Abstract
Written in two very different contexts, the novels Un Nègre à Paris by Bernard B. Dadié and Debout-payé by Gauz both activate the notion of exoticism, but in a very specific way: we discover in these texts a kind of internal exoticism which shows to the European reader his own society in a different point of view. The spectacular aspect of exoticism is distanced by a parody of ethnographic discourse, combined with the use of a satirical mode.
Keywords
exoticism, Bernard B. Dadié, Gauz, satire, Un Nègre à Paris, Debout-payé, ethnography
Les deux ouvrages que l’on se propose d’analyser dans cet article, Un Nègre à Paris de Bernard Bilin Dadié et Debout-payé de Gauz (nom d’auteur d’Armand Patrick Gbaka-Brédé), ont été écrits à des périodes assez éloignées l’une de l’autre, et il peut initialement sembler difficile d’envisager des parallèles entre deux écrivains de générations si dissemblables. La notion d’exotisme ne doit pas résonner de la même manière pour un livre publié en 1959 et un autre en 2014, même à les lire comme deux ouvrages postcoloniaux. Pourtant, ces deux récits déploient à notre sens, dans des contextes différents, des stratégies comparables dans leur manière de se confronter à la notion d’exotisme. On examinera dans quelle mesure on peut voir cet exotisme à l’œuvre dans les deux romans, comment il est mis en tension avec le discours ethnographique et comment il est mis à distance par la satire.
1. L’exotisme dans Un Nègre à Paris et Debout-payé
Un Nègre à Paris, paru en 1959, est un roman de Bernard Bilin Dadié. Comme son titre l’indique, il s’agit du récit d’un voyage fictif d’un Africain dans la capitale française. Bernard B. Dadié s’était jusqu’à ce livre surtout illustré dans son traitement d’une matière africaine, à travers des poèmes, des contes ou des textes relevant d’autres genres narratifs [1]. Son œuvre participe à cette époque d’un effort de réappropriation du discours sur l’Afrique, alors que la colonisation a donné aux écrits européens une « prérogative » en ce domaine, qui s’est notamment manifestée par la constitution d’une bibliothèque de discours de voyage, comme l’a montré Bernard Mouralis [2]. Dans cet effort, à la production de discours exprimant un point de vue endogène sur le continent (les contes et récits), s’ajoute dans l’œuvre de Bernard B. Dadié cette relation d’un voyage en France. Ainsi, après s’être positionné comme un écrivain capable de produire un discours sur « sa » culture, Dadié fait-il la démonstration de sa capacité à inverser le voyage, à produire, tout comme les Européens l’ont fait pour l’Afrique, un discours sur « l’autre » culture [3]. Un Nègre à Paris entre donc en tension avec l’exotisme. Si, à la suite de Jean-Marc Moura, on considère ce dernier comme « le rapport cognitif d’une société à son autre [4] », alors Un Nègre à Paris entre bien dans cette catégorie. Mais en même temps, cette notion d’exotisme repose sur l’idée d’une altérité, qui est pourtant déconstruite dans l’ouvrage par le principe même de l’inversion du voyage : puisque le narrateur de Dadié adopte une attitude européenne, celle d’un certain type de voyageur, il ne se caractérise par son altérité qu’en surface ; en profondeur, c’est le même qui apparaît, de manière transgressive ou subversive.
Debout-payé de Gauz, publié en 2014, semble à des lieues de cette stratégie. Le roman est centré sur des personnages de migrants occupant des postes de vigiles à Paris dans des magasins de grandes enseignes. Le voyage est de nouveau présent, de même que la question de l’interculturalité. Mais l’exotisme semble un horizon absent : apparemment, il s’agit moins d’inverser le voyage de connaissance européen que de proposer une image littéraire, ludique, de la société française. Cependant, la notion d’exotisme pourrait être de nouveau convoquée à propos du livre de Gauz, selon deux interprétations du terme.
Tout d’abord, le roman comporte bien une dimension de cet ordre, dans la mesure où il convie le lecteur à devenir le spectateur d’une situation qui lui est étrangère. L’exotisme de Debout-payé repose alors sur un éloignement au « caractère étrange, bizarre, séduisant ou répugnant, bref spectaculaire [5] » mais cependant paradoxal, puisqu’il s’enracine dans la figure du vigile, c’est-à-dire dans un rôle social extrêmement présent dans la vie quotidienne des lecteurs européens. D’une certaine manière, le roman activerait une forme d’exotisme interne, mais celui-ci prend tout son sens dans son articulation à un exotisme externe (si l’on ose cette redondance), puisque l’histoire des vigiles permet d’esquisser celle des migrations subsahariennes en France.
Par conséquent, on peut donc lire Gauz à l’aune de la notion d’« exotisme postcolonial » théorisée par Graham Huggan. Selon Claire Ducournau, ce concept permet de « comprendre comment des marges culturelles postcoloniales prennent une valeur marchande, en adoptant une forme exotique [6] ». Faire entendre des voix extérieures au canon littéraire, et plus largement marginales par rapport aux représentations sociales dominantes, peut ainsi devenir un argument commercial pour la diffusion des œuvres. Or c’est bien cette marginalité qui est mise en avant dans la médiatisation du roman de Gauz. Ainsi des articles du Point et de Libération, par exemple, qui lui sont consacrés, mettent en avant dès leur titre la figure du vigile et insistent sur l’origine ivoirienne du romancier [7]. Si le roman traite d’une réalité française, il le fait en l’exotisant, dans la mesure où il montre au lecteur un monde qu’il ignore et qui est lié à cette autre réalité qu’est l’espace africain. Mais comme chez Dadié, cette altérité est rendue problématique, puisque les frontières entre l’espace décrit par le livre et celui dans lequel évolue le lecteur ne sont plus aussi nettement distinctes : plutôt qu’un autre monde, il s’agit de donner à lire le même monde, mais différemment.
Dans un tel contexte, la notion de lecture est donc essentielle. Selon Mar Garcia, l’exotisme doit d’abord se comprendre comme un processus au cours duquel on soumet « un contenu, une représentation à une double opération de dé-contextualisation et de re-contextualisation [8] ». Le lecteur considère une représentation comme exotique parce qu’elle lui est présentée comme non familière. Les deux écrivains travaillent ainsi à exotiser leurs textes. Programmant leur lecture sous cet angle, ils poussent le lecteur à regarder Paris comme un lieu spectaculairement étrange.
2. Exotisme et discours scientifique : la dimension ethnographique des textes
Le cadre épistolaire du roman de Bernard Bilin Dadié et la déconstruction de l’intrigue en saynètes [9] rappellent le travail des voyages imaginaires des philosophes du XVIIIe siècle qui, tel Montesquieu dans les Lettres persanes [10], s’amusaient à concevoir et évoquer la France depuis un regard totalement extérieur. Cependant, lorsqu’il établit un parallèle entre le texte de Dadié et celui de Montesquieu, Romuald Fonkoua, spécialiste des littératures francophones, s’en sert pour faire émerger la dimension ethnographique d’Un Nègre à Paris. Selon lui en effet, l’une des visées affichées du roman, du moins pour son narrateur, est la production d’un savoir : « Le héros de Dadié décrit le réel européen dans le but d’instruire et non de plaire [11]. » Dadié s’éloigne ainsi du modèle exotique fondamental de la « relation de voyage », qui tend certes à « l’exacte description des lieux », mais prend une « forme autobiographique », selon Jean-Marc Moura [12]. Le texte est bien écrit à la première personne et, dans sa dimension épistolaire, se présente bien comme le récit du périple de son narrateur, Bertin Tanhoé, à Paris. Le roman prendrait donc les atours de l’autobiographie, ce que le travail de Nicole Vincileoni a souligné en y repérant les traces de la biographie de Dadié lui-même [13].
Cependant, dès l’ouverture du livre, le narrateur échappe à toute caractérisation. Il affirme, rapportant les propos de ses proches lui reprochant ce manque de caractère, « Moi je n’ai ni avancé ni reculé : Chrysalide ! Kyste ? Je ne sais. Les amis me le diront encore [14]. » Ce n’est donc pas la personnalité du narrateur, pas plus que son périple qui importe au lecteur. À la fin du texte, il n’a pas progressé : il déplore n’avoir pas pu « tout voir » de Paris et se déclare « pris » par la capitale française [15]. Le narrateur n’est qu’un simple observateur. Suivant une sorte d’idéal-type de la recherche ethnographique, il s’efface au profit de son terrain. Certes le récit est bien celui d’un dépaysement [16], qui repose sur l’écart entre l’univers familier du « Nègre » et Paris ; mais le narrateur n’est que l’interprète de cette comparaison systématique plutôt qu’il ne se laisse marquer par elle.
Ainsi, l’un des chapitres débute en ces termes :
Je pensais qu’aujourd’hui dimanche, les gens se reposeraient pour obéir aux préceptes de leur église, comme nous obéissons à ceux de nos féticheurs lorsqu’ils nous disent que lundi et vendredi sont jours de repos. S’ils se lèvent tard, c’est pour immédiatement aller aux affaires [17].
Le narrateur est bien présent à l’attaque du paragraphe, mais sa seule fonction semble être celle d’un connecteur : il met en relation deux ensembles plus vastes, celui du « ils » et celui du « nous ». Il pose une hypothèse en fonction d’une logique qu’il fonde sur les coutumes de sa communauté, pour la voir achopper sur une autre logique. La démarche est d’ordre quasi-scientifique, distanciée et objective. Le « je » n’est que l’herméneute de cette science sociale qu’est l’ethnographie et il se met d’abord en scène pour mettre en perspective son terrain avec son univers de référence. Certes, le narrateur est étonné des mœurs parisiennes, mais c’est un étonnement neutre. En effet, il n’est jamais fait référence aux conséquences que ces écarts culturels pourraient avoir sur sa trajectoire. Bertin Tanhoé n’est pas affecté par la vie parisienne parce qu’il n’en est pas un acteur mais un simple observateur. L’enjeu du texte n’est plus le voyage, compris à la suite de Vincent Debaene comme « expérience singulière et privée par laquelle un sujet fait l’épreuve de l’étrangeté [18] », mais se situe dans la description d’un espace observé. Le « Nègre » de Dadié n’est pas pris comme les Persans de Montesquieu dans des difficultés à découvrir Paris, ni dans des intrigues de sérail ; il est à peine un personnage, plutôt le simple connecteur, certes imaginaire, fictionnel, de deux univers.
On trouve un procédé similaire dans Debout-payé de Gauz. Selon Zoé Courtois,
L’écriture de Debout-payé peut être considérée comme une ethnographie des hommes mondialisés, menée par des hommes de terrain que sont les vigiles. C’est une ethnographie (et non une ethnologie) sans ethnologue et presque totalement objective, puisque l’observation n’est conditionnée que par deux traits personnels de l’observateur (mais peut-être est-ce déjà trop) : il est vigile, et il est noir [19].
En effet le roman fait alterner deux formes de texte. Tout d’abord, une fresque romanesque fait suivre au lecteur les personnages de Kassoum et Ossiri, deux vigiles qui, dans les liens qu’ils entretiennent avec des personnages plus vieux, dessinent une histoire des migrations subsahariennes à Paris. Mais ces moments narratifs sont entrecoupés par des séries de remarques, qui prennent la forme d’aphorismes, liées à un magasin. Le lecteur devine en l’observateur un vigile noir, sans qu’aucun trait narratif ne permette de voir dans l’énonciateur l’un des personnages de l’intrigue. Le texte tend alors à la vérité générale, le présent de l’indicatif prend une valeur gnomique et les déterminants renvoient à des généralités. Les titres des aphorismes font par ailleurs apparaître des termes scientifiques : il est question de la « loi du sac à main », de « l’axiome de Camaieu [20] » ou de la « théorie du désir capillaire [21] ». L’auteur manie aussi des chiffres, par exemple lorsqu’il fait apparaître le prix de certains articles des magasins, donnant ainsi l’apparence de la précision mathématique à son texte [22]. À travers toutes ces stratégies, l’observateur s’efface derrière son terrain. De ce fait, comme dans Un nègre à Paris, l’exotisme est sapé ; il ne trouve même plus de relais dans l’étonnement du personnage.
Le texte mime la précision scientifique, mais c’est justement cette précision, appliquée à des objets de la vie quotidienne qui semblent relever de l’insignifiance sociale, qui crée un effet d’étrangeté. Les dimanches matin, comme dans le texte de Bernard Dadié, ou le prix des jeans chez Camaieu, comme dans celui de Gauz, deviennent objets d’étonnement pour le lecteur, non parce qu’ils apparaissent comme des étrangetés à ses yeux, mais parce qu’ils sont saisis à travers un regard qui les objective et leur confère une importance singulière et nouvelle.
3. Le jeu de la satire
Le lecteur a bien sûr sous les yeux des textes de fiction. Il n’est pas amené à y chercher un savoir positif sur une réalité sociale. Il entre plutôt dans un jeu, qui repose sur le décalage apporté par l’humour que comportent les textes. En ceci, Un Nègre à Paris et Debout-payé se rapprochent de ce que Mireille Rosello appelle « ethnolittérature », qu’elle décrit comme la « survie ambiguë d’un texte qui existe pour dire sa propre inexistence scientifique [23] ». Les deux récits suscitent une étrangeté dans le quotidien, un exotisme interne, non pas en représentant uniquement une confrontation, mais en construisant une objectivité par l’emprunt à des textes scientifiques. Cependant, ni Bernard B. Dadié ni Gauz ne se font réellement ethnographes ; ils se livrent tous deux plutôt à la parodie de ce discours, c’est-à-dire, pour reprendre les termes de Daniel Sangsue, à la « transformation ludique, comique ou satirique [24] » du discours ethnographique.
Ainsi, lorsque Bertin Tanhoé, le narrateur d’Un nègre à Paris, constate que « la consommation de sel dans ce pays est effrayante [25] », il semble bien observer une coutume alimentaire, suivant une des traditions de l’enquête ethnographique ; il le fait encore par le biais d’une comparaison avec les Aoulé, peuple sans doute plus familier à son interlocuteur épistolaire. Mais très vite le lecteur comprend qu’il ne s’agit pas de cuisine, mais bien de langage : cette consommation de sel est une manière pour l’auteur de jouer avec l’expression populaire « mettre son grain de sel » ; le texte parle de l’art de la conversation et le romancier illustre qu’il maîtrise cet art de la pointe, de la répartie salée, dans son travail parodique.
De même, la scientificité affichée du texte de Gauz est d’abord l’objet d’un détournement. Ainsi, parmi différents procédés parodiques, il utilise très souvent des acronymes, ciblant une tendance des textes scientifiques à faire référence à des organismes ou à des concepts dont le nom est complexe en les abrégeant. Mais ces acronymes sont bien évidemment fantaisistes. Le vigile est ainsi nommé le MIB, « le Man In Black [26] ». La parodie est d’autant plus poussée que l’expression est anglaise, clin d’œil possible à la présence de plus en plus forte de cette langue dans les discours scientifiques. Mais surtout, le jeu s’établit par l’écart qui existe entre l’abstraction attendue pour le référent de l’acronyme scientifique et le caractère très concret de celui, fictionnel, utilisé dans le roman. Plus encore, Gauz joue ici avec la « culture de masse », puisque cette abréviation renvoie au titre d’une comédie hollywoodienne de Barry Sonnenfeld, qui met en scène des agents de services de l’immigration particuliers, puisqu’ils surveillent les flux d’extra-terrestres sur Terre. Dans le roman, l’image est renversée : celui qui surveille est aussi le migrant.
Les deux romanciers parodient le texte scientifique en le traitant sur un mode satirique. En effet, la satire témoigne selon Sophie Duval et Jean-Pierre Saïdah d’une « irréductible liberté qui lui a permis de se moquer des frontières nettement balisées du cadastre générique [27] ». Deux traits récurrents de la forme satirique semblent en effet caractériser les textes de Bernard B. Dadié et de Gauz : la déliaison et le rapport aux normes.
Tout d’abord, la satire – et c’est là l’une des caractéristiques qui lui ont permis de s’instiller en une multitude de genres littéraires – repose sur la fragmentation et la déliaison : l’intrigue qu’elle met en place « vise au désordre et à l’émiettement [28] ». Or, on retrouve cet aspect dans Un Nègre à Paris. Le récit n’a en quelque sorte pas d’intrigue. Il s’écrit sur le mode de la flânerie dans la ville, s’arrêtant parfois sur ses désagréments, non sans réminiscence de la sixième satire de Boileau [29]. Ainsi, le narrateur passe d’une réflexion générale sur les Parisiens à une anecdote sur le pourboire. Puis viendront des observations sur la coutume de porter une alliance, sur le signe de croix à l’église, suivies d’une description des cérémonies du 14 juillet [30]. Tout cela est exposé sans lien apparent – sinon en renvoyant implicitement, pour le lecteur, à l’idée de cérémonial et à la théâtralité que le satiriste se donne pour but de révéler au cœur de la vie sociale, dans sa dénonciation de l’hypocrisie qui y règne [31]. Il en va de même pour les aphorismes de Debout-payé. Tous portent un titre mais leur succession ne présente aucun ordre, sinon qu’ils sont réunis en fonction du lieu, du terrain sur lequel ils portent – en l’occurrence, le magasin où travaille le vigile énonciateur. Des énoncés très généraux succèdent à des anecdotes dont est tirée, explicitement ou non, une conclusion à portée plus large. Ici encore le lien est dans la théâtralité. Tout d’abord, les magasins auxquels il est fait référence sont des enseignes de mode et de parfumerie : le roman est d’abord celui de costumes sociaux. Et lorsque la voix narrative décrit les réactions à la sonnerie du portique de sécurité, elle procède à une typologie en fonction des nationalités [32]. À chacune correspond une gestuelle, un comportement, comme sur une scène de théâtre où un type de personnage se signale par son attitude.
Car les deux textes de Bernard B. Dadié et Gauz se réfèrent sans cesse à une norme. Comme ces textes visent malgré tout à dire quelque chose du monde, ils sont ancrés dans un contexte. Leur dimension satirique provient de cet ancrage. En effet, selon Bernd Renner, la satire « s’adapte […] constamment à de nouvelles circonstances politiques, sociales et littéraires qui, à leur tour, lui fournissent sa forme, sa matière et donc sa raison d’être [33] » ; elle est informée par un certain état de la société, elle est modelée par le discours social et ses normes.
Les critiques sur la satire font cependant émerger, schématiquement, deux grandes manières de considérer ce rapport à la norme. Pour les uns, celle-ci est présente parce que le satiriste endosse l’ethos d’un homme face à un mundus inversus où les valeurs de référence ont perdu de leur sens [34]. D’une certaine manière, le satiriste se confronterait en ce cas à un exotisme interne, mais qui lui serait insupportable. On retrouverait là une certaine attitude face à l’exotisme, qui selon Jean-Marc Moura peut devenir « un redoutable obstacle à toute intelligence de ce qui est différent [35] ». Pour les autres, le satiriste peut au contraire mettre en question l’existence même des normes. Étudiant la satire telle qu’elle apparaît dans la littérature allemande du XVIIIe siècle, Vanessa Pietrasik montre que l’idée de norme finit par apparaître au fil du temps « comme une notion impérialiste car elle niait les différences et refusait l’altérité », face à laquelle « les satiristes devaient renoncer à tenir un discours normatif [36] ». Pascal Engel plaide lui aussi pour une lecture ouverte du rapport du satiriste aux normes : « Le satiriste n’est pas un réaliste quant à l’existence des normes, mais un sceptique ; il n’y croit pas, et s’il peut les désigner, c’est de manière purement ironique [37]. »
C’est pourquoi, selon Bernd Renner, le rôle du lecteur est si important dans la rhétorique satiriste [38]. Il lui revient de faire l’herméneutique du texte et d’en construire le sens disséminé en différentes figures d’inversion et d’ironie. Cet aspect est d’autant plus important pour la satire telle qu’elle apparaît dans des récits postcoloniaux. En effet, comme l’indique John Clement Ball, ces textes ne reposent pas sur la construction d’une cible essentialisée, mais procèdent d’une forme de « multidirectionnalité satirique [39] ». Il s’agit moins de viser un groupe en particulier – ni bien sûr un individu – que de s’attaquer à des représentations construites dans un imaginaire social complexe.
Ainsi, le propos du vigile de Gauz sur les réactions à la sonnerie du portique de sécurité semble bien reposer sur des normes, définies par un imaginaire des peuples ; mais en réalité, l’auteur joue ici avec ironie de cet imaginaire. En effet, le passage se conclut par une attitude totalement singulière : « Un jour, un homme s’est carrément évanoui. Il n’a pas pu donner sa nationalité [40]. » Ironiquement, cet exemple détruit les règles précédemment énoncées en créant la possibilité d’une échappée, en dehors des normes et du langage ; cette dernière phrase relativise toute la théorie des nationalités élaborée précédemment, en dénonçant son caractère ludique de fiction, de réalité purement langagière. De même, après son passage en revue des rites parisien, le narrateur d’Un Nègre à Paris déclare : « Des hommes qui regardent la vie avec des yeux tout différents des nôtres, mais qui nous rejoignent cependant sur de nombreuses positions [41]. » Les normes sont relatives, et le propos satirique permet justement d’en souligner, à travers leur théâtralité, la dimension fictionnelle, c’est-à-dire le fait qu’elle repose avant tout sur des artifices et des conventions de langage.
4. Conclusion
Véronique Porra établit une distinction entre d’une part une tendance, à l’œuvre chez des écrivains postcoloniaux, à mettre en scène un ancrage identitaire dans un terrain culturel et linguistique, ce au risque de « l’exotisme postcolonial », et d’autre part un ensemble de processus de parodie et de désancrages identitaires, utilisés par ceux qui visent à se soustraire à l’injonction exotique à la différence, de façon à revendiquer une forme d’universalité de l’écrivain [42]. Mar Garcia et Claire Ducournau ont pu montrer que ce second type de stratégie n’était pas nécessairement exempt d’une possible lecture exotique des livres [43]. Il nous semble qu’on peut expliquer cette divergence de lecture en rapprochant les textes et les stratégies qu’ils mettent en œuvre. Bernard B. Dadié appartient à une génération de militants anticoloniaux : il cherche à valoriser l’Afrique en jouant sur les attentes d’exotisme des lecteurs. Gauz est un écrivain marqué par les logiques contemporaines de mondialisation et son roman s’inscrit ainsi dans les reconfigurations modernes de l’exotisme, au sein d’un champ littéraire qui lui aussi se mondialise. L’un comme l’autre construisent pourtant leur fiction sur un exotisme conscient et réflexif. Plutôt que de référer directement à la réalité, en réalistes, ils confrontent sur un mode satirique une esthétique exotique à un discours scientifique ; ils se jouent ainsi des normes et déconstruisent une certaine représentation de l’ailleurs.
L’altérité, condition première de l’exotisme, apparaît dans les deux romans comme une fiction. Elle est d’abord élaborée dans des discours. Elle est cette norme avec lesquels les deux textes jouent, sans la contester radicalement ni l’affirmer définitivement. Finalement, elle n’est qu’un outil pour l’imagination du narrateur d’Un Nègre à Paris, Bertin Tanhoé, qui livre une vision tout à fait singulière de la capitale à son interlocuteur épistolaire ; elle ne prend sens dans Debout-payé qu’en regard des parcours singuliers des deux personnages, Ossiri et Kassoum. Dans ces deux romans qui semblent prendre en charge des identités collectives – celles des Africains et des Parisiens chez Dadié, la mosaïque des identités culturelles à l’œuvre dans les communautés migrantes en France chez Gauz –, c’est en réalité à la construction d’identités individuelles que renvoient ironiquement l’altérité. Les personnages se dessinent dans le creux des discours collectifs, dans l’énonciation d’une parole qui échappe à l’exotisme pour entrer dans une relation de communication avec le lecteur, relation ludique que l’on sait être d’une hypocrite fraternité depuis Baudelaire [44]. En cherchant l’altérité dans le texte, une altérité mise en scène par l’écrivain à son intention, le lecteur ne peut que reconnaître un univers familier, se reconnaître lui-même dans le miroir que le récit lui tend.
Notes
[1] Bernard B. Dadié, Afrique debout !, Paris, Seghers, 1950 ; Légendes africaines, Paris, Seghers, 1954 ; Le Pagne noir, Paris, Présence africaine, 1955 ; Climbié, Paris, Seghers, 1956.
[2] Bernard Mouralis, « Le même et l’autre. Réflexions sur la représentation du voyage dans quelques œuvres africaines », dans Littératures postcoloniales et représentations de l’ailleurs. Afrique, Caraïbes, Canada, Jean Bessière et Jean-Marc Moura (dir.), Paris, Honoré Champion, 1999, p. 13.
[3] Romuald Fonkoua, « Le “voyage à l’envers”. Essai sur le discours des voyageurs nègres en France », dans Romuald Fonkoua (dir.), Les Discours de voyage. Afrique, Antilles, Paris, Karthala, 1998, p. 117-118.
[4] Jean-Marc Moura, La Littérature des lointains. Histoire de l’exotisme européen au XXe siècle, Paris, Honoré Champion, 1998, p. 37.
[5] Ibid., p. 24.
[6] Claire Ducournau, « L’exotisme postcolonial par Graham Huggan. Présentation », dans Postcolonial Studies : modes d’emploi, Collectif « Write back » (dir.), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2013, p. 282.
[7] Marion Cocquet, « Noirs, donc vigiles : les théorèmes de Gauz », Le Point, 06/10/2014, http://www.lepoint.fr/culture/noirs-donc-vigiles-les-theoremes-de-gauz-06-10-2014-1869705_3.php, consulté le 19/11/2016 ; Claire Devarrieux, « Gauz : veni, vidi, vigile », Libération, 17/09/2014, http://next.liberation.fr/livres/2014/09/17/gauz-veni-vidi-vigile_1102604, consulté le 19/11/2016.
[8] Mar Garcia, « Postures (post)exotiques : “Réveiller les vieux démons de l’exotisme” », dans Anthony Mangeon (dir.), Postures postcoloniales. Domaines africains et antillais, Paris / Montpellier, Karthala / MSH-M, 2012, p. 276.
[9] Sur ce point, voir Claire L. Dehon, Le roman en Côte d’Ivoire. Une nouvelle griotique, New York, Peter Lang, 2014, p. 44.
[10] Montesquieu, Lettres persanes (1721), Paris, LGF, « Le Livre de Poche », 1995.
[11] Romuald Fonkoua, « Le “voyage à l’envers” », art. cit., p. 136.
[12] Jean-Marc Moura, La Littérature des lointains, op. cit., p. 56.
[13] Nicole Vincileoni, Comprendre l’œuvre de B.B. Dadié, Issy-les-Moulineaux, Les classiques africains, 1986, p. 148-150.
[14] Bernard B. Dadié, Un nègre à Paris (1959), Paris, Présence africaine, 1984, p. 14.
[15] Ibid., p. 216-217.
[16] Sur le rôle du terrain et du dépaysement en ethnologie et en littérature, voir Alban Bensa & François Pouillon, « Introduction. La leçon d’ethnographie des grands écrivains », dans Alban Bensa & François Pouillon (dir.), Terrains d’écrivains. Littérature et ethnographie, Toulouse, Anacharsis, 2012, p. 10-11.
[17] Bernard B. Dadié, Un Nègre à Paris, op. cit., p. 61.
[18] Vincent Debaene, L’Adieu au voyage, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2010, p. 212.
[19] Zoé Courtois, Mesurer poétiquement le monde. Fictions contemporaines d’expression française et mondialisation chez In Koli Jean Bofane, Gauz, Fiston Mwanza Mujila, Mémoire de Master 2 « Théorie de la littérature », dirigé par Romuald Fonkoua, Université Paris-Sorbonne / ENS / EHESS, 2016, p. 59-60.
[20] Gauz, Debout-payé (2014), Paris, LGF, coll. « Le Livre de Poche », 2015, p. 26.
[21] Ibid., p. 32.
[22] Ibid., p. 29.
[23] Mireille Rosello, « Ethnolittérature : survie de l’ethnographe ou du romancier ? », Romance notes, vol. 50, nº 1, 2010, p. 133.
[24] Daniel Sangsue, La Relation parodique, Paris, José Corti, 2007, p. 104. C’est l’auteur qui souligne.
[25] Bernard B. Dadié, Un Nègre à Paris, op. cit., p. 91.
[26] Gauz, Debout-payé, op. cit., p. 77.
[27] Sophie Duval & Jean-Pierre Saïdah, « Avant-propos », dans Sophie Duval et Jean-Pierre Saïdah (dir.), « Mauvais genre. La satire littéraire moderne », Modernités, n° 27, 2008, p. 9.
[28] Sophie Duval & Marc Martinez, La Satire, Paris, Armand Colin, coll. « U », 2000, p. 231.
[29] Nicolas Boileau, Satires, Epîtres, Art poétique, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1985, p. 90-91. Le texte original est paru en 1666 (v. ibid., p. 266).
[30] Bernard B. Dadié, Un Nègre à Paris, op. cit., p. 140-144.
[31] Sophie Duval & Marc Martinez, La Satire, op. cit., p. 224.
[32] Gauz, Debout-payé, op. cit., p. 97-98.
[33] Bernd Renner, « Avant-propos », dans Bernd Renner (dir.), La Satire dans tous ses états, Genève, Droz, 2009, p. 15.
[34] Sophie Duval & Marc Martinez, La Satire, op. cit., p. 201-202.
[35] Jean-Marc Moura, La Littérature des lointains, op. cit., p. 38.
[36] Vanessa Pietrasik, La Satire en jeu. Critique et scepticisme en Allemagne à la fin du XVIIIe siècle, Tusson, Du Lérot, 2011, p. 110.
[37] Pascal Engel, « La pensée de la satire », dans « Mauvais genre. La satire littéraire moderne », op. cit., p. 36.
[38] Bernd Renner, « Avant-propos », art. cit., p. 17.
[39] John Clement Ball, Satire and the Postcolonial Novel, New York / Londres, Routledge, 2003, p. 13.
[40] Gauz, Debout-payé, op. cit., p. 98.
[41] Bernard B. Dadié, Un Nègre à Paris, op. cit., p. 144.
[42] Véronique Porra, « Rupture dans la postcolonie ? Sur quelques modalités de la contestation des discours exotique et anthropologique dans les littératures africaines francophones contemporaines », dans Silke Segler-Messner (dir.), Voyages à l’envers. Formes et figures de l’exotisme dans les littératures post-coloniales francophones, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2009, p. 34-35.
[43] Voir Mar Garcia, « Postures (post)exotiques », art. cit., p. 278 ; Claire Ducournau, « L’exotisme postcolonial par Graham Huggan. Présentation », art. cit., p. 282.
[44] Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal (1861), Paris, UGE, « Le Livre de Poche », 1999, p. 50.
Auteur
Florian Alix est maître de Conférences à Sorbonne Université, rattaché au Centre International d’Études Francophones. Il est l’auteur d’une thèse portant sur l’essai postcolonial. Il a également fait paraître plusieurs articles sur les littératures francophones et postcoloniales (Édouard Glissant, Aimé Césaire, Valentin Yves Mudimbe, Abdelkebir Khatibi, Driss Chraïbi, Dany Laferrière…). Membre du collectif Write Back, il a à ce titre co-dirigé l’ouvrage Postcolonial Studies : modes d’emploi paru en 2013 aux Presses universitaires de Lyon.
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