Abstract
The Nineteenth-Century novel is full of supernumeraries who appear briefly in the background of the story. Their time of existence is characterized by the limitation of their narrative space, which clashes with the length of time allowed the main characters. Nevertheless, their brief apparitions have consequences on the narrated time of the novel. Supernumeraries give the measure of the moment at the scale of fiction. They contribute to the elaboration of the narrative rhythm in which the main characters evolve. They also embody different temporal layers, fictional as well as historical.
Keywords
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Il battait les quartiers les plus éloignés et les plus opposés ; il coudoyait les populations les plus diverses. Il allait, marchant devant lui, fouillant d’un œil chercheur, dans les multitudes grises, dans les mêlées de foules effacées ; tout à coup, s’arrêtant et comme frappé d’immobilité devant un aspect, une attitude, un geste, l’apparition d’un dessin sortant d’un groupe. […]
D’un bout à l’autre de Paris, il vaguait, étudiant les types saillants, essayant de saisir au passage, dans ce monde d’allants et de venants, la physionomie moderne, observant ce signe nouveau de la beauté d’un temps, d’une époque, d’une humanité […] [1].
Ainsi Coriolis, en quête d’inspiration pour un tableau, va-t-il chercher dans la rue la rencontre providentielle, instantanée. C’est dans les figures d’anonymes et d’inconnus qu’il tente de saisir « la physionomie moderne », la nouveauté, la beauté emblématique, un signe du temps. La foule d’inconnus est en effet un motif récurrent dans le roman et la peinture du XIXe siècle. De Balzac à Zola, du narrateur de La Fille aux yeux d’or décrivant la population parisienne aux nombreux romans de foule de la fin du XIXe siècle [2], la masse d’anonymes intrigue. Alors que l’on commence à identifier la population mais que les papiers d’identité ne sont pas généralisés [3], l’appréhension extérieure de l’individu est un mode de connaissance privilégié. La littérature, Benjamin lecteur de Simmel [4] le note, fonctionne d’ailleurs peut-être comme un outil heuristique pour « désinquiéter » le social, à la manière des physiologies qui dressent les portraits de types anonymes mais identifiables par certains traits. La littérature porterait donc la trace d’une certaine expérience du social, celle du croisement rapide d’inconnus souvent anonymes dans les rues. La foule n’est d’ailleurs pas toujours inquiétante et dangereuse, elle n’est pas uniquement réminiscence des mouvements révolutionnaires et entité prête à déraper ainsi que l’appréhendent généralement les psychologues de la fin du XIXe siècle [5] : elle peut être simplement élément du paysage, « agrégat involontaire et éphémère d’individus [6] », flot plus ou moins compact et nombreux, actrice principale et paradoxale de la rue évoluant à l’arrière-plan du roman. Or cet élément du décor, cette population d’arrière-plan, peut aussi être appréhendé d’un point de vue « temporel ». Non seulement spatialisés, il semble que les individus anonymes qui composent cette population d’arrière-plan soient également porteurs d’une temporalité singulière.
Des tableaux de Coriolis au roman des Goncourt, on trouve donc le même intérêt de peintre de la vie moderne pour la foule et pour les figures fugitives qui la composent, ces « allants » et « venants » qui apparaissent pour disparaître et que l’on peut qualifier, dans le système des personnages, de « figurants ». Les figurants se définissent négativement par rapport aux personnages de roman. Privés d’identité et voués à l’anonymat, majoritairement inconnus des personnages, ils apparaissent, brièvement, une seule fois dans le roman. Dans le cadre du roman de type réaliste et naturaliste où la « quantité [7] » d’apparition fait le personnage, ainsi que l’a montré Isabelle Daunais, n’apparaître qu’une fois pour disparaître ensuite pour toujours et sans avoir accédé à la moindre identité constitue une position pour le moins fragile. Pour autant, ces figurants qui évoluent majoritairement à l’arrière-plan « existent » bien dans un espace et dans un temps particuliers sur lesquels nous souhaiterions ici nous pencher en les abordant à partir de deux romans, Manette Salomon des Goncourt et L’Éducation sentimentale de Flaubert. Le choix de ces deux romans est lié aux nombreuses similitudes structurelles [8] qu’ils entretiennent : les deux textes couvrent une vaste période qui commence en 1840 et s’étend jusqu’aux années 1860 afin de faire le récit de plusieurs vies dans Paris. Les deux romans présentent en outre un système des personnages fait de plusieurs pôles, où principaux et secondaires ont tendance à se mêler, et déploient un espace romanesque dans lequel la séparation entre arrière et premier plan, narratif et descriptif, se fait plus ténue. Dans ces contextes, les figurants prolifèrent et offrent un terrain favorable à l’étude de la temporalité qui leur est associée.
Nous voudrions plus précisément nous intéresser aux spécificités du temps d’existence romanesque accordé à ces figurants et à ces figurantes et aux rôles joués par cette temporalité. Le temps d’existence romanesque assimilé dans le texte au temps raconté peut cependant inclure également le temps vécu [9] très réduit des figurants. L’hypothèse que nous faisons est que le temps d’existence romanesque des figurants permet de faire l’expérience de l’instant, donc d’un « très petit espace de temps [10] », à l’échelle du temps du roman. Dans un contexte où les existences ne peuvent être saisies et racontées dans l’entièreté de leur durée, la longueur des unités se redéfinit et l’instant devient alors peut-être ce qu’incarnent les figurants. Mais « l’instant », comme le note Georges Poulet, est une notion en tension, dont nous tenterons de voir les implications :
Il faudrait inventer une mesure de l’instant. Car ses dimensions varient. Tantôt il se trouve réduit à son instantanéité même : il n’est que ce qu’il est, et, en deçà, au-delà, par rapport au passé, à l’avenir, il n’est rien. Et tantôt, au contraire, s’ouvrant sur tout, contenant tout, il n’a plus de limites [11].
Ainsi nous nous intéresserons à la façon dont le narrateur élabore une expérience de l’instant à l’aide des figurants, mais nous verrons également ce que peut contenir cet instant. Ce parcours nous permettra également d’entrevoir la façon dont s’établit, encore, un système hiérarchique des personnages à travers l’accès à une certaine temporalité, en l’abordant par l’entrée « figurants » [12]. Quel temps, quelle temporalité, les figurants, qui n’apparaissent qu’une seule fois, introduisent-ils ou font-ils voir ? Quelle influence cette temporalité exerce-t-elle sur le reste du personnel romanesque ? Nous nous pencherons d’abord sur le temps d’existence accordé aux figurants dans les romans étudiés et sur la tension qui s’y joue, puis nous envisagerons le rythme romanesque comme le fruit de la composition des figurants. Enfin, nous nous pencherons sur l’expérience temporelle offerte par l’apparition des figurants aux personnages, mais aussi aux lecteurs et lectrices.
1. Un temps d’existence romanesque en tension
Afin d’analyser la temporalité associée aux figurants, nous pouvons commencer par nous intéresser à l’espace et au temps qui leur sont échus dans les romans du corpus. Alex Woloch a théorisé la notion de « character-space » pour décrire la répartition de l’espace romanesque en fonction du degré d’importance des personnages dans le roman de type réaliste du XIXe siècle. Il constate ainsi que l’espace des personnages principaux se construit au détriment de celui des « minor characters » et que cela entraîne une hiérarchie qui serait le reflet de la structure de la société au XIXe siècle [13]. Sans suivre toutes ses analyses, nous pouvons ici nous intéresser de façon très concrète à la quantité d’espace textuel dont disposent les figurants pour exister. Par opposition aux personnages principaux, dont l’existence se mesure à l’échelle du livre, et aux personnages secondaires qui apparaissent et disparaissent [14] de façon intermittente, les figurants existent dans un espace plus restreint. Ce sont les contours d’une existence textuelle extrêmement limitée qui se dessinent ici, dont nous pouvons distinguer plusieurs degrés : l’échelle de la phrase, de quelques lignes, de la micro-scène.
Dans la rue s’éveillaient les premiers bruits de la grande ville. Le travail allait à l’ouvrage, les passants commençaient. […] il y avait dessous des ombres de misère et de sommeil, des gens des halles, des ouvriers de cinq heures, des silhouettes sans sexe qui balayaient, tout ce peuple du matin qui passe, au pied du plaisir encore allumé […] [15].
La pluie avait fini de tomber. Les passants, réfugiés entre les colonnes du Garde-Meuble, s’en allaient. Des promeneurs, dans la rue Royale, remontaient vers le boulevard. Devant l’hôtel des Affaires étrangères, une file de badauds stationnait sur les marches [16].
Par les deux fenêtres ouvertes, on apercevait du monde aux croisées des autres maisons, vis-à-vis [17].
Il [Deslauriers] aborda cyniquement une grande blonde vêtue de nankin. Après l’avoir considéré d’un air maussade, elle dit : – « Non ! pas de confiance, mon bonhomme ! » et tourna les talons [18].
L’existence des figurants se mesure à l’échelle de la phrase dans le cas des « passants », des « promeneurs », du « monde », de quelques lignes pour le « travail », les « passants, les « ombres », les « gens des halles », les « silhouettes sans sexe » et de deux lignes et demie pour la « grande blonde vêtue de nankin », dont l’apparition constitue également une micro-scène comique. Il s’agit bien d’existences condensées, seulement « aperçues », ainsi qu’en témoigne l’usage du verbe dans le troisième exemple. Une différence de traitement est à noter dans l’emploi du temps verbal. La micro-scène de la grande blonde est au passé simple, bien clôturée, tandis que les visions de passants sont à l’imparfait, comme suspendues dans un temps parallèle indéfini, dans lequel les passants ne cessent d’être en mouvement, et composent ainsi une sorte de toile de fond de la grande ville, un arrière-plan tout autant spatial que temporel. On le constate déjà : même caractérisés davantage, les figurants ne font que passer, sont constamment pris dans un mouvement de « fuite » hors de la représentation romanesque et hors de l’intrigue. L’espace textuel circonscrit qui est réservé aux figurants, entre donc en tension avec l’aspect temporel dans lequel ils apparaissent. Il semble en effet qu’à la limitation de l’espace corresponde paradoxalement une illimitation verbale. Les verbes dont les figurants sont les sujets sont ainsi le plus souvent conjugués à l’imparfait [19] ou au présent de narration, deux temps dont l’aspect imperfectif exprime une durée, une action en cours de déroulement. On peut le constater dans l’exemple précédemment cité : « les passants […] s’en allaient », « des promeneurs […] remontaient », « une file de badauds stationnait ». Le mouvement dans lequel les figurants sont aperçus n’est pas circonscrit, semble se poursuivre indéfiniment et rejoindre l’une des valeurs de l’imparfait, considéré par Weinrich comme le temps « de l’arrière-plan [20] », dont le but serait de « mettre en relief » le passé simple, temps du premier plan. Les figurants n’ont bien sûr pas l’apanage de l’imparfait, mais le narrateur en fait dans leur cas un usage spécifique. Dans les romans étudiés, on peut constater que plus l’arrière-plan s’étend, plus il donne prise à l’analyse. La temporalité propre aux figurants peut donc être envisagée comme une temporalité d’arrière-plan, dont le rôle serait peut-être d’encadrer celle des personnages principaux et secondaires, et de rappeler, à la manière d’un effet de réel, qu’un temps existe bien qui s’écoule indépendamment de l’intrigue.
L’imparfait n’est cependant pas le seul temps à avoir un aspect imperfectif, et le présent dispose aussi de cet aspect. De la même manière, certains figurants aperçus et donnés à voir au présent semblent figés dans un surgissement instantané et illimité. Ainsi, au début du chapitre XLII de Manette Salomon, les narrateurs décrivent la foule du Salon au présent de narration, réalisant ainsi un « tableau » presque concurrent de ceux du Salon :
C’est une foule, une mêlée. Ce sont des artistes en bande, en famille, en tribu ; des artistes gradés donnant le bras à des épouses qui ont des cheveux en coques, des artistes avec des maîtresses à mitaines noires ; des chevelus arriérés, des élèves de Nature coiffés d’un feutre pointu ; puis des hommes du monde qui veulent « se tenir au courant » ; des femmes de la société frottées à des connaissances artistiques, et qui ont un peu dans leur vie effleuré le pastel ou l’aquarelle ; des bourgeois venant se voir dans leurs portraits et recueillir ce que les passants jettent à leur figure ; de vieux messieurs qui regardent les nudités avec une lorgnette de spectacle en ivoire ; des vieilles faiseuses de copies à la robe tragique […]. Du monde de tous les mondes : des mères d’artistes, attendries devant le tableau filial […] ; des actrices fringantes […] ; des refusés hérissés […] ; des frères de la Doctrine chrétienne […] ; des modèles […] [21].
L’usage du présent de narration, parfois renforcé par le participe présent dans ce passage qui se fait hypotypose, permet de saisir comme une vision instantanée du public du Salon, formé d’une multitude de figurants qui font ici leur seule apparition. C’est bien un « moment » que donnent à lire les Goncourt, ainsi que l’a analysé Jacques Dubois :
[Les Goncourt] détachent le moment de la durée. Voulant fournir une vision très proche, une sensation très directe de celle-ci, ils isolent celui-là, en notent le surgissement même, en surprennent la singularité. C’est une mainmise quasi de l’intérieur sur l’écoulement du temps. Désormais, la description du moment semble libérée de tout lien avec ce qui précède et avec ce qui suit – mais il ne s’agit là que d’un effet « momentanément » provoqué [22].
L’aspect imperfectif du présent utilisé ne vient pas refermer la vision et en organise donc la suspension dans un temps indéfini parce qu’illimité. Les figurants disparaissent certes de la narration, mais cette disparition n’étant pas thématisée, leur présence n’étant pas clôturée, rien n’indique qu’ils ne continuent pas à évoluer dans cet arrière-plan entraperçu un instant. Il arrive toutefois que les figurants croisent la route des personnages principaux et accèdent au passé simple perfectif. C’est le cas dans l’exemple de « la grande blonde » qui, entrant en interaction avec Deslauriers, accède au premier plan auquel est associé le passé simple. Cette dernière accède en outre à une autre dimension de l’existence puisqu’elle a le droit à une réplique avant de « tourner les talons » et de sortir du champ des possibles de Deslauriers et du roman. Ce passage du temps de l’arrière-plan au temps du premier plan se joue également de façon emblématique dans la scène du retour des courses dans L’Éducation sentimentale :
À la hauteur des Bains chinois, comme il y avait des trous dans le pavé, la berline se ralentit. Un homme en paletot noisette marchait au bord du trottoir. Une éclaboussure jaillissant de dessous les ressorts, s’étala dans son dos. L’homme se retourna, furieux. Frédéric devint pâle ; il avait reconnu Deslauriers [23].
Celui qui ne semblait être qu’un figurant marchant dans la rue à l’imparfait, se révèle en se retournant au passé simple être l’un des personnages sinon principaux, du moins secondaires, du roman. La révélation de l’identité entraîne le changement de catégorie et se double d’un accès à une autre temporalité, perfective, qui clôture l’action et la transforme en « événement », à tout le moins en « moment ».
Constamment évincés de l’intrigue et du premier-plan par la limitation de l’espace textuel qui leur est accordé, les figurants forment le point de condensation d’une disproportion entre le temps vécu et le temps raconté. Si aucun roman ne parvient à raconter « toute » une vie, de la naissance à la mort, en passant par chaque instant vécu, de nombreux romans parviennent cependant à en saisir les grands moments et à peindre le tableau d’existences étendues. Les figurants n’accèdent pas à cette possibilité et le narrateur condense en une apparition toute une existence qui se laisse entrapercevoir. Ainsi, les passagers de la Ville-de-Montereau arrivent chargés des signes d’une existence :
À part quelques bourgeois, aux Premières, c’étaient des ouvriers, des gens de boutique avec leurs femmes et leurs enfants. Comme on avait coutume alors de se vêtir sordidement en voyage, presque tous portaient de vieilles calottes grecques ou des chapeaux déteints, de maigres habits noirs, râpés par le frottement du bureau, ou des redingotes ouvrant la capsule de leurs boutons pour avoir trop servi au magasin ; çà et là quelque gilet à châle laissait voir une chemise de calicot, maculée de café ; des épingles de chrysocale piquaient des cravates en lambeaux ; des sous-pieds cousus retenaient des chaussons de lisière […] [24].
Les figurants « ouvriers » et « gens de boutique » se conforment ici à un usage que le narrateur historicise, ou du moins assigne à une époque avec l’adverbe « alors » et qui consiste à porter des vêtements « sordides » pour voyager. Les vêtements choisis sont marqués par l’usure et le narrateur semble ainsi laisser, presque concrètement, des traces [25] de temporalité sur les figurants. L’aspect vieilli, usé ou taché inscrit bien un passé extra-diégétique des figurants, que l’on ne fait qu’entrevoir et qui ne sera pas développé. Toute une vie passée est résumée en une tache de café, en un habit déteint ou râpé qui dit les conditions de vie professionnelle du figurant anonyme. Les figurants appartiennent ici à l’arrière-plan de l’intrigue, mais même le croisement du chemin d’un personnage principal et l’accès à une micro-scène ne garantissent pas le rattrapage de la disproportion entre la vie et la narration. Ainsi cette figurante que côtoie Anatole au Louvre :
Avait-il tout observé et n’avait-il plus rien à voir ? il travaillait à peu près une petite heure, puis il allait causer avec une vieille copiste portant en toute saison la même robe de barège noire, tachée de couleurs, et une palatine en plumes d’oiseaux ; bonne vieille sentimentale, adorant les discussions métaphysiques, et qui, tout en parlant de son cœur, parlait toujours du nez.
Le plaisir quotidien d’Anatole était de la scandaliser par des paradoxes terribles, des professions de foi d’insensibilité, toutes sortes de paroles troublantes, au bout desquels la pauvre vieille femme s’écriait avec un accent de désespoir presque maternel :
– Mon Dieu ! il est sceptique en tout, sceptique en divinité, sceptique en amour ! – Et elle se mettait à pleurer, à pleurer sérieusement de vraies larmes sur le manque d’idéal de son jeune ami, et toutes les illusions qu’il avait déjà perdues [26].
La « vieille copiste » apparait chargée d’un temps biologique et s’inscrit dans la répétition « en toute saison ». Une caractérisation minimale est donnée qui concerne son habillement, ses goûts et elle accède également au discours direct. Pour autant, c’est sur le mode itératif que les Goncourt la font apparaitre et l’on ne croisera plus son chemin au sein de l’œuvre. Il ne sera plus question d’elle. L’existence de cette figurante anonyme est donc circonscrite à la narration d’une micro-scène, qui s’est apparemment jouée plusieurs fois. On voit ici la façon dont se creuse un écart entre le temps potentiellement vécu par cette « vieille » copiste, et le temps raconté qui lui est consacré, à savoir 16 lignes dans l’édition étudiée sur un roman de 468 pages. L’existence de la figurante se trouve condensée en une unique occurrence dans le récit. Cette disproportion joue de façon parallèle lorsque les figurants sont des nourrissons ou des enfants, points de départ non retenus par les narrateurs qui laissent ces existences potentielles de côté. En ce sens, les figurants fonctionnent comme des amorces d’existences romanesques qui ne sont jamais développées au sein du récit. Gérald Prince parle à propos des possibles ouverts par le texte littéraire de « périchronismes » et plus précisément d’« alternarré » et de « disnarré » pour qualifier des « virtualités désignées par le texte de manière explicite, [des] possibilités qui sont restées ou qui resteront, sans doute, irréalisées [27] ». On peut ici s’interroger sur la spécificité des figurants à cet égard et sur l’aspect « explicite » et construit des possibles qu’ils ouvrent, tant ceux-ci ne sont que rarement thématisés et se réduisent davantage à des signes, souvent vestimentaires, en marge de l’intrigue. Il semblerait que ces possibles se construisent davantage dans la réception que du côté de l’élaboration. Pour autant, une dimension temporelle est travaillée à l’arrière-plan qui se voit peut-être limitée par la temporalité des personnages principaux et qui pourrait être éclairée par l’analyse que fait Marie-Astrid Charlier de la tension entre « quotidianisation » et « potentiel » :
Aussi le processus de quotidianisation permet-il d’empêcher l’actualisation du potentiel, de ce qui aurait pu, pourrait, être ou avoir lieu. C’est encore en termes de centre et de marge que cette narrativité se déploie puisque le potentiel, configuré comme effet de roman, constitue dans le roman réaliste les marges et chemins de traverse du récit [28].
Cependant, dans le cas des figurants, le « potentiel » n’est pas toujours tant un « effet de roman » qui dévoierait l’intrigue réaliste en l’entraînant vers un univers trop « romanesque [29] », qu’une sorte d’« effet de réel » ou de construction d’un univers fictif référentiel, peuplé d’une population qui ne prend pas part à l’intrigue mais qui évolue à l’arrière-plan selon un rythme qui lui est propre.
Le temps consacré aux figurants par les narrateurs est donc très restreint. Si des rôles leur sont confiés, ils n’accèdent pas pour autant, dans le récit, au développement des possibles que l’on peut lire en eux. Leur existence est ainsi drastiquement circonscrite à la phrase ou au paragraphe dans lesquels ils surgissent. Les figurants apparaissent donc comme le lieu d’une tension entre clôture spatiale et illimitation temporelle, entre temps vécu et temps raconté. Quelles pourraient alors être les fonctions de cette temporalité d’arrière-plan ?
2. Les compositeurs du rythme romanesque
Caractérisés par la brièveté de leur apparition, les figurants introduiraient donc peut-être une autre mesure dans le temps du roman, celle de l’instant. Il se pourrait qu’ils participent du tempo romanesque, de la même manière qu’ils peuvent servir de décor. L’arrière-plan spatial se fait également temporel comme nous l’avons vu précédemment. Les figurants existant dans l’instant pourraient fonctionner, selon l’image bachelardienne, comme « ces instants sans durée [30] » qui composent la durée. Et ce seraient ces instants qui viendraient rythmer la temporalité romanesque. Ainsi, dans les scènes collectives, c’est la foule anonyme, les figurants d’arrière-plan, qui semblent entraîner les personnages principaux sur un rythme particulier. Au moment de la manifestation étudiante, c’est en observant « les étudiants » qui sortent « précipitamment » [31] que Frédéric est entraîné dans la manifestation et que le rythme semble s’accélérer. Inversement, retiré à la campagne, Coriolis est influencé par une autre temporalité incarnée par « le lent travail des bêtes et des gens [32] » qui viennent étirer la temporalité, déjà alentie, du roman. Un rapport de force s’établit ainsi entre les figurants et les personnages principaux. Si l’apparition des figurants dans le roman dépend des déplacements des personnages principaux, il n’est pas certain que ces derniers parviennent à leur imposer leur rapport au temps. Au contraire, les figurants appartenant au fond du roman déterminent peut-être le rythme de référence, la « temporalité zéro » sur laquelle les personnages inscrivent à leur tour leur propre rythme. Cette temporalité fonctionnerait ainsi comme l’effet de réel à fournir l’illusion d’une temporalité référentielle.
Dans Le Roman et les jours, Marie-Astrid Charlier pointe la façon dont « les personnages marginaux, artistes ou issus des bas-fonds, vivent, dans le roman réaliste, à contretemps par rapport aux rythmes des personnages du centre de la société et constituent un contrepoint aux modes de vie normés [33]. » Elle distingue deux formes de rapports au temps, l’un, externe, très contrasté dans le cas des personnages secondaires, l’autre, interne, caractérisé par « l’habitude, la reprise, voire l’ennui[34] » lorsque les personnages marginaux sont personnages principaux. Que se passe-t-il dans le cas des figurants qui constituent une marge narrative au sens où ils ne sont pas directement intégrés à l’intrigue, mais qui ne constituent pas nécessairement une marge sociale ? Leur supériorité numérique en fait-elle le « centre » de la société du roman, dont les personnages principaux ne constitueraient qu’une infime partie ? Leur temporalité, en tout cas, fonctionne bien comme un contrepoint mais celui-ci n’est pas thématisé. La conformité à l’ordre ou l’inadéquation de leur temps ne fait pas l’objet d’un discours narratorial étendu mais est posée comme cadre, comme norme permettant d’appréhender les spécificités de l’inscription temporelle des personnages principaux et secondaires. Des rappels à l’ordre temporel admis sont parfois délégués aux figurants : « des agents de police [35] » réveillent Frédéric, affaissé sur un banc au petit matin, le « peuple du matin [36] », passant sous les fenêtres du restaurant Philippe où festoie Anatole, vient rappeler qu’un rythme plus conventionnel et laborieux existe. Le rapport au temps des personnages principaux est ainsi confronté à celui de figurants moins libres de ne pas respecter les horaires. En un certain sens, le temps romanesque et malléable des personnages principaux se confronte ici à une temporalité d’arrière-plan plus réglée, ou du moins à l’illusion d’une temporalité référentielle.
L’incipit romanesque est notamment le lieu de l’inscription d’un certain rythme par rapport auquel les personnages peuvent se positionner. À l’incipit de L’Éducation sentimentale, Flaubert choisit d’inscrire la temporalité précipitée du départ, incarnée par des figurants « hors d’haleine », par des heurts, par l’absence de réponse des « matelots » qui dit leur occupation :
Des gens arrivaient hors d’haleine ; des barriques, des câbles, des corbeilles de linge gênaient la circulation ; les matelots ne répondaient à personne ; on se heurtait […]. Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et qui tenait un album sous son bras, restait auprès du gouvernail, immobile [37].
Image attendue d’un départ de bateau, cette scène marquée par la précipitation voit aussi apparaître le personnage principal « immobile ». La précipitation prêtée aux figurants, et que l’on ne voit pas s’appliquer à Frédéric Moreau, permet ici de créer un effet de contrepoint. Si la précipitation caractérise le monde d’arrière-plan, les personnages principaux s’en détachent pour instaurer leur propre rythme, ou n’arrivent pas à s’y inscrire et s’en trouvent coupés. On peut voir ici un effet du « contretemps » tel que l’a analysé Marie-Astrid Charlier. Le monde agité qui sert de toile de fond à l’apparition d’un Frédéric immobile indique déjà le rythme qui sera le sien. Rythme qui ne semble d’ailleurs pas toujours être assumé par le personnage, notamment lorsqu’il cesse de se rendre à ses cours de droit qui se déroulent trop lentement et qu’incarne « la voix monotone » du professeur, « un vieillard en robe rouge » [38]. Oscillant entre immobilité et ennui, le personnage de Frédéric Moreau ne semble pas trouver le rythme adéquat.
La mise en place d’un cadre marqué par la lenteur à l’incipit de Manette Salomon annonce également un mode de progression particulier. La scène inaugurale du Jardin des Plantes voit ainsi avancer « lentement [39] » les promeneurs qui semblent se conformer au rythme indiqué par le belvédère : « Horas non numero nisi serenas [40] ». Lieu à part, le Jardin se distingue du reste de Paris qui est « sous eux, à droite, à gauche, partout » et où se joue « la vaste bataille de la vie de millions d’hommes [41] ». La lenteur incarnée par les figurants promeneurs s’oppose au caractère effréné suggéré par l’image de la « bataille », utilisée pour décrire la vie parisienne, une bataille que mènent d’autres figurants, ces « millions d’hommes ». Ce contraste pointe la tension rythmique du roman. Les personnages principaux oscilleront ainsi entre une forme de nonchalance et la volonté de s’imposer sur la scène artistique dans un roman qui lui-même instaure un rythme particulier par le choix de très nombreux (155), mais brefs, chapitres. Les figurants dans le tableau inaugural participent donc de l’instauration du rythme du roman. Peuplé de figurants, cet incipit inscrit les personnages, et plus particulièrement ici, Anatole Bazoche, sur un fond rythmique alenti, que le personnage, apparaissant en bonimenteur, quelques pages plus loin, va tenter d’accélérer. Entraînant les figurants dans une visite guidée du Jardin sur un rythme plus soutenu, le personnage s’inscrit en contrepoint du rythme des figurants qui constitue la toile de fond temporelle du roman.
Autre effet temporel remarquable dans cet incipit, le rôle dilatoire joué par les figurants y fonctionne à plein. Le roman s’ouvre en effet sur une « procession [42] » de figurants :
Du monde allait dans le Jardin des plantes […] un monde particulier, mêlé, cosmopolite, composé de toutes les sortes de gens de Paris, de la province et de l’étranger, que rassemble ce rendez-vous populaire.
C’était d’abord un groupe classique d’Anglais et d’Anglaises à voiles bruns, à lunettes bleues.
Derrière les Anglais, marchait une famille en deuil.
Puis suivait, en traînant la jambe, un malade, un voisin du jardin […] les pieds dans des pantoufles.
Venait ensuite : un sapeur, avec, sur sa manche, ses deux haches en sautoir surmonté d’une grenade ; – un prince jaune, tout frais habillé de Dusautoy, accompagné d’une espèce d’heiduque à figure de Turc, à dolman d’Albanais ; – un apprenti maçon, un petit gâcheur débarqué du Limousin, portant le feutre mou et la chemise bise.
Un peu plus loin, grimpait un interne de la Pitié, en casquette, avec un livre et un cahier de notes sous le bras. Et presque à côté de lui, sur la même ligne, un ouvrier en redingote, revenant d’enterrer un camarade au Montparnasse […].
Un père, à rudes moustaches grises, regardait courir devant lui un bel enfant, en robe russe de velours bleu, à boutons d’argent, à manches de toile blanche, au cou duquel battait un collier d’ambre.
Au-dessous, un ménage de vieilles amours laissait voir sur sa figure la joie promise du dîner du soir en cabinet, sur le quai, à la Tour d’argent.
Et, fermant la marche, une femme de chambre tirait et traînait par la main un petit négrillon, embarrassé dans sa culotte […] [43].
Le temps pris par le narrateur pour présenter chacun de ces figurants peut conduire le lecteur et la lectrice à redoubler d’attention pour repérer l’amorce d’un personnage principal. Chaque figurant, chaque figurante, semble suffisamment caractérisé pour que s’amorce une intrigue, certains venant habillés de façon remarquable, d’autres dotés d’un emploi du temps précis. La mise en place d’un tableau de figurants dont on ne sait si le narrateur va en faire sortir un personnage principal témoigne du choix d’une progression narrative fortement dilatoire, qui culmine dans l’apparition, relativement tardive, du personnage qui donne son nom au roman. Les figurants peuvent donc être utilisés de façon dilatoire, et jouent à nouveau sur le rythme de la narration dans laquelle ils intègrent des pauses ponctuelles. Ils participent ainsi des stratégies de retardement qui constituent pour Charles Grivel l’essence du roman [44]. Ils sont employés pour suspendre un temps l’attention et permettent certains effets de surprise, qui se jouent également à l’échelle de l’instant. D’un groupe de figurants peut ainsi sortir un personnage principal ou secondaire, au moment où on ne l’attend pas, ou plus. C’est le cas de Deslauriers dans l’exemple du retour des courses.
C’est aussi le cas de Madame Arnoux dans le Paris sillonné par Frédéric. Ainsi, Frédéric n’a de cesse de scruter les visages des passantes à la recherche de Madame Arnoux qu’il espère croiser « par hasard » dans les rues de Paris [45]. Dans la première partie, Frédéric traverse souvent le jardin des Tuileries après y avoir croisé « une négresse » qui lui rappelle celle qui s’occupait de la fille de Madame Arnoux sur la Ville-de-Montereau. Puis, à nouveau de façon décalée, ce sont d’abord « les têtes féminines » dont « de vagues ressemblances » [46] lui évoquent Madame Arnoux et ensuite « les prostituées […] les cantatrices […] les écuyères […] les bourgeoises à pied, les grisettes à leur fenêtre, toutes les femmes » qui, aperçues le temps d’un instant, lui rappellent Madame Arnoux « par des similitudes ou par des contrastes violents [47] ». De même, lors du retour de Nogent en diligence, Frédéric aperçoit « des femmes [qui] trottinaient sous des parapluies » et « se pench[e] pour distinguer leur figure », car « un hasard pouvait avoir fait sortir Mme Arnoux [48] ». Les figurantes aperçues et scrutées sont autant d’effets déceptifs qui retardent et préparent la vraie rencontre hasardeuse qui arrive quand on ne l’attend plus. Frédéric, alors qu’il se rend chez Deslauriers, rencontre « au détour de la rue Vivienne et du boulevard, Mme Arnoux », rencontre qui, après tant de déceptions, constitue comme « la plus belle des aventures [49] ». Les figurantes et figurants s’interposent presque afin de retarder l’accomplissement des volontés des personnages principaux. Mais cet effet dilatoire joue aussi pour le lecteur. Ainsi l’apparition de Manette Salomon, attendue depuis la page de titre et différée jusqu’au milieu du roman, se fait à l’échelle d’un chapitre, à nouveau de façon dilatoire.
J’en étais arrivé à suivre mécaniquement, sur les volets des boutiques fermées, l’ombre des gens de l’omnibus qui recommence éternellement… une série de silhouettes… pas un bonhomme curieux… tous, des têtes de gens qui vont en omnibus… Des femmes… des femmes sans sexe, des femmes à paquet… Zing ! le cadran du conducteur, un voyageur ! Il n’y avait plus qu’une place au fond… Zing ! une voyageuse… complet ! J’avais en face de moi un monsieur avec des lunettes qui s’obstinait à vouloir lire un journal… Il y avait toujours des reflets dans ses lunettes… Ça me fit tourner les yeux sur la femme qui venait de monter [50]…
Manette Salomon apparait donc au milieu de figurants, dans le lieu de l’indifférenciation par excellence : l’omnibus [51]. Coriolis, racontant son trajet et l’attention qu’il prête aux passagers, reproduit le mouvement de son regard. Les figurants, « des gens », « des femmes », « un voyageur », « un monsieur avec des lunettes », peuplent la rencontre et déterminent l’orientation du regard de Coriolis, puisque c’est pour cesser de regarder le « monsieur avec des lunettes » qu’il se met à regarder « la femme qui venait de monter », laquelle retient progressivement son attention. Le chapitre reproduit ainsi de façon macro-structurale l’esthétique dilatoire qui joue à l’échelle du roman, d’autant que Manette n’est à ce moment qu’aperçue, et qu’il faut encore l’intervention d’Anatole pour l’identifier et la rencontrer.
Ainsi les figurants et figurantes, depuis l’arrière-plan temporel qui est le leur, interfèrent dans la temporalité des personnages principaux et secondaires. Leur influence ponctuelle, mais continue, contribue à établir le rythme du roman, à produire un contrepoint pour évaluer la temporalité romanesque des personnages. Fonctionnant à la manière du rythme auquel s’ajoutent ensuite la mélodie et l’harmonie, les figurants ne semblent pas explicitement élaborés par le narrateur pour retenir l’attention du lecteur, censée être captée par « l’intrigue » principale.
3. Entrevoir d’autres temps
Les figurants nous font donc accéder à l’expérience de l’instant à l’échelle du roman, en même temps qu’ils composent le tempo romanesque. Surgissant pour disparaître, ils existent un instant dans l’économie romanesque, ils sont les passants du roman. Mais figée par la narration, cette expérience prend une autre dimension et trahit, d’une part, le regard prêté par le narrateur aux personnages, d’autre part, le degré d’attention et le temps que la lectrice et le lecteur sont disposés à leur accorder. En effet, s’élabore un jeu entre le temps restreint que le narrateur accorde à ses figurants dans le récit et les effets que ceux-ci peuvent produire, les possibles qu’ils peuvent ouvrir. Quelle temporalité peut-on voir lorsqu’on s’arrête de plus près sur les figurants, lorsqu’on suspend la lecture dans l’instant ?
Une tension entre un fort ancrage temporel et une atemporalisation est en jeu dans la caractérisation des figurants. Certains figurants apparaissent, comme on l’a vu, chargés des « traces temporelles » de leur existence extradiégétique. Mais ils apparaissent parfois également marqués par l’époque à laquelle ils appartiennent. Dans ces cas, plusieurs regards et plusieurs appartenances temporelles se superposent et s’entrecroisent : le regard des personnages qui reçoit la marque historique comme contemporaine ou datée, le regard du narrateur qui, dans le cas des deux œuvres étudiées, porte un regard postérieur sur une époque vécue, et enfin le regard du narrataire qui décode le signe comme pittoresque et fait appel à un savoir « historique » pour repérer la nature du temps représenté. Les vêtements sont ainsi des bons marqueurs temporels. L’on peut par exemple repérer les figurants qui suivent la mode et vivent « avec leur temps », comme ces hommes au bal de l’Alhambra au printemps 1843, qui portent « des étoffes à carreaux […] des pantalons blancs [52] ». Comme l’indique La Mode du 5 avril 1843 :
[…] les étoffes à carreaux s’enracinent de plus en plus dans nos mœurs. […] On dirait que l’Écosse a envoyé ses étoffes les plus croisées, les plus bariolées, à Blanc tant ses gilets rappellent la patrie de Wallace et de Walter-Scott. Regardez nos lions : pantalons, gilets, cravates, ils ont tout à carreaux [53].
La revue atteste un usage vestimentaire dont Flaubert se souvient et qui apparaît comme un marqueur de l’époque pour le lecteur. Les enfants ne sont pas en reste en matière de mode. Ainsi du « bel enfant, en robe russe de velours bleu, à boutons d’argent, à manches de toile blanche, au cou duquel battait un collier d’ambre » qui apparait vêtu selon la mode de l’époque [54] et qui porte à son cou la trace d’un usage « médicinal [55] » incarné par un fossile millénaire, alors même que, parallèlement, son père « à moustaches grises », peu caractérisé, appartient à toutes les époques.
La mention d’une étoffe suffit à rendre le figurant contemporain de son époque, et son retrait entraîne une forme d’atemporalisation. Ainsi Flaubert transforme-t-il un couple de figurants aperçus par Frédéric lors du retour à Nogent en bateau :
Brouillon : 17599 f°83 v° (extrait) : campagne (II), p. 9
« le hasard voulut qu’une jeune femme /dame en robe blanche & qu’un jeune homme en veste nankin se montr/ass/èrent au detour sur le seuil du le perron entre les caisses d’orangers [56]
[Version finale]
À ce moment, une jeune dame et un jeune homme se montrèrent sur le perron, entre les caisses d’orangers [57].
En disparaissant, la « veste nankin », très marquée XIXe siècle, rend les figurants à la fois plus disponibles à la rêverie du personnage qui peut se « figur[er] [58] » en eux, mais également au lecteur qui les imagine atemporellement, et presque dans une sorte de vision édénique. Flaubert « atemporalise » ainsi ses figurants. À quel temps également rattacher tous ces figurants si peu caractérisés, presque désancrés, que l’on voit passer dans les rues du roman du XIXe siècle comme on imagine qu’on pourrait les voir passer dans les nôtres ? Ainsi des « gens assis dans les cafés [59] », des innombrables « passants » que croisent les personnages et qui, en l’absence d’une caractérisation plus étendue, semblent de tous les temps, de « cette foule, pareille de surface et d’ensemble à toutes les foules, ces hommes, ces femmes sans particularité frappante, habillés des costumes, des airs de Paris, et tous Parisiens d’apparence [60] » dont les narrateurs notent la paradoxale absence de singularité et à laquelle on pourrait peut-être prêter les « costumes » des Parisiens de toutes les époques. Déjà détachés de l’intrigue, ces figurants sont comme les surnuméraires d’une représentation romanesque à laquelle ils ne semblent presque plus appartenir. Ils fonctionnent à nouveau dans l’instant de leur apparition comme des ouvertures, mais vers un temps intemporel car trop peu caractérisé, établissant ainsi comme un lien ponctuel entre le temps du narrateur, le temps du personnage et le temps du lecteur.
La temporalité propre aux figurants s’élabore donc dans la tension entre un espace textuel très circonscrit et l’inscription dans un temps verbal souvent illimité. De cette rencontre naît la perception de l’instantané, un mouvement bref d’ouverture et de fermeture qui se joue à l’arrière-plan de l’intrigue. Ainsi se crée une sorte de rythme qui vient porter la mélodie des personnages principaux, l’accompagner, en pointer la spécificité. Se produit, à l’arrière-plan de l’intrigue, le surgissement constant d’êtres voués à disparaître dans l’instant. Mais cet instant est à la fois surgissement et ouverture vers d’autres temporalités. Les auteurs étudiés, Flaubert, les Goncourt, par l’attention qu’ils accordent à certains de leurs figurants, retiennent également la nôtre et nous incitent à les regarder de plus près, à voir se surimprimer sur ces figures passagères, le temps d’une existence et les marques d’une époque. Ainsi, les auteurs étendent le temps, y inscrivent des amorces d’existences, et écrivent, d’après le mot de Thibaudet, des romans qui « [ont] le temps [61] ».
Notes
[1] Edmond et Jules de Goncourt, Manette Salomon, édition établie et annotée par Stéphanie Champeau avec le concours d’Adrien Goetz, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1996, p. 411-412. Nous utiliserons désormais l’abréviation MS pour nous référer à cette édition.
[2] On pense, entre autres, à Germinal (1885), La Débâcle (1892), Lourdes (1894) chez Zola, mais également aux Foules de Lourdes de Huysmans (1907) et au Mystère des foules de Paul Adam (1907).
[3] Ilsen About et Vincent Denis, Histoire de l’identification des personnes, Paris, La Découverte, « Repères », 2010 : l’état civil républicain est créé en 1792, le Bureau des statistiques chargé de recenser la population en 1801. Différents documents rendent possible l’identification des personnes au cours du XIXe siècle (livret ouvrier, permis de chasse, « carte d’électeur », documents militaires, cartes de visite…) jusqu’à ce que naisse l’idée de la carte d’identité dans les années 1890 qui se généralisera au XXe siècle. On peut penser également aux moyens d’identification dans le cadre judiciaire et au développement de l’anthropométrie par Bertillon.
[4] « La remarque pertinente de Simmel sur l’inquiétude que l’habitant des grandes villes éprouve en voyant autrui sans, dans la plupart des cas, l’entendre, montre que les physiognomonies (lire : les physiologies) devaient en tout cas leur existence, entre autres, au désir de minimiser et de dissiper cette inquiétude. Il eût été autrement difficile à ces petits livres de faire admettre leur prétention fantastique. » (Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle : le livre des passages [1989], troisième édition, trad. Jean Lacoste, d’après l’édition originale établie par Rolf Tiedemann, Paris, Les Éditions du Cerf, 2009, p. 464.)
[5] L’appréhension et l’analyse de la foule comme entité dangereuse et impressionnable, parfois même « animale », est récurrente chez des auteurs comme Hippolyte Taine, Les Origines de la France contemporaine (1875-1893), Gustave Le Bon, Psychologie des foules (1895) ou Gabriel Tarde, L’Opinion et la foule (1901).
[6] Georges Lefebvre, Les Foules révolutionnaires [1932], présentation de Michel Biard et Hervé Leuwers, Paris, Armand Colin, 2021, p. 267.
[7] Isabelle Daunais souligne à propos de Frédéric Moreau que « c’est la “quantité” de sa présence qui le différencie des autres personnages et non la “qualité” de son être, ou si peu ». (Isabelle Daunais, Frontière du roman, Montréal / Saint-Denis, Presses de l’Université de Montréal / Presses Universitaires de Vincennes, 2002, p. 133.)
[8] Similitudes qui sont également thématiques pour ces deux romans parus en 1867 et 1869, ainsi que le rappelle Michel Crouzet dans sa préface à Manette Salomon, op. cit., p. 9-10.
[9] Nous empruntons bien sûr les notions de « temps vécu » et de « temps raconté » à Paul Ricoeur, Temps et récit, Paris, Seuil, 3 tomes, 1983-1985.
[10] Définition du CNRTL : https://www.cnrtl.fr/definition/instant.
[11] Georges Poulet, Études sur le temps humain, t. IV : Mesure de l’instant, Paris, Plon, 1968, p. 9.
[12] Notre travail pourra ainsi entrer en dialogue avec l’article de Véronique Samson dans ce dossier, « Discordances du temps et système des personnages ».
[13] Alex Woloch, The One vs the Many. Minor Characters and the Space of the Protagonist in the Novel, Princeton, Princeton University Press, 2003. Contrairement à nous, Alex Woloch n’opère pas de distinction entre les personnages secondaires et les figurants.
[14] Isabelle Daunais, « Le personnage secondaire comme modèle : réflexions sur un déplacement », dans Émilie Pézard (dir.), Le personnage, un modèle à vivre, Fabula / Les colloques, 2018, ici.
[15] MS, p. 171.
[16] Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, dans Œuvres complètes, t. IV, édition publiée sous la direction de Gisèle Séginger avec la collaboration de Philippe Dufour et de Roxane Martin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2021, p. 347. Nous utiliserons désormais l’abréviation ES pour nous référer à cette édition.
[17] ES, p. 348.
[18] Ibid., p. 217.
[19] La critique a, depuis au moins Brunetière, amplement commenté l’usage de l’imparfait chez Flaubert. Il ne s’agit pas ici de revenir sur les nombreuses analyses éclairantes faites à ce sujet, mais de s’intéresser plus précisément à la façon dont les figurants entrent dans le système verbal et aspectuel.
[20] Harald Weinrich, Le Temps : le récit et le commentaire [1973], trad. de l’allemand par Michèle Lacoste, Limoges, Éditions Lambert-Lucas, 2012, p. 115.
[21] MS, p. 242-243.
[22] Jacques Dubois, Romanciers français de l’instantané au XIXe siècle, Bruxelles, Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises, Palais des Académies, 1963, p. 140.
[23] ES, p. 347-348.
[24] Ibid., p. 154.
[25] Nous entendons « trace » au sens le plus courant du terme. Mais on pourrait aussi l’envisager dans le sens que lui donne Judith Lyon-Caen dans La Griffe du temps. Ce que l’histoire peut dire de la littérature, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2019, comme des traces à la fois textuelles et extra-textuelles d’usages historiquement situés.
[26] MS, p. 128.
[27] Gérald Prince, « Périchronismes et temporalité narrative », A Contrario, n°13, 2010/1, p. 15.
[28] Marie-Astrid Charlier, Le Roman et les jours. Poétiques de la quotidienneté au XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 369-370.
[29] Il se pourrait au contraire que les figurants soient en mesure de « redoubler » la quotidienneté par leurs existences peu remarquables.
[30] Gaston Bachelard, L’Intuition de l’instant, Paris, Stock, 1993, p. 20 : « la durée est faite d’instants sans durée, comme la droite est faite de points sans dimension. »
[31] ES, p. 174.
[32] MS, p. 328.
[33] Marie-Astrid Charlier, Le Roman et les jours, op.cit., p. 349.
[34] Ibid., p. 350.
[35] ES, p. 223.
[36] MS, p. 171.
[37] ES, p. 151.
[38] Ibid., p. 169.
[39] MS, p. 80.
[40] « Je ne compte que les heures sereines », traduction de l’édition de Stéphanie Champeau et Adrien Goetz, op. cit., p. 80 et p. 586 pour la traduction.
[41] MS, p. 81.
[42] Ibid., p. 80.
[43] Ibid., p. 79-80.
[44] « Un roman ne finit donc jamais. Dilatoire par essence, il affiche même son jeu et fait parade sans vergogne des délais qu’il prend pour s’accomplir. » (Charles Grivel, « Le retard », Le début et la fin. Roman, théâtre, B.D., cinéma, Fabula / Les colloques, 2007, URL : https://www.fabula.org/colloques/document699.php.)
[45] Sur le rapport entre Madame Arnoux et les passantes, voir Jeanne Bem, « “Une femme passa” : les passantes de L’Éducation sentimentale », Flaubert, revue critique et génétique [en ligne], n° 20, 2018.
[46] ES, p. 171.
[47] Ibid., p. 214.
[48] Ibid., p. 247.
[49] Ibid., p. 396.
[50] MS, p. 263.
[51] « Omnibus veut dire à tous. L’omnibus est donc le sanctuaire de l’égalité. J’y ai vu entrer un laquais, un pair de France avant la question de l’hérédité, une femme d’agent de change et une cuisinière, chacun pour trente centimes. – Mêmes droits, mêmes devoirs : voilà bien l’égalité » (Ernest Fouinet, « Un voyage en omnibus, de la barrière du Trône à la barrière de l’Étoile », Paris, ou Le livre des cent-et-un, t. II, Paris, Ladvocat, 1831-1834, p. 80, URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k235412.)
[52] ES, p. 216. Les gravures de La Mode témoignent de la vogue du pantalon blanc pour les hommes fashionable. La Mode : revue des modes, galerie de mœurs, album des salons, 5 avril 1843, URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k96163525 (consulté le 8 juillet 2021).
[53] « Bulletin des modes », dans ibid., p. 535, URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k96163525/f575.item (consulté le 8 juillet 2021).
[54] La Mode : revue des modes, galerie de mœurs, album des salons, dans son « Bulletin des modes » du numéro du 1er janvier 1840, mentionne beaucoup de velours et préconise le port des pelisses russes (p. 380). En matière de mode d’hommes, le bleu est également recommandé (p. 354). https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9616428v/f894.item (consulté le 8 juillet 2021).
[55] L’ambre était réputé avoir des vertus médicinales. Christine Flon, « AMBRE », Encyclopædia Universalis [en ligne], URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/ambre/ (consulté le 9 juillet 2021).
[56] Brouillon reproduit par Éric Le Calvez, Flaubert topographe. L’Éducation sentimentale. Essai de poétique génétique, Amsterdam, Rodopi, 1997, p. 199.
[57] ES, p. 157.
[58] Ibid.
[59] MS, p. 196.
[60] Ibid., p. 267.
[61] Albert Thibaudet, « Réflexions sur le roman. À propos d’un livre récent de M. Paul Bourget » [1912], Albert Thibaudet, Réflexions sur la littérature, édition établie et annotée par Antoine Compagnon et Christophe Pradeau, Paris, Gallimard, « Quarto », 2007, p. 121.
Autrice
Agrégée de lettres modernes, Eva Le Saux est doctorante contractuelle à l’Université Sorbonne Nouvelle. Elle prépare une thèse sous la direction d’Éléonore Reverzy qui porte sur « Les figurants dans le roman français du second XIXe siècle (Flaubert, Goncourt, Zola) ».
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