l’enregistrement et à la diffusion a reçu une impulsion décisive, ce qui suggère que la radio a fortement contribué à changer l’idée de la littérature et la littérature elle-même et que, sans doute, elle continue encore à le faire[20]. Entre littérature et radio, il y a bien des interactions et non une circulation à sens unique. 

C’est ce que montre, en ouverture de ce volet, l’étude de Pavel Arseniev consacrée aux interactions, durant la décennie qui suit la Révolution d’Octobre, entre le développement des techniques d’enregistrement et de diffusion de la parole d’une part et la théorie littéraire élaborée par les formalistes et les poètes futuristes de l’autre. Il rappelle tout d’abord à quel point la radio joue un rôle central dans la mise en place du pouvoir soviétique. C’est depuis une station de radio de Saint-Pétersbourg que Lénine annonce au monde entier la victoire de la révolution même si, à ce moment, seule la flotte russe dispose des moyens techniques pour recevoir le message. Il s’agit là d’une révolution politique tout autant que technique. La radio devient dès lors une ressource puissante pour l’imagination révolutionnaire. C’est tout d’abord un fantasme d’immédiateté qui semble se réaliser grâce à la radiodiffusion puisque, selon les paroles de Lénine lui-même, elle permet l’avènement d’un journal « sans papier ni distance », qui ignore les frontières entre les États et les barrages élevés par les classes dominantes. Cependant, les nouvelles possibilités ouvertes par la radio stimulent, et même révolutionnent, aussi, la pensée sur la littérature, conduisant à une théorisation dont on connaît les prolongements. Ce n’est pas un hasard si le célèbre texte de Chklovski sur « L’art comme procédé » [Isskustvo kak priem] paraît en 1917 et si le premier numéro de la revue LEF, en 1924, comprenant les analyses fondatrices de Chklovski, Tynianov, Eichenbaum et Jakoubinski, s’intitule « La langue de Lénine » [Iazyk Lenina]. P. Arseniev explique que le terme priem, qui figure dans le titre de l’essai de Chklovski, habituellement traduit en français par procédé, signifie aussi dispositif ou technique et doit être compris non seulement comme une métaphore de la persuasion rhétorique mais aussi dans son sens le plus littéral. L’art est une question de technique, et plus précisément de technique d’enregistrement et de diffusion de la parole. L’autre concept clé formulé par Chklovski, celui de défamiliarisation [ostranienie] peut, quant à lui, être relié à l’expérience de l’écoute répétée d’une parole enregistrée, qui finit par vider les mots de leur sens. Enfin, comme le montrent quelques textes de Maïakovski, la Révolution coupe les poètes de leur environnement institutionnel et de leur culture matérielle. La pénurie du papier et le démantèlement des structures médiatiques les poussent à inventer du nouveau, par exemple en lisant leurs poèmes et, ainsi, à écrire directement « à partir de la voix » et « pour la voix ».

Les formalistes et les futuristes ne sont pas les seuls hommes de lettres à avoir compris l’intérêt de la radiodiffusion. Olga Plaszczewska se livre à une exploration des archives laissées par une personnalité éminente du paysage culturel polonais — mais néanmoins oubliée tout au long de la deuxième moitié du XXe siècle —, dont le parcours permet d’appréhender les liens étroits et variés qui se nouent entre littérature et radio, dès les premières heures de la radiodiffusion pour grand public, dans un contexte politique très différent. Olga Plaszczewska nous propose d’abord une brève histoire de la radio polonaise, dont elle souligne le développement fulgurant à partir de 1925 mais aussi la spécificité dans un pays qui vient de renaître après cent cinquante années de partage entre des puissances voisines russo- et germanophones. La radio se trouve ainsi investie de la mission de promouvoir la langue et la culture polonaises au sein d’un État à la recherche d’une unité perdue. Si la radio contribue à mettre la littérature au service de la politique, les écrivains, dans leur grande majorité, acceptent avec enthousiasme de collaborer avec le nouveau média dont ils comprennent rapidement l’intérêt. Quelques lignes de force se dégagent du parcours d’A. Jesionowski. On retiendra ainsi que l’homme de lettres devient l’homme de la radio : A. Jesionowski, d’abord journaliste, reporter et critique littéraire dans un magazine culturel, franchit naturellement le seuil du nouveau média, où il fait entendre sa voix en tant qu’animateur puis contrôleur de la qualité des programmes, ce qui l'incite à coucher par écrit ses réflexions sur les pratiques de la radio, riche source d’information aujourd’hui. On ne s’étonne pas de le voir ménager à la littérature une place de choix dans la grille des programmes, entre information et musique. On relève cependant que la forme privilégiée y est le récit de voyage, pratique proche du grand reportage, à la croisée de la littérature et du journalisme, jouissant alors des faveurs d’un large public. Enfin, A. Jesionowski estime que le secret du succès est à chercher du côté de l’interaction avec les auditeurs à qui il faut aussi donner la voix si l’on veut bâtir un monde (polonais) commun : dans chaque émission, il consacre quelques minutes à répondre au courrier des lecteurs.

Le récit de voyage est au cœur de l’article de Céline Pardo, consacré à la mise en écoute des voix étrangères dans quatre créations radiophoniques francophones réalisées par des écrivains-voyageurs et professionnels de la radio : Instantanés de Perse de Philippe Soupault (RTF, 1950) ; Le Transcamerounais de José Pivin (France Culture, 1977) ; Souvenirs d’en Flandres, série produite par Franck Venaille dans le cadre du programme Nuits magnétiques (France Culture, 1987) ; (S)no(w) borders, documentaire indépendant de l’artiste et écrivaine belge francophone Anne Penders (2006). Toutes ces réalisations embarquent l’auditeur, comme le voulait A. Jesionowski, mais il ne s’agit plus simplement de relayer et de diffuser un texte déjà écrit par un écrivain-voyageur. Céline Pardo montre que ces quatre « documentaires poétiques » – pour reprendre la terminologie commode proposée par Christophe Deleu – peuvent être interprétés comme quatre jalons dans une triple histoire : celle d’une prise de conscience des potentialités de la voix dans sa matérialité ; celle d’une approche de plus en plus problématisée de l’Autre et celle, enfin, d’une compréhension de la médiation radiophonique. En faisant entendre des fragments d’un poème et d’une chanson en langue persane dans une création où dominent les impressions du poète en français, Philippe Soupault s’amuse des stéréotypes véhiculés dans les années 1950 sur la Perse sans pour autant les renverser. À la fin des années 1970, José Pivin entraîne son auditeur au Cameroun et le met face à un monde radicalement étranger grâce à une mélange de séquences de sons enregistrés sur le terrain avec des séquences de fiction sous forme de dialogues enregistrés en studio. Dix années plus tard, Franck Venaille fait résonner la langue étrangère pour elle-même, plaçant ainsi l’auditeur francophone dans une écoute sensorielle plutôt qu’intellectuelle, qui sollicite une imagination active. À l'orée du XXIe siècle, en faisant s’entrecroiser des voix parlant différentes langues aussitôt traduites par un traducteur, Anne Penders semble mettre en évidence une fluidité interlinguistique qui finit cependant par produire chez l’auditeur le sentiment de la profondeur irréductible de toute langue et de toute pensée. Paradoxalement, la prise de conscience des potentialités offertes par la matérialité de la voix s’accompagne d’une inquiétude croissante quant au pouvoir que possèderait la radio de « faire effraction dans le réel[21] ». Cependant cette déconstruction progressive du mythe de la radio comme présence immédiate ne fait que rendre plus sensible les affinités entre la radio et la littérature : le réalisateur des documentaires radiophoniques comme l’écrivain produisent des figurations du réel dont les enjeux sont, aussi, esthétiques.

L’interrogation sur les conditions radiophoniques de perception et d’expression du réel n’est pas étrangère à la production sonore analysée par Alexandra Wiktorowska, Pig Iron. À première vue ce podcast natif en sept épisodes, diffère radicalement des créations analysées par C. Pardo. A. Wiktorowska le situe d’ailleurs d’emblée dans un ensemble distinct de la littérature : le journalisme narratif ou journalisme littéraire, c’est-à-dire une pratique dont la visée est d’abord décidément informative et qui, sans perdre de vue l’objectif de dire la vérité, met en œuvre des procédés généralement associés à la littérature de fiction dans le but de mieux capter l’attention de l’auditeur et d’emporter son adhésion. Les liens de Pig Iron avec le journalisme apparaissent d’ailleurs à plusieurs niveaux : la production par une start-up journalistique, le parcours professionnel de la réalisatrice, la place centrale des entretiens avec les témoins et de l’exploration de documents (journaux, notes écrites ou enregistrées), le sujet lui-même, puisqu’il s’agit de la mort, au Soudan du Sud en 2016, d’un jeune pigiste qui s’est engagé aux côtés des rebelles. Enfin, Pig Iron s’inscrit plus largement dans un mouvement de renouveau journalistique, manifeste sur différents supports, qui se traduit par des productions indépendantes, au format long et à la subjectivité assumée. Dans le domaine sonore, ce mouvement a été marqué par les succès, aux États-Unis, des séries Serial et S-Town. Il ne faut donc pas perdre de vue que le cadre théorique de l’analyse d’A. Wiktorowska est différent de celui de l’article précédent, non seulement parce qu’il rattache son objet au champ médiatique mais aussi parce qu’il se situe dans la lignée de travaux anglo- et américanophones sur le journalisme littéraire ou le roman de non-fiction, dont le modèle reste De sang-froid de Truman Capote. C’est sans doute cette différence d’approche qui dissimule les convergences du podcast étudié avec des interrogations qui habitent la littérature contemporaine. Or celles-ci existent bien. Tout d’abord parce que le podcast opère un recul critique sur la pratique qui est à son origine : la quête retracée ne porte pas tant sur les circonstances de la mort du journaliste que sur le cheminement qui l’a mené du journalisme à la lutte armée. L’histoire gagne ainsi une dimension symbolique, faisant écho à la quête de la réalisatrice, jalonnée de doutes partagés avec les auditeurs, sur la dimension éthique et sur les enjeux de son travail. D’autre part, le podcast rend audibles des sons infimes enregistrés sur le terrain (bruits de pas, portes qui claquent...), les respirations, les inflexions des voix et même les silences prolongés – encore plus sensibles lors d’une écoute au casque –, qui participent d’une expérience esthétique. Enfin, l’enquête ne débouche sur aucune réponse, laissant l’auditeur aux prises avec un réel éclaté et opaque.

Pour finir, en déplaçant le focus vers les processus de légitimation des pratiques culturelles, Julian Preece montre comment une étude sur les relations entre journalisme, radio et littérature peut croiser une histoire des relations entre les sexes. Son article est consacré à Ingeborg Bachmann (1926-1973), auteure autrichienne majeure et grande figure féministe. Depuis Rome, où elle réside dans les années 1954-1955, Bachmann écrit une série de reportages sur l’Italie pour la radio de Brême. L’article de Julian Preece met en lumière les modalités de cette collaboration (les textes sont rédigés par Bachmann, dictés par téléphone puis lus à l'antenne), son soubassement économique (la radio est alors pour beaucoup d’écrivains germanophones un moyen de gagner leur vie), ainsi que la longue invisibilisation de la pratique dans l’histoire littéraire et culturelle (retrouvés par hasard à la fin des années 1990, ces textes n’ont pas jamais attiré l’attention des chercheurs). Bachmann elle-même a d’ailleurs toujours pris ses distances avec sa production pour la radio où elle intervenait sous pseudonyme. Pourtant, un retour sur ces textes, jugés mineurs dans l’œuvre d’une grande écrivaine, jette une lumière fort éclairante sur le roman Malina, publié en 1971 et considéré comme la plus grande réussite de Bachmann. Selon Julian Preece, le dispositif narratif complexe qui fait la célébrité de ce roman s’enracine dans l’ « affaire Montesi », qui a agité l’Italie au milieu des années 1950 : un corps de femme, échoué sur une plage à proximité de Rome, victime d’un viol impliquant des personnages haut placés. Bachmann relaie largement l’affaire dans ses reportages, mais, curieusement, elle ne veut pas y voir plus qu’un fait divers, adoptant un point de vue proche de celui du gouvernement italien, qui cherche à étouffer l’affaire. Selon Julian Preece, c’est Bachmann elle-même qui a ainsi fait taire son point de vue féminin sur l’affaire pour mieux répondre aux attentes conformistes de ses auditeurs. Ce geste n’a par la suite jamais cessé de hanter son œuvre. Certes, la forme mineure va ici de pair avec un conformisme décevant dont Bachmann se départira dans son œuvre littéraire mais il ne fait pas de doute que l’écriture pour la radio doive être prise en compte si on veut appréhender pleinement l’œuvre littéraire de l’autrice de Malina.

6. Éthique et politique du reportage radiophonique

Si littérature et radio entretiennent des relations privilégiées, leur association dans le cadre du reportage radiophonique, qui emprunte ses techniques à la narration littéraire, ne vise pas seulement à répondre à ce désir de « belle radio » qu’évoquent Pierre-Marie Héron et Christophe Deleu. L’histoire du documentaire radiophonique et le nouvel essor qu’il connaît depuis deux décennies s’écrivent en miroir des crises sociales et des luttes politiques. Il ne s’agit pas uniquement d’enregistrer le réel, mais de mettre le monde sur écoute pour faire entendre des voix peu représentées dans l’espace public, et contester les régimes d’audibilité et de visibilité en vigueur. Ce dernier axe propose ainsi d’explorer les enjeux politiques du reportage sonore : élucider et déchiffrer une société complexe ; expérimenter une forme de démocratie narrative dans l’espoir de tisser, selon le vœu de Pierre Rosanvallon, « à partir de multiples récits de vie et prises de parole, les fils d’un monde commun[22] » ; faire du documentaire radiophonique le vecteur de revendications portées par des collectifs militants. L’histoire du reportage radiophonique le montre à bien des égards : la représentation des voix, en particulier celles des « invisibles », constitue un enjeu fort, que l’on retrouve au centre des émissions de radios associatives, comme le rappelle Tudi Crequer, ou plus largement de la radio de service public. Mais cette intention politiquement vertueuse dans le souci démocratique affiché soulève de nombreuses questions quant aux dispositifs techniques, aux modes de captation, de montage des voix et de choix d’écriture. Quelle scénographie adopte le reporter radio – apparition ou mise en retrait du reporter – et quels sont les effets suscités ? Entre contextualisation ou refus d’accompagner les témoignages d’un discours d’escorte, ce sont des logiques de montage différentes et leurs implications éthiques et politiques qui sont ici étudiées, selon que sont privilégiées les voies de l’éclatement polyphonique ou de l’immersion narrative, de la reprise mimétique ou de la quête d’un langage alternatif.

Comment s’opère le choix du sujet et du terrain ? Comment l’enquêteur entre-t-il en contact avec les interviewés ? Quelle relation noue-t-il avec les personnes rencontrées ? Comment sélectionner les paroles ? Ces questions, que les disciplines du terrain et les arts relationnels ont en partage, impliquent d’entrer dans les coulisses de la fabrique du reportage, pour mettre au jour les méthodes de l’enquête et les enjeux soulevés par chacune de ses étapes. Des gestes d’enregistrement à la restitution aux enquêtés, en passant par le traitement énonciatif des paroles et les manières de les agencer[23], les pratiques du documentaire radiophonique engagent des choix techniques et des partis pris éthiques que les articles rassemblés dans ce dernier volet interrogent.

Spécialiste du documentaire radiophonique, Christophe Deleu analyse ici les spécificités de la relation qui se noue entre l’interviewer et l’interviewé dans le cadre du reportage journalistique en la comparant à d’autres types de relation engageant un dialogue, plus ou moins marqué par la convivialité, le détachement ou le rapport de forces. Comparée tour à tour à la familiarité de l’ami ou aux méthodes du sociologue, du psychologue, du policier ou du magistrat, la pratique du journaliste radio se distingue par son caractère tâtonnant tant elle comporte des risques éthiques – la transgression des frontières entre public et privé, entre demande d’informations et pression exercée sur un témoin – qui témoignent de la nature « hybride, incomplète » de la relation entre l’interviewer et l’interviewé. Si les limites de la captation des voix sont pointées, Christophe Deleu tient cependant à distance l’inflation éthique qui entoure les pratiques contemporaines de l’enquête contemporaine : ce qui prime, pour le journaliste radio, c’est la production d’une émission. Autrement dit, l’horizon de l’entretien demeure orienté par une visée pragmatique, professionnelle, ce qui met bien en évidence la frontière qui sépare le documentaire radiophonique et les pratiques relationnelles qui redéfinissent l’art et la littérature en reléguant au second plan l’idée même d'œuvre en tant que produit fini.

Un tel écart est d’autant plus sensible dans la pratique de la publication qui accompagne certaines émissions. Madeleine Martineu analyse ainsi les enjeux de la mise en recueil d’une sélection d’épisodes de la célèbre émission « Les Pieds sur terre » fondée par Sonia Kronlund en 2002 sur France Culture. La parution du livre en 2012[24] permet de faire retour sur ce projet radiophonique, dont Madeleine Martineu étudie les visées esthétiques et politiques, entre goût du storytelling et désir de proposer un espace susceptible de remédier à un défaut de représentativité politique. Tout en réinscrivant le projet de Sonia Kronlund dans le sillage d’émissions similaires (« Là-bas si j’y suis » en France, mais aussi « Strip-Tease » et « This American Life » aux États-Unis), la chercheuse montre que la circulation du dispositif, de la radio au livre imprimé (paru chez Actes Sud, éditeur des œuvres de Svetlana Alexievitch en France) renforce la proximité de ce type d’émission avec l’essor des livres de voix. En retraçant les histoires et horizons respectifs du documentaire et du reportage radiophoniques, la chercheuse élucide le flottement terminologique qui entoure l’émission : s’il s’agit bien de prolonger le geste de sortie du studio et de refus du direct pour proposer une couverture géographique et sociale la plus diverse possible, la revendication de diffuser « Trente minutes de reportage sans commentaire » reflète une tension entre reportage et témoignage, entre un genre traditionnellement marqué par la présence du journaliste et le fantasme d’une parole livrée sans médiation. L’étude des seuils du projet montre néanmoins que ce vœu d’effacement est compensé par les introductions des épisodes et la préface du livre, lieux d’explicitation du protocole d’enquête, ou espace d’avertissement, qui dessinent pour l’auditeur un horizon d’écoute. Reprenant les analyses de Sylvie Servoise, Madeleine Martineu montre enfin comment l’émission, qui prend son impulsion dans le contexte de montée de l’extrême-droite en France, reconduit l’imaginaire démocratique porté par les narrations polyphoniques : il s’agit, pour reprendre la formule de Pierre Rosanvallon, de constituer l’espace radiophonique comme un « Parlement des invisibles », et de faire du reportage ou du livre le lieu de représentation d’une communauté dissensuelle. Pour Madeleine Martineu, ces enjeux politiques invitent toutefois à souligner les divergences entre les livres de voix et le projet de Sonia Kronlund, qui met à distance l’élan empathique caractérisant la posture de nombreux auteurs contemporains, et réaffirme la croyance dans les pouvoirs du storytelling, tenu à distance par une littérature contemporaine qui se pense davantage comme lieu d’élaboration de contre-récits. 

Cette confiance dans les pouvoirs de la narration sur les ondes, on la retrouve dans l’article qu’Aurélia Kalisky consacre au documentaire radiophonique Rwanda 1999 : revivre à tout prix que Madeleine Mukamabano a réalisé pour France Culture en collaboration avec le réalisateur radio Mehdi El Hadj. Mais il s’agit d’une confiance conditionnée au statut et à la position qu’adopte la journaliste rwandaise exilée en France au regard de l’histoire du génocide rwandais. Distribué en cinq épisodes dans le cadre de l’émission « Carnets de voyage », le reportage de Madeleine Mukamabano retrace la généalogie de la pensée ethniciste et de la violence génocidaire et dresse un portrait de la société rwandaise dans l’immédiat après-coup de l’événement. Contrairement à des approches du génocide rwandais par des tiers occidentaux – on pense bien sûr au journaliste et écrivain Jean Hatzfeld – à destination d’un public occidental, le documentaire Rwanda 1999 doit sa qualité au point de vue situé de Madeleine Mukamabano, intellectuelle de la diaspora, dont une partie de la famille, considérée comme tutsie par l’idéologie ethniciste, a été tuée au cours des massacres ou des génocides. Le regard porté sur le génocide rwandais, depuis cette position d’exilée, est aussi un regard informé par les sciences humaines et sociales. Aurélia Kalisky rappelle comment la journaliste passe du statut d’assistante et experte rwandaise auprès des journalistes français, victime par conséquent d’une forme d’ « injustice épistémique » puisque les savoirs sont médiatisés par des tiers occidentaux qui instrumentalisent les ressources des spécialistes rwandais sur le sujet, au statut de réalisatrice dans un contexte médiatique et politique tendu – l’implication de l’État français dans le génocide est encore un sujet brûlant – où la « perspective occidentale est omniprésente et omnipotente ». Au cours d’un séjour d’une semaine et demie, Madeleine Mukamabano enquête auprès des rescapés et des tueurs, puis complète cette collecte de voix par d’autres entretiens menés avec des intellectuels (historiens, chercheurs en sciences sociales…) et des exilés tutsis. Cette multiplicité des points de vue montre les affinités du reportage avec le récit de voyage (le reportage propose une entrée poétique et travaille l’immersion des auditeurs dans le paysage sonore rwandais), mais aussi avec l’histoire orale et l’enquête ethnographique auxquels il semble emprunter ses méthodes et son ambition historiographique mais aussi politique. Aurélia Kalisky met l’accent sur la spécificité de la relation qui se noue entre la journaliste et les rescapés du génocide : à la fois dedans et dehors, impliquée et dans une recherche d’objectivation, Mukamabano, en position de tiers issu de la diaspora, recueille les voix tout en s’en protégeant également, se regardant en miroir de ce que rapportent ces voix, puisque les traumas post-génocidaires dont il est question au cours de ces reportages renvoient à sa propre histoire, même si cette histoire personnelle est estompée, tenue à distance dans le cadre du documentaire.

Dans le prolongement de ces analyses sur les liens entre pratiques de la collecte de voix et traumas, l’article de Lucie Kempf invite à approfondir le questionnement sur l’usage des voix dans les productions contemporaines en opérant un pas de côté en direction du théâtre documentaire, dont la chercheuse retrace l’histoire à grands traits, parallèlement à l’évolution des médias. Apparaît d’emblée en creux, dans cette histoire parallèle, l’ambition politique d’un théâtre documentaire qui s’est employé à contrer les discours dominants par le dispositif du montage. Cette ambition politique constitue le projet même du KnAM, théâtre russe exilé en France, mais qui prend son impulsion dans une ville de Sibérie orientale construite par les prisonniers du goulag. Lucie Kempf étudie le protocole de création et le dispositif esthétique de ce théâtre de terrain polyphonique, qui mêle son et vidéo : en s’appuyant sur les témoignages oraux de Russes du passé, victimes des violences de l’Histoire, et de ceux du présent, la compagnie de Tatiana Frolova tente de raviver un passé occulté et travaille à rebours d’une mémoire falsifiée. Centré sur la voix, le théâtre KnAM reconduit un certain héritage du phonocentrisme que partagent nombre de créations contemporaines : expérimentation de techniques vocales visant à libérer la voix dans l’espoir d’atteindre l’inconscient des spectateurs ; explorations des modulations de la voix en contraste avec la diction uniformisée des speakers dans les médias. Jouant sur la polysémie du terme, Lucie Kempf montre comment la compagnie s’engage dans une entreprise de restitution de la voix (au sens de rendre ce qui a été volé), rejoignant ainsi la visée réparatrice que certains critiques considèrent comme l’une des marques saillantes des pratiques artistiques contemporaines.

 

Notes

[1] Nous pensons notamment à plusieurs colloques qui ont donné lieu aux publications suivantes : Christophe Deleu & Pierre-Marie Héron (dir.), Komodo 21, n°18, 2022, « Le désir de belle radio aujourd’hui : le documentaire » ; Laurent Demanze & Anna Saignes (dir.), Recherches & Travaux, n°98, juin 2021, « Raconter, décrire, intervenir : la politique du reportage » ; Frédérique Leichter-Flack & Alexandre Gefen (dir.), Colloques fabula, 2022, « Les Livres de voix : narrations pluralistes et démocratie ».

[2] V. Alison James & Dominique Viart (dir.), Fixxion, n°18, juin 2019, « Les littératures de terrain ».

[3] V. Lionel Ruffel, « Un réalisme contemporain : les narrations documentaires », Littérature, n°166, 2012, p. 13-25.

[4] V. Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête : portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur, Paris, José Corti, « Les Essais », 2018 ; Mathilde Roussigné, Terrain et littérature : nouvelles approches, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, « L’Imaginaire du Texte », 2023.

[5] V. également Éléonore Devevey & Jacob Lachat (dir.), Contextes, n°32, juin 2022, « Anthropologie et études littéraires : contacts, transferts, imaginaires ».

[6] Aline Caillet, Dispositifs critiques : le documentaire, du cinéma aux arts visuels, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014 et Aline Caillet & Frédéric Pouillaude (dir.), Un art documentaire : enjeux esthétiques, politiques et éthiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « AEsthetica », 2017.

[7] Christophe Deleu, Le Documentaire radiophonique, Paris, L’Harmattan/INA, « Mémoires de radio », 2013.

[8] Cité par Brigitte Chapelain & Zhao Alexandre Huang (dir.), Hermès, n°92, 2023, p. 14.

[9] Voir Johannes Fabian, Time and the Other: How Anthropology Makes its Object, Columbia University Press, 1983 et Aline Caillet, Dispositifs critiques, op. cit.

[10] Christophe Deleu, Le Documentaire radiophonique, op. cit.

[11] Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967.

[12] Brigitte Chapelain & Zhao Alexandre Huang (dir.), op. cit.

[13] Ibid., p. 15.

[14] Sur ce point, voir notamment dans le numéro l’article d’Olivier Thuillas et Louis Wiart, « Podcasts natifs : de nouvelles voix à écouter ? », Hermès, n°92, 2023, p. 93-97. Ces chercheurs montrent que l’explosion du podcast s’accompagne de l’essor des récits de vie et des partages d’expériences, dont le succès s’explique par un idéal d’intimité qui se joue à un triple niveau : des conditions d’enregistrement hors studio, chez l’interviewé ; une forte implication du documentariste à la première personne qui explicite son lien avec la thématique du podcast ; une écoute au casque qui permet une réception plus solitaire.

[15] V. Pierre-Marie Héron, Marie Joqueviel-Bourjea & Céline Pardo (dir.), Poésie sur les ondes. La voix des poètes producteurs à la radio, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018 et Céline Pardo, La Poésie hors du livre (1945-1965). Le poème à l’ère de la radio et du disque, Paris, PUPS, 2015.

[16] Manon Houtart & Florence Huybrechts (dir.), Textyles, n°65, 2024, « Littérature et radio ».

[17] Jean-Pierre Martin, La Bande sonore : Beckett, Céline, Duras, Perec, Pinget, Queneau, Sarraute, Sartre, Paris, José Corti, « Les Essais », 1998.

[18] Olivier Thuillas & Louis Wiart, « Podcasts natifs : de nouvelles voix à écouter ? », Hermès, n°92, 2023, p. 93-97.

[19] C’est le cas, par exemple de Siobhan McHugh, dans l’article « The Narrative Podcast as Digital Literary Journalism: Conceptualizing S-Town », Literary Journalism Studies, n°13 (1 & 2), 2021, p. 101-129.

[20] Céline Pardo, « Penser la radio en littéraire : quelques questionnements de radiolittérature », Elfe XX-XXI [En ligne], n°8, 2019, URL : http://journals.openedition.org/elfe/1025, consulté le 04 avril 2024.

[21] Pour reprendre le titre d’un ouvrage collectif sur l’œuvre de l’écrivain et journaliste Emmanuel Carrère, v. Laurent Demanze et Dominique Rabaté (dir.), Emmanuel Carrère : faire effraction dans le réel, Paris, P.O.L, 2018.

[22] Pierre Rosanvallon, Le Parlement des invisibles, Paris, Seuil, « Raconter la vie », 2014, p. 23.

[23] Fanny Dujardin a attiré l’attention sur ces enjeux dans son article : « Écrire avec les voix des autres : quels enjeux éthiques derrière le “beau documentaire” ? », Komodo 21, n°18, 2022, op. cit.

[24] À cette mise en recueil s’ajoute désormais L’Homme aux mille visages (Paris, Grasset, 2024), livre dans lequel Sonia Kronlund poursuit les pistes d’une enquête menée dans le cadre d’un seul reportage-radio réalisé en 2017.

 

Autrices

Aurélie Adler est maîtresse de conférences en littérature française à l’Université de Picardie Jules Verne. Elle est l’autrice d’Eclats des vies muettes. Figures du minuscule et du marginal dans les récits de vie de Pierre Michon, Pierre Bergounioux, Annie Ernaux et François Bon (Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2012). Ses travaux portent sur les devenirs des formes narratives contemporaines et leurs enjeux éthiques et politiques. Elle a codirigé récemment avec Stéphane Bikialo, Karine Germoni et Cécile Narjoux, Editions Verticales, ou comment éditer et écrire debout (Classiques Garnier, 2022) et Une décennie de littérature en France (2011-2021) avec Mathieu Messager (Colloque Fabula, « Le fond de l’air », 2024).

Maud Lecacheur est maîtresse de conférences en littérature française contemporaine à l’Université Grenoble Alpes. Elle est l’autrice d’un essai intitulé Une littérature de l’écoute : collectes de voix de Georges Perec à Olivia Rosenthal (2024). Ses travaux portent sur les enjeux éthiques et politiques qui entourent la littérature documentaire et l’usage des témoignages. Elle a publié plusieurs articles sur les livres de voix, ainsi que sur les œuvres de François Beaune, Jean-Paul Goux, Jean Hatzfeld et Olivia Rosenthal.

Anna Saignes est professeur des universités en littérature comparée à l'Université de Lorraine. Ses recherches portent sur les relations entre littérature, histoire et politique. Elle s’intéresse en particulier aux dystopies, ainsi qu’au journalisme littéraire, ou reportage, dans les pays de l'Europe centrale et de l'Est. Elle est l’auteur des ouvrages suivants : S. I. Witkiewicz et le modernisme européen (Grenoble, Ellug, 2006) et La Pensée politique de l’anti-utopie (Paris, Champion, 2021). Elle a codirigé récemment, avec Anne-Marie Monluçon, Le Voyage en Europe des écrivains polonais (Grenoble, Recherches & Travaux, n°89/2016) et Le Voyage lointain des écrivains-voyageurs polonais (Paris, Slovo, n°51/2021) ; avec Laurent Demanze, Les Politiques du reportage (Recherches & Travaux, n°98/2021).

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Aurélie Adler, Maud Lecacheur, Anna Saignes

This introduction presents the articles collected in issue XX of the journal Komodo 21, which aim to initiate a an intermingling of the fields of radio and literature around the aesthetic, ethical and political issues raised by the increased use of testimonies and interviews. Since the 2000s, at the intersection of journalism and literature, books containing investigations, long-term reports and collections of testimonies – acclaimed by both critics and the public – have proliferated. This dossier explores the ways in which...

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