Abstract
Newspapers in the 19th century appear as a meeting point between the reader and the author of novels, between the narrator and the narratee within the diegesis. The newspaper, seen as a textual object and a vector of a new temporality, especially regarding the meaning of the event, is used in various narratives with several modalities which highlight a typology of its uses. This typology reveals the interactions between the time as lived by the reader and the time as told by the novelist. A standard sentence reflecting a certain configuration that unites the character and the journal allows us to bring to light a few links between the different elements of the narration regarding the effect of the newspapers used as a way to extend the possibilities of fictional temporality.
Keywords
novel
1. Introduction : le journal, un embrayeur temporel
« Il apprit dans le journal » est une phrase qui n’apparaît sans doute, en l’état, dans aucun roman ; à défaut, elle est une forme condensée et fantasmée d’autres phrases, proches et variées, qui témoignent d’une nouveauté dans la perception du temps au XIXe siècle telle qu’elle est rendue par les romans : la parution du journal et son influence sur la diégèse. De la même manière que le progrès technique de l’électricité a pu toucher les intrigues romanesques en multipliant les scènes nocturnes [1], le journal a modifié le rapport que les personnages ont à l’irruption de l’événement dans la temporalité fictionnelle. L’intrigue et la diégèse [2] sont les deux notions que nous allons utiliser pour mettre en question l’utilisation du journal comme élément esthétique du romanesque au XIXe siècle – élément que l’on ne retrouve certes pas dans toutes les productions romanesques, mais qui révèle cependant une certaine tendance réaliste dans un corpus que nous avons choisi varié, mêlant œuvres canoniques et récits peu connus.
« J’ai compris que cela serait demain dans le journal [3] » : dans les premières lignes du Dernier jour d’un condamné, le narrateur autodiégétique observe un jeune homme – un journaliste – qui prend des notes sur la « toilette du condamné » ; il conclut par cette phrase. Le lendemain n’existe pas pour le condamné à mort, mais la temporalité propre au journal lui rappelle qu’il en est autrement pour la foule dont il entend les rires. L’événement, en l’occurrence, est celui de la mort annoncée : c’est par cette projection que l’imminence de l’exécution prend une dimension urgente, marquée par la borne que représente la parution de l’article le lendemain. Le journal joue donc un rôle – poignant ici – quant à la temporalité de la diégèse, quant à la construction même de l’événement, et ce particulièrement dans le roman réaliste dont il accompagne le développement [4].
Le journal projette sur l’existence du condamné à mort une temporalité extérieure à la sienne : c’est un cas limite de l’utilisation du journal. Mais la plupart du temps, c’est la lecture du journal, activité quotidienne et habituelle, qui fait entrer une autre temporalité dans le temps diégétique du personnage. La lecture du journal constituerait donc un moment particulier de la diégèse dans les romans réalistes, et le journal pourrait même apparaître comme une sorte de deus ex machina moderne qui résout les intrigues secondaires, fait avancer à grands pas la narration ; il peut aussi, plus simplement, valoir comme la survenue d’un temps lié à l’espace public, différent du présent vécu par les personnages. Des formules comme « on lisait le lendemain dans le journal » peuvent valoir comme de véritables embrayeurs d’une temporalité précipitée : ce n’est pas encore du « scoop », mais plutôt un artifice narratif qui permet de faire entrer le roman réaliste dans une autre temporalité, marquée principalement par le fait divers. Cette temporalité peut avoir des répercussions sur la société, sur l’un des personnages du roman ou se révéler pourvoyeuse d’ellipses : c’est ce qui nous intéresse ici. En effet, le journal développe au cours du siècle sa présentation des événements et accélère ainsi une certaine perception de la temporalité, comme l’explique Julien Schuh :
L’évolution des publics et des tirages provoque une adaptation des types d’informations mises en avant : on privilégie les événements disruptifs (guerres, crimes, scandales) aux dépens des débats politiques et sociaux. En définitive, c’est parce qu’il est quotidien, et parce que son financement repose sur une diffusion toujours plus large, que le journal provoque une accélération de la temporalisation des événements : pour justifier sa consommation, il doit créer un sentiment de changement perpétuel [5].
Ce changement si important dans la temporalité du journal va se retrouver dans le cadre romanesque. Car c’est bien l’événement qui fait le cœur du problème ici, l’événement et son inscription dans le récit, dont on peut suivre l’évolution jusqu’au contemporain [6].
Notre point de départ réside donc dans une formule et ses variantes, dans un noyau phrastique autour duquel va rayonner l’intrigue. Les quelques formes que nous présentons, appuyées sur le modèle de la formule « le lendemain on lisait », présentent en effet des structures équivalentes. Le plus souvent, on y trouve « le lendemain » suivi du pronom « on », ce qui permet à la diégèse de quitter le point de vue du personnage pour un élargissement de la focalisation qui prend les dimensions de la société entière : dans ce saut entre une focalisation restreinte (ou un dialogue) et une focalisation qui est propre à l’espace public, un vertige se lit, qui est celui de l’époque. La jonction du temps et de la personne opère une double ellipse : temporelle, donc, par le temps (rapide) que prend la parution du journal quotidien, mais aussi spatiale avec l’apparition de ce « on » de l’opinion publique. Par cette formule, le fait divers éloigné qui se joue entre quelques individus devient un texte qui passe à un public inconnu : la rapidité de l’époque moderne se voit ainsi dans le roman – et préfigure une certaine fascination pour la simultanéité qui est l’une des versions de la modernité dans le romanesque. L’influence du feuilleton est également non négligeable, naturellement, dans l’écriture de ces temporalités nouvelles qui sont à la fois vécues par les lecteurs et racontées dans les récits : cette adéquation entre l’expérience quotidienne et l’expérience romanesque est due à la présence du journal et à son rôle. Dans la nouvelle « arithmétique des jours au XIXe siècle [7] », un détail comme la propagation d’un événement dans le tissu narratif joue un rôle important.
Nous analyserons donc la signification de plusieurs manifestations du journal dans des romans ou nouvelles du XIXe siècle : ce corpus que nous avons constitué est volontairement hétérogène, tant pour l’esthétique que pour les dates. Deux éléments motivent ce choix : un tel corpus fait ainsi apparaître le phénomène de fond que nous voulons étudier ; il permet également de dresser une esquisse de typologie que l’on pourrait observer, mutatis mutandis, dans d’autres œuvres du siècle. Dans ces exemples, le journal marque en effet la propagation d’un événement et la manière dont le cadre intime du roman s’ouvre au cadre quotidien représenté par le journal : c’est ce dernier, comme voix seconde, qui est gage de réalisme, et ce d’autant plus que la cause cachée de l’événement est révélée par le roman. Il s’agit bien alors, symboliquement du moins, de démonter les rouages de l’événement, de donner à voir les causes : en un mot, cela se rapproche du programme de La Comédie humaine.
2. Le journal reproduit l’événement : un décrochage énonciatif
Le contenu du journal peut être reproduit, souvent pour donner un effet de réel autant que pour rendre visible et lisible une certaine polyphonie du texte littéraire : le texte du journal contredit parfois l’intrigue, ou la complète avec une voix neutre qui s’apparente à celle de la société. C’est ce que souligne le narrateur des Mystères de Paris quand il cite le journal pour « consacrer, pour ainsi dire, la croyance générale [8] » sur la mort de M. d’Harville – alors même que le lecteur, lui, a été admis à connaître la vérité sur ce suicide. Dans ce cas, le narrateur et le lecteur partagent un savoir caché du reste de la société ; leur proximité renforce une connivence qui les place sur un pied d’égalité – ce qui n’est pas le moindre effet esthétique des romans-feuilletons. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Eugène Sue se sert par moments de cette dissonance temporelle entre la scène et l’ellipse : c’est un rythme tout feuilletonesque, et la mise en abyme que produit la publication d’un extrait de journal dans le roman-feuilleton confirme l’importance de cette temporalité du journal [9]. La mort de M. d’Harville dans Les Mystères de Paris ou le début du choléra dans Le Juif errant sont ainsi traités par une brusque variation de temporalité marquée par la césure symbolique d’une ligne de points que nous reproduisons ici :
Avec ces mots le coup partit.
M. d’Harville s’était brûlé la cervelle.
……………
Nous renonçons à peindre la stupeur, l’épouvante des convives de M. d’Harville.
Le lendemain on devait lire dans un journal :
« Hier, un événement aussi imprévu que déplorable a mis en émoi tout le faubourg Saint-Germain. Une de ces imprudences qui amènent chaque année de si funestes accidents, a causé un affreux malheur. Voici les faits que nous avons recueillis, et dont nous pouvons garantir l’authenticité [10] […]. »
Le journal, voix commune qui donne à l’événement sa publicité, peut donc servir de contrepoint à l’intrigue telle que le lecteur la connaît, et dire le même événement sous une autre forme, celle que la société connaîtra. Cette manière de dire à deux voix un événement, narrateur et journal mis en concurrence pour le lecteur, est utilisée à différentes fins mais souligne le plus souvent un « décalage épistémique [11] » que l’auteur exploite. Ainsi dans Rouget et Noiraud, de Guillaume de la Landelle : pendant un procès, l’un des personnages sourit à sa mère et le narrateur qualifie ce sourire de « magnanime », développant une réelle empathie avec le personnage qui vient d’être condamné. Mais cette action est complétée par le paragraphe suivant :
Le lendemain, on lisait dans le compte-rendu de la séance par le journal du département :
« Encore un incorrigible dont les pernicieux instincts épouvantent autant qu’ils indignent. Au moment où le jeune accusé, déclaré coupable avec circonstances atténuantes, a entendu le prononcé de la sentence, il s’est tourné vers le public souriant du plus insolent sourire ».
Ainsi sont faits les jugements humains [12].
« Insolent » plutôt que « magnanime » : le ralentissement de la narration sur le détail du sourire du jeune homme se trouve confronté à la précision lapidaire de l’article du journal. Le lecteur, là encore, se trouve dans une position qui est celle du détenteur de la vérité romanesque : on l’invite à se méfier des « jugements humains », à mettre en question le texte médiatique et à en soupçonner la véridicité. Dans le présent de l’intrigue, le lecteur a compris bien plus que ce que le journal rapporte le lendemain. Et ce « lendemain », décalage temporel réaliste qui est celui du fait divers, devient également un décalage par rapport à la vérité observée. Le journal, dans ces deux exemples, n’élargit le monde de l’intrigue que pour mieux retourner vers le lecteur : dans cet aller-retour de l’événement, le journal est un outil destiné à donner conscience au lecteur de son importance.
Mais ce décalage n’est pas toujours affaire de mensonge ou de déformation de l’événement quand il passe à la publicité, et le journal ne suscite pas toujours un aller-retour entre le lecteur et le monde qu’il partage avec les personnages de la diégèse. Dans Le Juif errant, la rupture temporelle est plus nettement rapportée à la publicité légitime donnée à l’événement privé auquel le lecteur a pu assister. Le choléra qui se répand à Paris prend comme point de départ le personnage (négatif) de Rodin : le journal joue alors à plein son rôle d’élargissement de la perspective diégétique, en ligne droite.
— Gabriel !… murmura Rodin d’une voix éteinte, pardon… pour le mal… que je vous ai fait… Pitié !… ne m’abandonnez pas !… ne…
Rodin ne put achever ; il était parvenu à se soulever sur son séant ; il poussa un cri et retomba sans mouvement.
· · · · · · · ·
Le même jour, dans les journaux du soir, on lisait :
« Le choléra est à Paris… le premier cas s’est déclaré aujourd’hui, à trois heures et demie, rue de Babylone, à l’hôtel Saint-Dizier [13]. »
Il s’agit ici pour le lecteur de suivre la propagation d’une nouvelle et de comprendre ce que signifie la scène isolée qu’il vient de lire dans une perspective plus large : le « patient zéro », ce « premier cas » anonyme pour les autres, est connu du lecteur qui a suivi de manière précise sa contamination et les débuts de sa maladie. L’accélération du rythme de la narration correspond à un élargissement du cadre du roman et rejoint ainsi son aspect réaliste : la mention des journaux « du soir » va dans le sens d’une urgence que tous les lecteurs, du roman ou du journal, comprennent. Dans l’édition en recueil de 1844, cette dernière phrase marque la fin du septième tome : l’effet de suspense est pleinement accompli grâce à cette délégation de la narration à la voix du journal.
Le journal enfin peut donner au lecteur des informations que le personnage concerné n’a pas. Dans La Vicomtesse Alice, d’Albéric Second, le journal sert, dans les premières pages, à expliquer l’identité d’un mystérieux jeune homme qui s’est introduit dans la loge de la vicomtesse éponyme. La vicomtesse, elle, n’est pas concernée par cet article : le « on » est ici exclusif du personnage principal, alors même que dans nos exemples précédents, il était inclusif et révélait entièrement sa valeur de pronom indéfini. Après le récit de cette rencontre inattendue à l’opéra, le lecteur est confronté à l’information suivante :
Le lendemain, on lisait dans plusieurs journaux une note ainsi conçue :
« Trompant la surveillance de ses gardiens, un jeune artiste peintre s’est échappé hier soir, vers neuf heures, de la maison de santé où sa pension est payée par M. le ministre de l’intérieur, dont la sollicitude et la bienveillance éclairées sont trop connues, trop appréciées pour que nous ayons à les louer publiquement.
Ce fugitif se nomme René Derville. On a suivi ses traces jusqu’à la rue de la Paix ; on l’a perdu de vue à l’entrée de la rue Neuve-des-Petits-Champs.
Les personnes qui rencontreront l’infortuné Derville errant dans Paris feront acte d’humanité en le reconduisant rue Marbeuf, n° 10, et en le remettant aux mains du docteur Perrier, un de nos médecins aliénistes les plus honorables et les plus en renom [14] ».
Le chapitre se termine sur cette mention qui explique la scène précédente. Le fait divers n’est pas ici une déformation ou une amplification de ce que le lecteur connaît : c’est une explication donnée par la voix publique du journal, qui éclaire rétrospectivement l’étrange épisode de l’opéra et joue le rôle d’un révélateur. L’artifice ici consiste à déléguer au journal une vérité que le narrateur aurait seul pu prendre en charge : pourquoi alors passer par le journal ? Pour des raisons qui tiennent sans doute aux liens entre le lecteur et le personnage ; pour situer le lecteur de roman dans son quotidien de lecteur de journal ; pour amplifier le réalisme de l’événement et faire entrer dans la diégèse un espace aux dimensions publiques.
Par ces exemples, l’on voit que le fait divers entre dans le journal comme un lien entre le narrateur et son lecteur : jouant sur le décalage temporel du « lendemain » comme moment de la publication, le narrateur offre au lecteur l’opportunité de comprendre que cette ellipse représente le temps de la propagation de la nouvelle – et de son éventuelle déformation. L’intérêt de ce « on » et de cette ellipse survient du côté du narrateur, un instant suspendu dans sa fonction : ce « on » donnerait presque l’impression du recours à un chœur antique, modernisé ici en une opinion publique qui prend le relais de la narration réaliste. La cohésion de la communauté des lecteurs du journal donne en effet plus de poids au « on » employé dans les phrases : « Le sociologue Gabriel Tarde montre que le journal fait naître un public, c’est-à-dire “une collectivité purement spirituelle, […] une dissémination d’individus séparés et dont la cohésion est toute mentale [15]” » ; l’auteur reprend ici cette communauté et y intègre son univers romanesque.
En outre, et d’un point de vue plus strictement diégétique, la citation d’un article inventé pour l’intrigue se transforme ainsi en coupure dans l’intrigue : à ce moment précis, le temps vécu par le lecteur correspond au temps raconté de la diégèse. Le passage du journal n’est que rarement intrigant pour le lecteur : il est des cas, comme ici, où il redouble l’intrigue sans rien apporter de nouveau comme tension ; et des cas où, au contraire, le lecteur subit lui aussi le journal comme nouveauté dans l’intrigue : un même objet textuel peut être utilisé selon deux modalités temporelles concurrentes.
3. Le journal a le dernier mot : une fin contemporaine
Dans les cas cités plus haut, la citation du journal crée un effet de connivence avec le lecteur qui ressortit bien à l’un des principes réalistes : comprendre les rouages de la société, ses fonctionnements. Appliqué aux cas que nous avons vus, ce principe consiste à bien comprendre les raisons cachées du fait divers tel qu’il est rapporté dans le journal. Mais on a également vu comment, à un autre niveau qui est celui de la construction de l’œuvre, l’article peut être cité par le narrateur comme élément de clôture d’un événement. Dans ce cas, la clôture vaut aussi pour l’élargissement du cadre spatial et l’accélération du cadre temporel, manière d’ouvrir sur le monde la fin de la narration ; de tels changements étaient soulignés, par exemple chez Eugène Sue, par l’effet de césure que produisent les points. Cette marque typographique, ces points qui déterminent la coupure entre le récit et le journal, se retrouvent dans d’autres œuvres, témoins d’un décrochement qui n’est pas qu’énonciatif : ils sont le marqueur d’une représentation spatio-temporelle véritablement hachée, qui renvoie le lecteur à sa propre dualité, à son caractère de lecteur mis en abyme entre le journal et le roman.
« La Deruchette » [sic] est une nouvelle que fait paraître Alexis Bouvier en 1878 – on notera la référence aux Travailleurs de la mer par le nom du bateau, Deruchette (qui devrait s’orner d’un accent, Déruchette). La nouvelle raconte comment le marin Jean Mérit précipite dans l’orage sa barque, chargée de sa femme et de l’amant de cette dernière, afin de les tuer… Après une narration qui n’épargne aucun détail et multiplie les scènes pathétiques et violentes, la nouvelle se clôt ainsi :
L’orage était fini, mais la pluie recommença à tomber, et Jean Mérit, ruisselant de sang et d’eau, cramponné à l’avant, chantait toujours, l’épave de la Deruchette était poussée au large…
· · · · · · · ·
Le lendemain, dans le Journal du Havre, on lisait dans les sinistres :
« Mardi, 17 juin, par 23°12’ latitude sud et 8°20’ longitude, rencontré une épave de barque de pêche ; à l’avant un homme était agenouillé ; il avait le front sanglant… La mer étant trop mauvaise pour nous approcher, nous sommes revenus deux heures après ; mais les recherches ont été sans résultat [16] ».
Ici, outre la rupture typographique marquée par les points, nous pouvons observer un autre trait signifiant : les derniers mots sont laissés au journal, dans un redoublement qui n’était pas nécessaire à la compréhension de l’intrigue. Le fait divers est cité in extenso et imite le style journalistique comme clausule de la nouvelle qui ne laisse pas le narrateur reprendre sa voix mais insiste sur le récit médiatique – apaisé par rapport aux descriptions sanguinolentes qui ont précédé, mais remarquant tout de même les traces de cette violence sur le corps du personnage. La précision même de la date et du lieu, imitant le style maritime, coupe le registre pathétique qui avait prévalu jusqu’alors : c’est presque un exercice de style que cette ultime variation sur le thème du naufrage, thème romanesque par excellence tout au long du XIXe siècle.
Cet effet de clôture se retrouve aussi dans le cas de Fin d’idylle de Raoul Charbonnel [17]. Sous ce titre fréquemment utilisé pour indiquer un fait divers « passionnel », cette courte nouvelle suit une jeune fille qui se suicide en se jetant dans la Seine ; on ne sait rien d’elle si ce n’est cet instantané de ses pensées. La nouvelle se clôt ainsi :
Brusquement elle enjambe le parapet.
On entend un bruit sourd, puis l’eau, un instant troublée, se referme, cachant dans son sein une nouvelle victime.
Le lendemain on lisait à la quatrième page de quelques journaux, bien informés :
« Il a été repêché en amont du pont de Grenelle le cadavre d’une jeune fille d’une vingtaine d’années, paraissant avoir séjourné vingt-quatre heures dans l’eau.
Aucun papier permettant d’établir l’identité de la victime n’a été trouvé sur elle. On a dû l’exposer à la Morgue.
Une enquête est ouverte [18] ».
Là encore, l’article cité n’ajoute rien à l’intrigue, pas même une déformation de la vérité comme on pouvait l’observer dans les premiers exemples que nous avons donnés. L’on observe ici encore le passage du pathétique de la narration à l’apparente sécheresse rationnelle de l’entrefilet du journal ; mais outre cet exercice de style, l’on peut penser que le romancier utilise cette fin pour éloigner le narrateur et donner l’apparence d’un présent qui est celui du lecteur entièrement, quittant alors la diégèse pour réintégrer le moment de la lecture. Le temps de la lecture rejoint celui de la diégèse pour marquer la fin du récit et le retour au quotidien du lecteur.
Chez Paul de Kock, l’on trouve un autre exemple particulièrement représentatif de ce fonctionnement et des possibilités sérielles qu’il ouvre : nous citons ici la fin des Enfants du boulevard en gardant également les annonces, hors récit, qui se succèdent à la fin du roman.
Le procès des voleurs n’est pas long : le petit-fils de Cartouche et ses complices sont condamnés aux travaux forcés à perpétuité.
Mérillac apporte à son ami le journal qui contient ce jugement, en lui disant :
— Te voilà à jamais délivré de ce misérable, qui osait te braver…
— Délivré… ce n’est pas bien sûr… des gens comme lui se sauvent toujours du bagne !… ce Séverin avait bien mérité la mort !
— On aura trouvé des circonstances atténuantes !…
— Enfin ! puissé-je ne plus en entendre parler !…
Mais quelques années plus tard, vers la fin de 1813, on lisait dans un journal :
« Deux forçats viennent de s’évader du bagne de Toulon, malheureusement ce sont deux hommes de l’espèce la plus dangereuse ; l’un est le nommé la Grenouille, et l’autre ce fameux voleur, connu sous le nom de Séverin et qui est, dit-on, le petit-fils de Cartouche ; le signalement de ces deux hommes a été envoyé partout ; mais jusqu’à présent toutes les recherches ont été infructueuses ».
Fin des Enfants du boulevard.
Voir pour la suite Le Petit-fils de Cartouche [19].
Le journal représente ici une clausule déceptive : malgré une ellipse temporelle sensiblement plus longue que dans nos autres exemples (« le lendemain » est devenu « quelques années plus tard »), le fait divers relance l’action à la manière de la publication d’un feuilleton, et la suite se fait attendre pour le lecteur attentif.
Enquête ouverte, recherches infructueuses : ces fins sont liées en premier lieu à la périodicité du journal, qui se laisse la possibilité d’annoncer d’autres événements, des suites au fait divers (une identification possible, par exemple) ; pour les nouvelles, dans une esthétique de la sérialité, cela participe d’une temporalité ouverte sur le temps du lecteur, sur son présent marqué lui aussi par la présence du périodique. Dans les deux cas cités où les recherches sont « infructueuses » ou « sans résultats », pour le premier, l’inconnu que ménage le texte n’est que peu douteux (il n’y aurait aucun sens à faire revenir Jean Mérit) mais est lié à l’élément marin ; pour le dernier exemple que nous avons cité, il amorce véritablement la suite de l’histoire et joue sur la curiosité du lecteur en lui donnant à comprendre que le journal a comme utilité de lui faire remarquer l’intervalle qui existera entre le récit et sa suite. Le journal apparaît ici comme le moyen de créer une fausse fin, de relancer au contraire l’ouverture du temps du roman sur le temps du lecteur et de faire coïncider l’univers du livre et l’univers du hors-livre.
4. Le journal est lu par le personnage : un catalyseur
On a vu que le journal peut être l’occasion, pour le temps du roman, de faire évoluer la narration vers l’espace public et d’aller à la rencontre d’une temporalité proche de celle, empirique et quotidienne, du lecteur. Mais à l’inverse de ces temporalités qui se rejoignent sous le signe de la quotidienneté, le journal dans le roman peut aussi signaler l’irruption d’un événement, d’un temps public et extérieur, au sein du cercle privé des personnages. Dans ces cas-là, il ne constitue pas toujours une clausule nette : il est parfois une forme de catalyseur qui accélère l’intrigue ; parfois également une sorte de micro-dénouement qui permet, là encore, un rebondissement et une complexification du temps de l’intrigue. La temporalité diégétique, grâce à la mention du journal, se révèle liée à l’espace public : les nouvelles se propagent et atteignent les personnages ; le personnage qui lit le journal devient alors un avatar de la présence d’une autre temporalité, réaliste et commune à tous, au sein du roman. Dans Eugénie Grandet, c’est ainsi par le journal que le notaire Cruchot apprend au père Grandet la mort de son frère :
— Hé ! bien, quoi ? s’écria Grandet au moment où Cruchot lui mettait le journal sous les yeux en lui disant : – Lisez cet article.
Monsieur Grandet, l’un des négociants les plus estimés de Paris, s’est brûlé la cervelle hier après avoir fait son apparition accoutumée à la Bourse. Il avait envoyé au président de la Chambre des Députés sa démission, et s’était également démis de ses fonctions de juge au tribunal de commerce. Les faillites de messieurs Roguin et Souchet, son agent de change et son notaire, l’ont ruiné. La considération dont jouissait monsieur Grandet et son crédit étaient néanmoins tels qu’il eût sans doute trouvé des secours sur la place de Paris. Il est à regretter que cet homme honorable ait cédé à un premier moment de désespoir, etc. [20]
Dans l’édition de 1839, l’article est isolé dans un paragraphe en italiques, preuve de sa citation et de son caractère hétérogène dans le récit. C’est par le même journal que le père Grandet apprend ensuite à son neveu l’événement du suicide de son père, avec le même geste, après lui avoir rapidement annoncé la nouvelle. Le journal est une preuve ici, qui a circulé et qui ajoute à la nouvelle de la mort le détail du suicide, accentuant ainsi la déchéance et le malheur du jeune homme : le « fatal article », ici au sens premier du terme, provoque ses larmes et accélère l’intrigue. Dans Splendeurs et misères des courtisanes, un autre article est là encore montré, mais cette fois clairement qualifié de « coup de théâtre » dans les lignes qui précèdent :
— Oui, ma fille, tu pourras retourner à Valenciennes… Tiens, lis. Et il tendit le journal de la veille en montrant du doigt l’article suivant : Toulon. — Hier a eu lieu l’exécution de Jean-François Durut… Dès le matin, la garnison, etc.
Prudence lâcha le journal ; ses jambes se dérobèrent sous le poids de son corps ; elle retrouvait la vie, car elle n’avait pas, disait-elle, trouvé de goût au pain depuis la menace de Durut.
— Tu le vois, j’ai tenu ma parole. Il a fallu quatre ans pour faire tomber la tête de Durut en l’attirant dans un piège… Eh ! bien, achève ici mon ouvrage, tu te trouveras à la tête d’un petit commerce dans ton pays, riche de vingt mille francs, et la femme de Paccard, à qui je permets la vertu comme retraite
Europe reprit le journal, et lut avec des yeux vivants tous les détails que les journaux donnent, sans se lasser, sur l’exécution des forçats depuis vingt ans : le spectacle imposant, l’aumônier qui a toujours converti le patient, le vieux criminel qui exhorte ses ex-collègues, l’artillerie braquée, les forçats agenouillés ; puis les réflexions banales qui ne changent rien au régime des bagnes, où grouillent dix-huit mille crimes [21].
Grâce à ce papier, Carlos Herrera « libère » Europe, alias Prudence Servien, de la terreur qui la maintenait sous sa coupe, de son « épée de Damoclès » : cela lui permettra de fuir avec Paccard avant d’être rattrapée. C’est une intrigue secondaire dans le cadre du roman, mais c’est précisément ce qui rend son utilisation du journal efficace : pour cette action de second plan, le journal constitue une preuve, un élément irrévocable qui confirme la parole de Vautrin et laisse le lecteur observer la réaction d’Europe. Dans ces deux exemples, le journal est donc l’objet que l’on montre, le texte que l’on lit pour révéler les caractères des personnages et faire progresser l’intrigue. Il s’agit dans les deux cas d’une mort, événement marquant par excellence ; mais le propre du journal est d’être varié, et l’on peut trouver d’autres annonces qui bouleversent les personnages et remettent en question leur rapport au présent, modifiant l’intrigue. Ainsi, dans La Cousine Bette, la lecture des journaux apporte simultanément une mauvaise nouvelle au baron Hulot et à sa fille, chacun dans leur domaine – et il n’est pas question, pour ces deux articles, de faits divers.
Le baron, qui lisait les journaux, tendit un journal républicain à sa femme en lui désignant un article, et lui disant : — Sera-t-il temps ? Voici l’article, un de ces terribles entre-filets avec lesquels les journaux nuancent leurs tartines politiques.
Un de nos correspondants nous écrit d’Alger qu’il s’est révélé de tels abus dans le service des vivres de la province d’Oran, que la justice informe. Les malversations sont évidentes, les coupables sont connus. Si la répression n’est pas sévère, nous continuerons à perdre plus d’hommes par le fait des concussions qui frappent sur leur nourriture que par le fer des Arabes et le feu du climat. Nous attendrons de nouveaux renseignements, avant de continuer ce déplorable sujet.
Nous ne nous étonnons plus de la peur que cause l’établissement en Algérie de la Presse comme l’a entendue la Charte de 1830.
— Je vais m’habiller et aller au ministère, dit le baron en quittant la table, le temps est trop précieux, il y a la vie d’un homme dans chaque minute.
— Oh ! maman, je n’ai plus d’espoir, dit Hortense.
Et, sans pouvoir retenir ses larmes, elle tendit à sa mère une Revue des Beaux-Arts. Madame Hulot aperçut une gravure du groupe de Dalila par le comte de Steinbock, dessous laquelle était imprimé : Appartenant à madame Marneffe [22].
L’article imprimé dans le dialogue dilate un peu le temps présent et met le lecteur à la place de la baronne Hulot : à peine a-t-elle le temps de terminer son article qu’Hortense l’interpelle également, pour une autre information entrée dans la maison par le biais du journal. Plus d’espoir, pas assez de temps : le journal apparaît bien ici comme l’intrusion d’une autre temporalité au sein du temps familial, d’un temps catastrophique qui concerne ici la politique pour le père, la vie amoureuse pour la fille. Que le texte de l’article soit cité ou que la gravure soit expliquée, l’effet est le même : il se produit une discordance dans le temps du roman, la collision entre des événements qui ne se ressemblent pas mais qui ont un même effet sur la temporalité des personnages.
Dans ces trois exemples balzaciens, le journal est l’objet du coup de théâtre et se signale par l’importance du geste et du regard (les « yeux vivants » d’Europe en témoignent) : le journal tendu par l’un des personnages est avidement lu par l’autre, qui prend connaissance du contenu en même temps que le lecteur, le rendant réellement contemporain de son récit et ajustant la temporalité de la lecture sur la temporalité de la diégèse. Ce n’est pas le cas des autres textes que nous avons cités : ici, le redoublement de la lecture accentue la synchronicité du temps de la lecture du roman (pour le lecteur) et du temps de la lecture du journal (pour le personnage). Rien d’étonnant à cette manœuvre : « Les romans-feuilletons ne sont donc pas seulement des romans de la péripétie, du suspense et de l’événement inattendu, ils s’offrent aussi le luxe de réfléchir au temps quotidien [23] », ici par un biais particulier. Cette opération de lecture du journal, qui peut valoir pour une mise en abyme d’un genre particulier, complexifie également les rapports que le lecteur entretient avec le personnage. Le lecteur lit en quelque sorte par-dessus l’épaule du personnage, et cela pose la question de l’intrication entre le « temps configuré par les récits racontés par quelqu’un d’autre et le temps vivant des histoires inachevées dans lesquelles nous sommes nous-mêmes intriqués [24] ». La présence du journal dans le roman ébauche une proximité entre les deux ; l’expérience d’une esthétique réaliste dans le temps même de la lecture se produit alors.
5. Un cas particulier de lecture du journal : hasard et rebondissement
Notre dernier exemple est isolé mais remarquable ; il tient à deux des personnages les plus connus de la littérature française.
Il ne songeait plus à Jean Valjean, – à ces chiens toujours en chasse le loup d’aujourd’hui fait oublier le loup d’hier, – lorsqu’en décembre 1823 il lut un journal, lui qui ne lisait jamais de journaux ; mais Javert, homme monarchique, avait tenu à savoir les détails de l’entrée triomphale du « prince généralissime » à Bayonne. Comme il achevait l’article qui l’intéressait, un nom, le nom de Jean Valjean, au bas d’une page, appela son attention. Le journal annonçait que le forçat Jean Valjean était mort, et publiait le fait en termes si formels que Javert n’en douta pas. Il se borna à dire : c’est là le bon écrou. Puis il jeta le journal, et n’y pensa plus [25].
Dans le face à face célèbre des Misérables, la relation entre Javert et Valjean passe par le biais du journal dans le court extrait que nous venons de citer. Apprendre la mort de Valjean, ce serait clore une temporalité problématique pour le personnage Javert – le lecteur, lui, sait bien ce qu’il en est et se retrouve donc dans la position de corriger le propos de l’article. Le « décalage épistémique [26] » déjà observé se joue ici entre le lecteur et le personnage de Javert et s’incarne donc particulièrement dans l’usage du journal. Javert lit le journal par hasard, et ce hasard est souligné par Hugo. « Lui qui ne lisait jamais de journaux » : l’ajout est éloquent, et entre en contradiction avec le sens de l’histoire, soulignant le rôle du destin. Javert lit le journal pour connaître les détails de « l’entrée triomphale du “prince généralissime” » : l’intrigue est « machinée » par l’influence que la grande histoire (et ses détails) a sur la petite. L’influence d’un événement politique sur la vie des personnages de la fiction rend évidente la cohésion entre la politique et le romanesque, entre les événements publics et les événements privés ; et il y a quelque chose d’une philosophie de l’histoire dans la manière dont le destin de Valjean est conditionné par cette « entrée triomphale » qui ne le concerne pas. Le geste de jeter le journal confirme jusque dans les objets la fin (ratée) de la traque ; mais ce faux dénouement va, en fait, relancer la mémoire de Javert sur le bagnard Valjean. Car au paragraphe suivant et « quelques temps après », Javert apprend une autre nouvelle, cette fois par une note de police : l’enlèvement d’une enfant à Montfermeil. La nouvelle est anodine, mais le journal a relancé la mémoire du policier : les réflexions de Javert sur Fantine, Cosette et Valjean le mènent alors jusqu’à Montfermeil où il n’arrive pas à éclaircir le cas. Le paradoxe réside dans cette fausse fin, à laquelle Javert souscrit d’abord sans aucun doute, avant que la réactivation de sa mémoire ne relance l’intrigue. Hugo détourne le rôle censément conclusif de l’événement du journal : par cela même, il interroge justement le caractère du journal comme agent de l’intrigue, incarnation d’une espèce d’actant fantôme dans le schéma du récit. Le hasard de la lecture ajoute encore un élément à cette analyse : dans ce passage précisément, le journal joue le rôle de la fatalité et réactive l’image que nous avions évoquée d’un deus ex machina moderne dont le narrateur a souligné le caractère éminemment fortuit.
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Le journal est présent comme scansion du temps social dans le roman réaliste [27] ; mais il occupe également un rôle mineur, qui tient à la place de l’événement dans son fonctionnement – et au développement de l’importance de l’événement dans la presse. Dans les exemples que nous avons étudiés, faire passer un événement diégétique par le journal revient à provoquer quatre effets. Cette typologie ébauchée n’est pas exhaustive : elle vise surtout à rendre compte d’un phénomène poétique qui a pu se manifester sous différentes formes. La première de ces formes est celle du redoublement de l’intrigue : dans les exemples que nous avons cités, le journal allonge, explique ou reprend un événement passé, produisant dès lors un écho qui amplifie la portée de l’événement initial. Cette double temporalité de la diégèse s’appuie sur l’ellipse qui permet de faire passer l’événement de la sphère privée à la sphère publique, ou inversement. Le laps de temps qui s’écoule jusqu’à la publication du journal lu par tous (d’où l’emploi du « on », le plus souvent inclusif) représente la temporalité moderne, la rapidité de propagation des nouvelles dans le temps et l’espace qui influence le destin des personnages – on est loin alors des rumeurs ou des propagations lentes qui pouvaient contribuer aux récits des siècles précédents. Les deux autres effets tiennent plus proprement à la narration : le narrateur délègue sa voix à un journal imaginé, qui reprend les codes de l’écriture journalistique ; partant, quand l’article est cité in extenso, le lecteur rapproche sa propre temporalité de lecture de celle du personnage qui, appartenant à la diégèse, est lui aussi en train de lire le journal : on est bien loin alors des cas précédents où le personnage prenait connaissance d’une lettre, d’une note ou d’un mot adressé à lui seul – le lecteur se retrouvait alors dans la position d’un voyeur, ce qui est loin d’être le cas pour la lecture du journal. D’une diffusion de l’événement dans le temps et l’espace jusqu’à son resserrement dans une lecture qui rapproche le lecteur et le personnage, on voit donc que le journal inséré dans le roman selon ces modalités joue un rôle qui tient à « [l]’invention du quotidien comme temporalité narrativisée au XIXe siècle [28] ». Le support du roman-feuilleton a sans nul doute été à l’origine du développement de ce rythme particulier de la diégèse que produit le journal comme élément de la narration, mais il s’est répandu hors de l’espace médiatique pour gagner tous les types de supports.
C’est que, loin d’être un effet de réel comme un autre, le journal devient un embrayeur, un déclencheur, presque un actant supplémentaire pour ces romans qui l’utilisent ; outre les formules sur lesquelles nous avons appuyé notre recherche, on pourrait élargir plus encore le sujet et trouver bien d’autres exemples où la publicité offerte par le journal bouleverse l’intrigue. Dans l’exemple de Renée Mauperin, étudié par Marie-Astrid Charlier dans sa thèse, les frères Goncourt utilisent ainsi Le Moniteur pour mener à la mort d’un personnage – l’intrigue est plus complexe qu’il n’y paraît, le journal ayant été volontairement envoyé et le passage important surligné par l’héroïne éponyme [29]. Dans une autre direction, une œuvre aussi emblématique qu’À la recherche du temps perdu a déjà été étudiée pour l’intérêt que le journal y joue en tant qu’objet de civilisation, bien sûr, mais aussi en tant que source d’une poétique particulière [30]. Tous les romanciers ne souscrivent pas à l’utilisation du journal dans leur récit ; mais l’échantillon que nous avons étudié ici, parce qu’il mêle des œuvres de portée et d’affinités différentes, témoigne d’un phénomène de fond et de la multiplicité des utilisations romanesques que les auteurs du XIXe siècle ont pu faire du journal, objet textuel qu’ils connaissaient autant que leurs lecteurs, lieu de rencontre du temps de la diégèse et du temps de la lecture.
Notes
[1] Voir Allen Kim, Charuta Pethe & Steven Skiena, « What Time Is It? Temporal Analysis of Novels », EMNLP, 2020 : https://arxiv.org/pdf/2011.04124.pdf (consulté le 14 juillet 2021).
[2] Nous nous appuyons principalement sur les travaux de Raphaël Baroni.
[3] Victor Hugo, Le Dernier jour d’un condamné [Paris, Gosselin, 1829], Paris, Hetzel, 1866, p. 51.
[4] Marie-Astrid Charlier, Le Roman et les jours. Poétiques de la quotidienneté au XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2018.
[5] Julien Schuh, « Le temps du journal. Construction médiatique de l’expérience temporelle au XIXe siècle », Romantisme, 2016, n° 174, p. 76.
[6] René Audet, « Le temps interrompu. L’événement contemporain entre narrativité et historicité », dans Nicolas Xanthos et Anne Martine Parent (dir.), Poétiques et imaginaires de l’événement, Montréal, Figura, 2011, vol. 28, p. 33-43 : http://oic.uqam.ca/fr/articles/le-temps-interrompu-levenement-contemporain-entre-narrativite-et-historicite (consulté le 30 juin 2021).
[7] Alain Corbin, Le Temps, le Désir et l’Horreur. Essais sur le XIXe siècle, Paris, Aubier, 1991.
[8] Eugène Sue, Les Mystères de Paris, seconde partie, Paris, Charles Gosselin, 1844, p. 248.
[9] Marie-Ève Thérenty, « Montres molles et journaux fous. Rythmes et imaginaires du temps quotidien au XIXe siècle », COnTEXTES, 2012, n° 11 : https://doi.org/10.4000/contextes.5407 (consulté le 29 juin 2021).
[10] Eugène Sue, Les Mystères de Paris, op. cit., p. 247-248.
[11] Raphaël Baroni, « Les fonctions de la focalisation et du point de vue dans la dynamique de l’intrigue », Cahiers de Narratologie [en ligne], 2017, n° 32, p. 5 (consulté le 12 juillet 2021).
[12] Guillaume de la Landelle, Rouget et Noiraud, Paris, Émile Dentu, 1882, p. 103.
[13] Eugène Sue, Le Juif errant, t. VII, Paris, Paulin, 1844-1845, p. 329.
[14] Albéric Second, La Vicomtesse Alice, Paris, Émile Dentu, 18..?, p. 39-40.
[15] Marie-Ève Thérenty, article cité.
[16] Alexis Bouvier, « La Deruchette », Amour, misère et cie, Paris, Dreyfous, 1878, p. 18. Le recueil est signalé comme vendu chez les libraires et dans les gares par les journaux.
[17] Raoul Charbonnel, « Fin d’idylle. Nouvelle inédite », Les Romans inédits, 1er janvier 1896, n° 69, p. 546. À noter que Les romans inédits publiera une nouvelle portant exactement le même titre, par Camille Bias, dans son numéro du 1er janvier 1900.
[18] Raoul Charbonnel, « Fin d’idylle. Nouvelle inédite », Les Romans inédits, 1er janvier 1896, n° 69, p. 546.
[19] Paul de Kock, Les Enfants du boulevard, quatrième édition, Paris, Ferd. Sartorius, 1867, p. 274-275.
[20] Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, Paris, Charpentier, 1839, p. 110.
[21] Honoré de Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes, Œuvres complètes, t. XI, Paris, Houssiaux, 1874, p. 485.
[22] Honoré de Balzac, La Cousine Bette, Paris, Maresq et compagnie, 1851, p. 63.
[23] Marie-Ève Thérenty, article cité.
[24] Raphaël Baroni, L’Œuvre du temps, Paris, Seuil, 2009, p. 22.
[25] Victor Hugo, Les Misérables [1862], Paris, Gallimard, Paris, « Bibliothèque de la Pléiade », 2018, deuxième partie, livre V, chapitre X, p. 465.
[26] Raphaël Baroni, article cité, p. 5.
[27] Marie-Ève Thérenty, article cité.
[28] Marie-Astrid Charlier, op. cit., p. 14.
[29] Edmond et Jules de Goncourt, Renée Mauperin, Paris, Charpentier, 1864. Roman cité dans Marie-Astrid Charlier, Le Roman et les jours. Poétiques de la quotidienneté au XIXe siècle, thèse de littérature française sous la direction de Marie-Ève Thérenty, Université Paul-Valéry Montpellier 3, 2014, p. 207-212 notamment.
[30] Guillaume Pinson, « L’imaginaire médiatique dans À la recherche du temps perdu : de l’inscription du journal à l’œuvre d’art », Études françaises, 2007, n° 43, p. 11–26.
Autrice
Laure Demougin est enseignante chercheuse (assistant professor) à l’Institut franco-chinois de l’Université Renmin de Chine et chercheuse associée au RiRRa21 (Université Paul-Valéry Montpellier 3). Outre plusieurs articles sur la littérature du XIXe siècle et ses problématiques exotiques, médiatiques ou générales, elle a récemment publié L’Empire de la presse. Une étude de la presse coloniale française entre 1830 et 1880 (Presses universitaires de Strasbourg, 2021).
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