Abstract
The article presents in detail how my installation play music for my poem works. It shows that some aesthetic dimensions of the work cannot be perceived in the context of the installation and proposes other modes of reception, complementary to the interactive installation. The talk continues with a thought on the reception of digital works and the need for true digital “reading machines”. These must differ from the usual screen reading and be able to reveal more in depth the aesthetic properties of the works. Such machines would be particularly useful to address in their fullness literary digital works by authors who consider that programming is writing and not a simple tool or material of the work.
Keywords
Je présenterai ici le fonctionnement de l’œuvre joue de la musique pour mon poème, incluant les éléments esthétiques inaccessibles dans l’installation. Puis j’esquisserai quelques réflexions qui permettent de replacer cette œuvre dans une problématique plus large qui parcourt l’ensemble de mes œuvres actuelles depuis 2009.
1. joue de la musique pour mon poème
1.1. Description de l’installation
1.1.1. Un dialogue entre robots
joue de la musique pour mon poème est une installation dans laquelle deux ordinateurs communiquent entre eux via une table de mixage. Chaque ordinateur est associé à un écran (Doc. 1). Il s’agit d’un système de deux robots dans lequel l’élément humain est totalement exogène, il n’est pas nécessaire au fonctionnement de l’installation. Le premier ordinateur, musicien, compose une séquence musicale en combinant des fragments sonores préalablement enregistrés qu’il joue pour l’autre ordinateur. La musique est donc une œuvre ouverte. L’autre ordinateur, le poète, fabrique un poème en quatre strophes en combinant quatre générateurs de textes animés qui fonctionnent sur des principes génératifs différents, un pour chaque strophe. Il écrit ce poème en continu sur son écran. Les générateurs des différentes strophes ayant des temporalités différentes, le texte résultant change constamment. Il est également animé d’un mouvement global au sein duquel chaque strophe obéit à une animation qui lui est propre. Par ailleurs l’ordinateur poète écoute l’ordinateur musicien. Le premier ordinateur est donc un compositeur instrumentiste et le second un auditeur poète.
Doc. 1 ‒ Installations play music for my poem, au Palazio Real, festival OLE01, Naples, 2014 (Gauche) et à la Lydgalleriet, festival ELO, Bergen, 2015 (droite).
L’ordinateur auditeur réagit « émotionnellement » à la musique entendue, non pas dans la thématique du texte qu’il génère, mais dans sa façon d’écrire le poème à l’écran. La musique joue sur la visibilité de chaque strophe, ce qui produit un texte partiellement lisible dans lequel l’opacité de chaque strophe fluctue en permanence entre absence et visibilité maximale.
L’installation peut ainsi tourner jour et nuit en continu comme ce fut le cas en 2015 à la Lydgalleriet de Bergen lors de l’exposition « Hybridity and Synaesthesia in Electronic Literature Exhibition ». L’humain n’est pas nécessaire à son fonctionnement, il s’agit d’une installation entre deux robots.
1.1.2. Du robot à l’humain
Ce qu’il y a à l’intérieur de ces robots est profondément humain : la langue est là, la pâte humaine par la programmation est là, la musique est là ; ces deux robots ne sont pas extraterrestres, ne sont pas de simples ferrailles, ce sont des machines qui portent en elles une part de notre humanité, qui sont le réceptacle d’un supplément d’âme humaine. On n’est donc pas en face de robots poètes ou de robots musiciens au sens où ces machines seraient autonomes et dépourvues d’humanité : ce n’est jamais la machine qui fait de la poésie ou de la musique, c’est toujours l’homme qui investit la machine et qui l’oblige à faire quelque chose d’une certaine façon, fût-ce ce qui ressemble à de l’art. Je ne dis pas que le texte ou la musique générés ne feraient que ressembler à de l’art, ils sont constitutifs d’une œuvre d’art mais n’en forment pas la totalité. Un peu comme dans un paysage de Van Gogh ; l’arbre tourmenté au premier plan est bien de l’art mais l’œuvre, le tableau, ne se réduit pas à ce seul arbre. Il en va de même des médias produits dans l’installation : ils ressemblent à une production artistique interactive et multimédia mais ne sont en fait qu’une composante de la production artistique.
Cette installation n’est pas non plus fermée. Elle se situe dans un espace public investi par les humains, le public. La communication entre les deux robots prend en compte cette intrusion humaine à travers une composante de l’installation qui sert d’interface à l’humain pour s’immiscer dans la communication entre les deux machines. Cette interface présente une dimension de jeu totalement étrangère à la communication entre les deux robots [1]. L’humain agit sur la gestion sonore et les deux robots façonnent des médias, sonore pour l’un, visuel pour l’autre, à destination exclusive de l’humain. Nous verrons en effet que la gestion sonore à destination de l’ordinateur poète n’est pas la même que la gestion du son envoyé sur les enceintes. Or l’ordinateur poète ne peut pas entendre le son issu des enceintes, il ne lui est pas destiné. Inversement, l’ordinateur musicien est « aveugle » et l’affichage du texte généré sur le grand écran n’est donc destiné qu’aux seuls humains.
1.2. La gestion médias
1.2.1. Gestion sonore
Ce que le public entend n’est pas ce que l’ordinateur poète entend (Doc. 2). Les voies droite et gauche de chaque fragment sonore stéréophonique sont traitées différemment et la table de mixage les sépare. La voie de droite est écoutée par le second ordinateur alors que celle de gauche est transformée en un son monophonique envoyé sur les enceintes à destination du public. Un traitement sonore différent est appliqué sur chaque voie du fragment utilisé qui n’est plus, dès lors, le fragment original produit par l’instrument. Chaque instrument est enregistré en monophonie à l’aide d’un micro directement fixé sur lui. Cet enregistrement est filtré par un filtre passe-bande étroit, la fréquence centrale de ce filtre étant différente pour chaque tôle et choisie bien sûr dans la gamme de fréquences produites par l’instrument. Ce fragment filtré constitue la voie droite du son généré. C’est lui qui est entendu par l’ordinateur poète. Ce dernier décompose le spectre de ce qu’il entend, ce qui lui permet de repérer à chaque instant les fréquences des différentes tôles et de connaître ainsi l’instrument joué. Chaque instrument est associé à une strophe. La visibilité de la strophe correspondante est proportionnelle au volume sonore détecté sur la fréquence filtrée de l’instrument associé. Ne disposant que de trois instruments, l’un d’eux est associé à deux bandes de fréquences distinctes et gère simultanément la visibilité de deux strophes. Le fragment monophonique capté sur l’instrument et envoyé sur la voie de gauche fait, quant à lui, l’objet d’un traitement sonore modifiant sa granularité et sa matière. Le résultat de ce traitement est diffusé dans les enceintes à destination du public.
Doc. 2 ‒ Schéma du traitement audio de l’installation
Bien entendu, le public peut aussi agir dans l’installation et intervenir dans la communication entre les deux machines. Cette intervention s’effectue via un jeu qui fait office d’interface et qui est affiché sur l’écran de l’ordinateur musicien. En agissant, le lecteur/auditeur/joueur modifie la séquence musicale en insérant de nouveaux fragments. Il change ainsi la musique qu’il entend et celle qu’entend l’ordinateur poète, ce qui modifie la visibilité des strophes affichées. L’interface est donc également un jeu et un séquenceur qui permet à l’auditeur de composer de véritables morceaux musicaux. Cependant, cette action est entravée par la dimension « game » de l’interface.
Les fragments sonores ont été créés par trois instruments percussifs (Doc. 3) que Nicolas Bauffe a spécialement conçus et confectionnés pour cette œuvre. Il s’agit de tôles martelées de tailles variables, déformées selon divers procédés, sur lesquelles l’instrumentiste déplace une bille métallique. Chaque plaque possède sa bille spécifique dont la taille et la masse sont adaptées au son désiré. Chaque tôle produit ainsi un son dont le déroulement temporel et la gamme de fréquences sont spécifiques. Ces tôles sont mises en mouvement par des instrumentistes du laboratoire Musique et Informatique de Marseille (MIM) qui produisent en fait des unités sémiotiques temporelles (UST) [2] plus ou moins bien formées. La musique est donc composée en UST et non selon des modes de composition classiques. Un ensemble de fragments produits par chaque instrument constitue la banque de sons à disposition de l’ordinateur musicien.
Doc. 3 ‒ Instrumentarium.
Une composition musicale continue a d’ailleurs été composée à partir des fragments proposés et constitue en quelque sorte la musique originale de l’œuvre. Cette composition n’est pas accessible depuis l’installation, elle est présente sous forme de fichier parmi les données mais n’est pas utilisée par le programme. Pour l’atteindre et l’écouter, il faut donc prendre une autre posture de réception que celle de l’installation : accéder aux fichiers et la jouer pour elle-même. Ainsi donc, la modalité de réception créée par l’installation n’est pas la seule possible et ne donne pas accès à toutes les caractéristiques esthétiques de l’œuvre. Pour parcourir celles-ci en entier il est nécessaire de prendre une autre posture de réception, complémentaire de celle du public de l’installation et indépendante de celle-ci. L’œuvre possède donc une vie esthétique disjointe hors installation et ses fichiers seront rendus publics pour permettre cette autre vie esthétique.
1.2.2. Le jeu interface
Dans l’installation, l’interface est un jeu de réflexe utilisé par l’armée américaine pour entraîner ses pilotes de jets. Elle se compose d’un carré de bordure noire dans lequel le joueur déplace à la souris un carré rouge et dans lequel se déplacent des rectangles bleus gérés par le programme. L’objectif du jeu est de déplacer le carré rouge le plus longtemps possible dans cet espace en évitant les rectangles bleus et le bord noir. Le déplacement des rectangles accélère par étapes. J’ai légèrement modifié le jeu en ajoutant 3 carrés jaunes situés dans les coins du carré noir. Chacun de ces trois coins est associé à un instrument, toujours le même pour un coin donné. Chaque instrument commande la visibilité d’une strophe. Cette dernière est proportionnelle au niveau sonore de la bande de fréquence étroite du fragment joué par l’instrument puis filtré, qui constitue la voie de droite du son. N’ayant que trois instruments pour quatre strophes, un instrument combine deux bandes de fréquences et gère ainsi simultanément la visibilité des strophes 2 et 3. Les quatre strophes sont hiérarchisées en fréquence : la strophe 1 est associée à une fréquence basse (300 Hz), la strophe 4 à la fréquence la plus haute (7kHz), les deux autres étant intermédiaires, respectivement 1,8 kHz pour la strophe 2 et 2,5 kHz pour la strophe 3.
L’objectif de l’interface, différente de l’objectif du jeu, consiste alors à activer ces carrés jaunes qui déclenchent un fragment de l’instrument considéré, et rendent ainsi plus ou moins visible(s) la ou les strophe(s) correspondante(s). Lorsqu’un fragment est joué, le carré correspondant n’est pas visible. Il n’est ainsi pas possible d’exécuter simultanément deux fragments du même instrument, gérant donc la même strophe, ceci pour éviter les conflits. En revanche, plusieurs instruments peuvent jouer en même temps, ce qui permet de visualiser plusieurs strophes simultanément. On obtient d’ailleurs un phénomène intéressant : pour visualiser le texte en entier et ainsi percevoir le travail réel de la génération textuelle, il faut activer l’ensemble des instruments et les maintenir activés, ce qui génère une cacophonie sonore. Il n’est d’ailleurs pas facile de conserver cet état longtemps car il nécessite une grande rapidité et une grande dextérité dans la manipulation de l’interface. En revanche, un résultat musical intéressant nécessitera de garder des silences, d’alterner des phases d’instruments solos et de groupes, ce qui entraînera une visibilité partielle et fragmentaire du texte. De plus, « perdre » en établissant une collision entre le carré rouge et un rectangle bleu, ou la bordure noire, fige l’interface et produit un résultat graphique abstrait intéressant. On peut également créer des compositions visuelles abstraites animées en déplaçant le carré rouge pour lui-même au détriment des compositions sonores ou textuelles produites. Le programme n’est pas alors utilisé comme interface mais comme instrument plastique. Ainsi donc, le programme interface possède trois dimensions que la personne à la manœuvre peut activer pour elles-mêmes : un rôle de séquenceur, un instrument plastique et une dimension d’interface de la visibilité du texte.
La spécificité du jeu entraîne d’autres conséquences. S’agissant d’un jeu utilisé par l’armée américaine pour entraîner ses pilotes, on se doute qu’il mobilise fortement l’attention et la concentration du joueur. Autrement dit, il est impossible de jouer et de contrôler en même temps le résultat de la manipulation, notamment le texte, car cela demande à regarder l’autre écran, ce qui entraîne ipso facto une rencontre fatale qui bloque l’interface. Ainsi, ce qui se présente comme une interface dans sa dimension de contrôle des médias n’est nullement une interface, car une interface nécessite de contrôler les fonctionnalités mais, dans le même temps, de mesurer l’effet produit sur l’élément interfacé. Ici, le programme contrôle la personne qui le manipule plus que l’inverse. La solution pour s’en sortir et accéder aux dimensions non ludiques de l’œuvre, consiste à se positionner dans une autre modalité de réception, que je nomme méta-lecture. Il s’agit simplement d’observer quelqu’un d’autre manipuler et de « jouir passivement » du résultat de son action. Autrement dit, de se placer dans la banale situation de spectateur. La déstructuration n’est pas seulement multimédia, elle est également fonctionnelle et touche l’interface. L’idéal est même d’avoir son « esclave » pour lui donner les instructions de manipulation ; à lui d’être performant pour produire le résultat désiré (mission difficile et parfois impossible !). Pour percevoir toutes les dimensions de l’installation il faudra alterner les deux modalités : manipulateur / spectateur mais la dimension de contrôle sera difficile à réaliser. De plus, aucune modalité de réception n’arrivera à éliminer la déstructuration multimédia mentionnée plus haut. La perception structurée de l’ensemble jouant sur la reconstruction mnésique, le public est toujours dans la construction créative car la mémoire trahit, transforme et oublie.
1.2.3. Un multimédia déstructuré
L’installation est bien un générateur multimédia mais dont les dimensions ne peuvent pas toutes être optimales en même temps : il s’agit d’un multimédia déstructuré qui demande un effort de recomposition mentale au lecteur/auditeur/joueur s’il veut en percevoir la cohérence. L’œuvre est déstructurée dans trois espaces : celui du programme, celui de l’écran (puisque le visuel se partage deux écrans) et celui qui sépare le spectateur de l’écran puisque le son et les actions se situent dans cet espace.
Le visuel est bien déstructuré sur les deux écrans : sur l’un, où est projeté le texte, et bien qu’il comporte nécessairement une dimension plastique, c’est bien le système linguistique qui s’impose à la perception. Sur l’autre, l’interface a une dimension plastique abstraite très forte, qui n’est pas sans rappeler Mondrian. Cette dimension est plus prégnante encore lorsque le lecteur « perd », car alors le visuel se fige obligatoirement durant quelques secondes puis demeure figé jusqu’à ce qu’il soit réinitialisé par un lecteur. Durant cette phase, le visuel de ce jeu cesse d’être une interface ou un jeu et demeure exclusivement un objet plastique.
1.2.4. Les générateurs de textes
Le texte est déstructuré de façon assez complexe, notamment à travers son caractère génératif. Le programme se compose de quatre générateurs de textes (Doc. 4), un par strophe, combinés dans le même programme qui les chapeaute et gère conjointement le comportement graphique des quatre textes générés. Chaque générateur fabrique un bloc de texte à l’écran. Le programme chapeau crée une cohérence esthétique entre les strophes et contribue à unifier l’ensemble, à bien percevoir les blocs comme strophes du poème, et non comme des poèmes indépendants. Trois strophes fonctionnent ensemble au niveau des thématiques, la quatrième constituant un commentaire sur ces trois strophes. Chaque générateur est construit à partir d’un texte écrit préalablement. Ces textes sont :
Strophe 1 :
La mer hourdit de son sable les joints calcinés de la mémoire.
Le vent soudain s’engouffre. / C’est un gouffre déjà ‒ l’oubli !
La mer. Puis un ploc, plic avant ploc. Sur Brest. ‒ T’en souvient-il Barbara ?
Avant, arrière avant, arrière arrière seulement ‒ la vague emporte jusqu’au souvenir de la vague.
Strophe 2 :
d’un roc surgit la vie
eau toujours
soleil aussi
Strophe 3 :
c’est ainsi
si l’on peut dire
ainsi que l’arbre croît
soit-il
Strophe 4 :
qu’une page en vienne à jaunir
qu’elle soit jaunie par la cendre du temps
ou blanchie, lavée de tout soupçon
et c’est le texte ‒ encore
qui se retire de nos veines.
Doc. 4 ‒ Capture vidéo du texte généré (le programme générateur fonctionnant seul, hors de l’installation)
Ces textes initiaux servent de matrices à des solutions génératives différentes. Les trois premières utilisent des variantes de l’algorithme génératif le plus ancien qui soit (1952), celui des « phrases à trous ». Pour les deux premiers textes, chaque vers est considéré comme le moule d’une phrase à trous. Une phrase à trous est une phrase bien formée dans laquelle certains mots sont absents. Une liste de mots pouvant prendre la place du trou est alors constituée. Le programme génératif choisit un mot au hasard dans la liste correspondante qu’il positionne à la place du trou pour reconstruire le vers.
Le texte de la première strophe est généré de la façon suivante : le programme calcule une première variante qui demeure affichée durant sept secondes, puis une autre variante du texte est générée en choisissant aléatoirement un moule. La visibilité de la première variante diminue alors progressivement tandis que celle de la seconde qui lui est superposée augmente. Durant cette période les deux versions se superposent de façon non lisible. Ce changement s’effectue en huit secondes et le processus reprend. Ce comportement est, comme pour toutes les strophes, modulé par la gestion de la visibilité par le son : l’opacité calculée par le générateur de texte est multipliée par un facteur inférieur à un, proportionnel au volume sonore détecté à la fréquence du son gérant cette strophe. Elle est nulle en absence de fragment sonore associé à cette strophe.
Dans la strophe 2, chaque vers est généré selon son propre moule et garde donc toujours sa structure. Les vers sont successivement animés d’un mouvement vertical qui les permute, le premier vers parcourant tout le poème alors que les deux autres ne se croisent jamais comme le montre la vidéo (Doc. 4). Il se construit ainsi les configurations suivantes, chaque numéro étant celui du vers dans le poème initial : 123 ; 213 ; 231 ; 213 ; 123… À chaque chevauchement de deux vers, le générateur combinatoire génère ces deux vers, de sorte que le moment de la génération passe inaperçu, les deux vers étant superposés et donc illisibles.
La troisième strophe est plus complexe. Du poème original on retient la structure suivante : le premier vers et le dernier sont couplés (ainsi… soit-il) et forment une expression existante ou créée pour cette œuvre ; le deuxième débute par une partie du premier (ainsi / si) ; le troisième présente une redondance avec le premier. Le moule retenu est alors le suivant, chaque expression entre crochet étant une matrice de vocabulaire ou un autre moule (en gras) et les parenthèses indiquant les dépendances entre moules :
[init]
[deb(init)] + [comment]
[redondance(init)] + que + [action]
[final(init)] + [coda]
Avec les moules subsidiaires :
[action] = [substantif] + [verbe d’action (substantif)]
[comment] = [je] + [pouvoir] + [dire]
Le générateur réalise une transformation lente entre deux maximes générées et réalise un mouvement de rotation d’ensemble du poème affiché. La transformation se fait en remplaçant chaque matrice de la première maxime par celle de la seconde selon un ordre aléatoire. Comme un changement ne s’effectue que toutes les trois secondes et demie, le texte semble statique, la génération ne se voit pas. Par exemple, le passage entre les deux maximes suivantes s’effectue en douze étapes.
— “c’est ainsi
si l’on s’évertue à penser
ainsi… que l’eau s’engourdit
…soit-il.”– “entre ch-at
errance tu peux croire
et ch-ien comme le nuage se dislo que
entre r-at et r-ien parfois”
La quatrième strophe est construite par permutations et non selon un algorithme de phrases à trous. On remarque tout d’abord qu’on peut détecter la présence de dix vers inscrits dans le texte original en gras (Doc. 4) qui forment un second texte « fantôme » ayant pour titre jaunir. C’est le seul texte porteur d’un titre, caractérisant ainsi le fait qu’il ne s’agit pas d’une strophe du poème principal. Voici ce texte :
jaunie, blanchie
une page en cendre se retire de nos veines.
La cendre est le texte.
En cendre encore
elle est le texte.
Une page en nos veines…
‒ vienne le soupçon, encore ? ‒
…blanc est le texte.
Le temps encore se retire,
la cendre du temps, lavée, se retire.
L’incrustation de ce poème dans la strophe quatre produit une séquence de dix poèmes construits sur le texte initial de cette strophe. Chaque poème contient un vers du poème fantôme disséminé dans la strophe 4. Voici les poèmes de la série qui comprennent respectivement les vers 2 et 3 du poème fantôme jaunir :
qu’une page en vienne à jaunir
qu’elle soit jaunie par la cendre du temps
ou blanchie, lavée de tout soupçon
et c’est le texte – encore
qui se retire de nos veines
qu’une page en vienne à jaunir
qu’elle soit jaunie par la cendre du temps
ou blanchie, lavée de tout soupçon
et c’est le texte – encore
qui se retire de nos veines
L’ensemble des poèmes de cette série est montré dans un ordre aléatoire durant six secondes, puis le poème de la quatrième strophe est affiché seul durant vingt-quatre secondes. Une nouvelle permutation de la série est alors réalisée et le processus d’affichage reprend.
Chaque strophe possède une couleur propre et est animée d’un mouvement lent, ce qui a pour effet d’en mettre hors champ certaines parties durant un certain laps de temps. La couleur de fond se modifie également lentement, ce qui diminue parfois le contraste entre le fond et certaines strophes.
1.2.5. Rien à lire, circulez
Au final, l’installation gêne considérablement la lisibilité et oriente le spectateur vers une réception plastique ou ludique. Il est nécessaire de rentrer dans le programme pour découvrir les éléments ici énoncés qui ne sont fournis dans l’installation que sous forme d’indices perceptibles. La véritable dimension textuelle, qu’on qualifierait de littéraire dans une conception classique de la littérature centrée sur le texte, ne s’obtient avec plus de pertinence qu’en cassant la coque des médias directement perceptibles dans l’espace-son de l’installation, dans une modalité de lecture qui elle-même déconstruit l’œuvre en dehors de l’installation. Il s’agit là d’une opération de méta-lecture. La méta-lecture est une des modalités de réception de l’œuvre rendues possibles par le dispositif numérique. Notre culture de l’image, fondée sur la situation spectatoriale construite par le livre, le concert classique, la scène à l’italienne et le cinéma, considère que la dimension perceptive de l’œuvre est une surface située devant le lecteur/auditeur/spectateur. Le dispositif numérique complexifie cette situation en utilisant des domaines perceptifs ou signifiants qui ne sont pas accessibles dans cette configuration. Le modèle que je développe (Doc. 5) qualifie de « méta-lectures » les modalités nécessaires pour les atteindre, qui nécessitent des instruments pour y accéder, tout comme l’écran est un instrument de lecture de l’image filmique et le livre un instrument de lecture du texte.
Doc. 5 ‒ Les méta-lectures dans le modèle procédural. Extrait de : Philippe Bootz, « La poesia digital programada: una poesia del dispositivo », dans Poéticas technológicas, transdiciplina y sociedad : Actas del Seminario Internacional Ludión/Paragraphe, Pablo Esteban Rodriguez (trad.), Claudia Kozac (ed.), Buenos-Aires, Exploratorió Ludión, 2011, p. 38.
Pour que les méta-lectures soient possibles, l’œuvre ne doit pas seulement être installée, elle doit également être publiée comme « document » accessible, par exemple en ligne. J’en ai moi-même déconstruit certaines dimensions afin de réaliser des « machines de lecture » (fichiers textes, fichiers exécutables, schémas, captures vidéos…) qui ne nécessitent pas de rentrer dans le programme pour atteindre ces dimensions. La vidéo Doc. 4 en est un exemple. Pour l’obtenir il a fallu déstructurer le programme du robot poète pour n’en récupérer que le générateur de texte.
Je ne prétends pas avoir fait le tour de toutes les dimensions esthétiques de l’œuvre. Je ne me suis notamment pas encore intéressé à l’esthétique du code de cette œuvre. L’analyse du code révèle souvent des composantes esthétiques ou rhétoriques. Dans tous les cas, il me sera impossible d’atteindre toutes les dimensions de l’œuvre, notamment parce que celle-ci échappe nécessairement à son auteur et que d’autres points de vues, associés à d’autres dimensions signifiantes, sont toujours possibles. En revanche, l’installation procure au lecteur / spectateur une expérience de vie, sensible, intellectuelle, physique, esthétique que la déstructuration ne peut donner. Votre lecture vous appartient, même si elle ne peut s’effectuer que depuis l’intérieur de l’œuvre (on ne « lit » pas une œuvre, on « lit depuis » une œuvre). Rien d’autre ne peut la remplacer. Lecture et méta-lecture sont ainsi complémentaires et non hiérarchisées bien qu’antagonistes.
2. Quelques réflexions en guise de cadrage
Cette œuvre appartient à la série des petits poèmes à lecture inconfortable. La lecture inconfortable s’inscrit dans l’actualisation de l’esthétique de la frustration que j’ai créée dans les années 1980 et qui caractérise l’approche esthétique de nombre de poètes français dans cette période. La frustration n’y était pas un objectif mais un dommage collatéral lorsque le lecteur se rendait compte qu’il ne possédait pas les bonnes modalités de lecture de l’œuvre, c’est-à-dire lorsque ses tentatives de lecture selon les modalités classiques de lecture d’un livre échouaient. La lecture inconfortable travaille plus spécifiquement sur le contrôle en prouvant par une mise en œuvre que le dispositif technique contrôle le lecteur plus que celui-ci ne peut agir sur la machine et bien avant qu’il puisse tenter quoi que ce soit : l’interactivité est le meilleur moyen par lequel la machine vous contrôle. La frustration peut également se manifester comme dommage collatéral chez un lecteur qui ambitionne de contrôler l’œuvre ou sa lecture. En ces temps de manipulation sournoise des libertés et des démocraties par les algorithmes, il est judicieux de faire prendre conscience que ce contrôle de la machine peut s’exercer en toute circonstance, dût-elle prendre une forme ludique et esthétique dans une œuvre d’art.
Dans l’œuvre, l’interactivité concerne la lecture, qui est une modalité de réception spécifique venant de la situation du spectateur de cinéma, puis transformée par la possibilité, spécifique au numérique, d’agir via un écran. Cette continuité par l’image mouvante entre le cinéma et le visuel créée par des programmes, a tendance à nous faire croire que l’œuvre est ce qu’on observe à l’écran, car il s’agit de la partie immédiatement perceptible. On agirait donc « sur » l’œuvre. En fait, l’analyse des œuvres littéraires numériques, et des œuvres à lecture inconfortable en particulier, montre que cette conception confond « dimensions esthétiques » et « modalités d’accès aux dimensions esthétiques », c’est-à-dire l’objet et la modalité de l’accès. En instituant implicitement la lecture numérique comme unique modalité d’accès à l’œuvre au motif que c’est la plus évidente, on se prive d’une part non négligeable de ce qui constitue la dimension esthétique spécifique des œuvres littéraires numériques. Réduire l’œuvre à son contenu écran ou à ce qui est immédiatement donné à la perception par le dispositif proposé de monstration (installation, performance, exécution on-line…) revient à la castrer. Il est vrai que toute notre culture, depuis plusieurs siècles, et plus spécialement dans les cultures occidentales, a forgé ce pouvoir démesuré de la lecture, et même les auteurs numériques ont aujourd’hui encore beaucoup de mal à penser l’œuvre différemment, bien que l’analyse de leurs productions [3] montre qu’en fait l’œuvre fonctionne différemment. Il est logique, dans ces conditions, qu’aucun instrument ne permette d’accéder aux dimensions non écraniques des œuvres, ce qui nous prive de machines de lecture de ces dimensions.
Le parallèle avec le livre fera mieux ressortir mon propos. Il convient d’établir une différence entre le texte et le livre. On pense généralement que le livre est un « support » du texte mais la situation est plus complexe que cela. Le livre dispose de toute une « machinerie » textuelle et physique qui oriente et contraint le lecture du texte : un paratexte (pagination, chapitrage…) et une disposition plastique (blancs entre les mots, délimitation de blocs constituant des paragraphes, corps de fontes différents pour le corps du texte, les titres…, sauts de lignes et de pages, utilisation de tirets pour les répliques, d’italiques…) de sorte que le livre n’est pas un simple support du texte, il s’agit d’une véritable machine de lecture dont l’invention ne s’est pas faite du jour au lendemain et résulte de transformations idéologiques. Jusqu’au VIIe siècle, il fallait connaître le texte car tous les mots étaient collés et le codex, l’ancêtre du livre, jouait davantage le rôle d’une partition que d’un livre. Cette disposition empêchait le commun des mortels de lire, la lecture étant réservée aux hommes d’église détenteurs de la parole de Dieu. Il a donc fallu que l’église perde un peu de ses prérogatives sur le texte et que puisse advenir la lecture silencieuse pour que le livre voie progressivement le jour (le paragraphe au XIe siècle, la pagination au XIIIe). Tant que notre idéologie de l’œuvre restera marquée par quelques notions issues des siècles passés, et plus spécifiquement du XIXe siècle (pour lequel l’œuvre littéraire est un texte immédiatement perceptible porté sur un support), l’humanité ne développera pas de machine à lire les dimensions autres.
La solution la plus utilisée aujourd’hui pour pallier l’absence de telles machines est de montrer le code informatique. Cette solution est loin d’être optimale. Outre qu’elle nécessite des compétences informatiques pour en tirer parti, ce qui confine et discrimine l’accès à une certaine élite formée en conséquence, cette solution ne tient pas compte de la dimension « d’outil intellectuel » qu’est le code. En tant qu’outil, le code sert en effet à augmenter quantitativement et non qualitativement les possibilités du cerveau. Il fait ce que le cerveau humain peut faire mais en plus vite et sans la barrière de la surcharge cognitive, ce qui lui permet de retenir et traiter simultanément des quantités énormes d’informations, selon des objectifs différents, ce que ne saurait faire un cerveau humain. De ce fait, la lecture humaine d’un programme complexe bloque sur ce dépassement quantitatif opéré par le programme, ce qui interdit d’en percevoir en détail toutes les implications et dimensions en dehors d’un processus d’exécution. Ainsi donc, une machine à lire le code ne consistera sans doute pas en un affichage simple du code, mais inclura sans doute une exécution de portions de ce code dans un environnement différent du programme de l’œuvre. C’est dans cette direction que j’oriente mes expérimentations sur le code, et elles ont déjà fourni quelques résultats probants [4].
La lecture en situation traditionnelle, rebaptisée lecture étroite dans le modèle général que je développe, englobant ainsi la lecture numérique, la lecture interactive dans une installation, la lecture spectatoriale d’une projection ou d’une performance, permet d’accéder à certaines dimensions de l’œuvre qu’aucune autre modalité de réception ne permet, mais interdit également l’accès à d’autres dimensions qui nécessitent de ce fait des modalités d’accès différentes que je nomme de façon générique des « méta-lectures ». Tout comme la lecture étroite, il s’agit d’opérations instrumentées [5] qui permettent d’atteindre d’autres niveaux esthétiques de l’œuvre. La réception se trouve ainsi déconstruite selon plusieurs modalités autonomes, indépendantes et non simultanées qui, chacune, permet d’accéder à des dimensions esthétiques ou littéraires différentes de l’œuvre. La réception ne résulte donc pas simplement d’une transmission, elle nécessite une reconstruction mentale qui assemble les diverses pièces du puzzle résultant de ces modalités diverses.
*
L’installation et la performance, tout comme la lecture numérique, sont des dispositifs qui contraignent la réception et en limitent l’accès à la seule lecture étroite. Dans le cadre de l’esthétique de la frustration et de la lecture étroite, l’œuvre constitue un « piège à lecteur ». Ce concept, que j’ai forgé dès le début de mon basculement dans l’écriture numérique programmée, indique que l’œuvre met en échec la conception de l’œuvre comme spectacle, fût-il interactif. L’objectif du piège à lecteur n’est pas de vous dire au sein de l’œuvre que vous êtes piégé mais de vous le faire expérimenter. On le dit ailleurs, dans un discours second comme cet article.
Notes
[1] Voir le document vidéo sur le festival OLE 01 réalisé par la Rai en 2014. L’installation joue de la musique pour mon poème est présentée entre les dates 3:41 et 4:17. On y voit clairement le fonctionnement de l’interface.
[2] Une unité sémiotique temporelle (MIM) est une structure temporelle iconique d’un mouvement naturel. Voir à ce sujet Xavier Hautbois & Nicolas Donin (dir.), musimediane , n° 5 : « Les Unités Sémiotiques Temporelles : enjeux pour l’analyse et la recherche », mars 2010, revue en ligne (consulté le 20 mai 2018).
[3] V. par exemple Philippe Bootz, « signs and apparatus in digital poetry: the example of Jean-Marie Dutey’s Le mange-texte », LLC/Literary and Linguistic Computing, volume 27, issue 3, septembre 2012, p. 273-292 ; ou (2007), Les Basiques : La littérature numérique, Leonardo Olats (collection les basiques) [en ligne] (consulté le 10/02/2010) ; ou encore « vers de nouvelles formes en poésie numérique programmée ? », Rilune, n°5 : « littératures numériques en Europe, état de l’art », juillet 2006 [en ligne] (consulté le 15 février 2014).
[4] Voir par exemple Philippe Bootz et Marcel Frémiot, « Passage, poème numérique, éléments d’esthétique et d’analyse », Les Cahiers du MIM, n° 3, octobre 2009 [en ligne] (consulté le 10/02/2010).
[5] Le fait que la modalité soit instrumentée ne signifie pas qu’elle utilise une machine de lecture. Une machine de lecture fonctionnerait de la même façon pour toutes les œuvres alors qu’aujourd’hui les procédures et instruments mis en œuvre dans les méta-lectures s’adaptent aux œuvres ainsi lues.
Auteur
Philippe Bootz est auteur de poésie programmée depuis la fin des années 70, et enseignant-chercheur à Paris 8. Éditeur de la revue de littérature animée et interactive alire, impliqué dans divers collectifs de poésie numérique, il s’intéresse aux altérations des opérations de lecture et d’écriture opérées par ces formes nouvelles. Se démarquant de la génération de textes et des créations hypertextuelles, Philippe Bootz a proposé dès la fin des années 80 des œuvres de poésie animée. Ses créations, qui interrogent le rapport entre l’écriture informatique, son exécution machinique et sa manifestation sur l’écran de l’ordinateur, sont liées à une « esthétique de la frustration » qui déroute le lecteur, tels les « Petits poèmes à lecture inconfortable » (« Petite brosse à dépoussiérer la fiction », 2005, ici ; « L’e rabot poëte », 2005, ici ; « Les amis sur le seuil », 2011, là).
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