N°13 / Nuits magnétiques (1978-1999) : la part des écrivains

Dispositifs d’écriture à Nuits magnétiques

Christophe Deleu

Résumé

Nuits magnétiques de France Culture est une émission où de nombreux dispositifs ont été créés. L’article décrit comment les producteurs ont réussi à inventer, expérimenter, alors que l’émission ne s’affichait pas d’emblée comme une émission de création, contrairement à l’Atelier de création radiophonique.

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Abstract

The paper describes how did radio producers manage to create new patterns in the France Culture show Nuits magnétiques. This show wasn’t an artistic broadcast as Atelier de création radiophonique, but, in fact, radio practitioners were free to explore new processes. 

 

 

Nous sommes à la fin des années 1990. Ou au début des années 2000. Je suis dans une cellule de montage en compagnie d’une réalisatrice de l’émission Surpris par la nuit, dont Alain Veinstein est le responsable (émission qui a succédé à Nuits magnétiques dans la grille de France Culture, en 1999). La réalisatrice reçoit un appel, c’est un écrivain célèbre. La réalisatrice lui parle quelques instants, puis raccroche. Elle se tourne vers moi, et me dit d’abord que cet écrivain doit produire un Surpris par la nuit, et ensuite qu’il a eu une idée pour cette émission, et qu’elle va ainsi devoir réserver un appareil d’enregistrement pour l’accompagner faire un entretien quelque part, et (ou) prendre du son d’ambiance.

Pareille entame pour un article de recherche peut étonner. Alors, il convient de révéler pourquoi un tel choix. Premièrement, le recours au « je » dans ce premier paragraphe permet de rappeler que j’ai aussi une activité radiophonique, et que j’ai travaillé pour Alain Veinstein et Colette Fellous, deux des responsables de l’émission Nuits magnétiques, dont il va être question dans les lignes qui suivent. Je préfère que le lecteur soit informé de ce fait, même si je ne ferai pas référence à mes émissions dans l’article qui suit. Deuxièmement, quelle est la signification de ce micro-récit, description anodine d’une situation où des professionnels travaillent ? Et dont l’identité de deux des trois protagonistes n’est pas révélée ? Commençons par répondre à la deuxième question : si l’anonymat est requis, c’est parce l’émission de cet écrivain ne se fera finalement pas. Il y a lieu, par conséquent, de rester discret. Quant à la première question, voici la réponse en guise d’explication. Intrigué par ce coup de téléphone, je demande à la réalisatrice en quoi consiste ce projet d’émission. Elle m’explique qu’Alain Veinstein veut tenter de nouvelles expériences radiophoniques avec un écrivain. Plutôt que de se soumettre aux conditions de production des émissions, c’est-à-dire de devoir programmer deux ou trois jours d’enregistrement bien à l’avance pour recueillir la matière de l’émission, l’écrivain pourra demander à un réalisateur de le rejoindre dès qu’il a l’opportunité d’enregistrer quelqu’un. L’idée sous-jacente, c’est de réduire le délai entre l’émergence d’une idée, ou d’une envie, et sa fixation sur la bande magnétique (ou peut-être est-on déjà passé au numérique, je ne me souviens plus). Ainsi, la radio s’assouplit, et se met au service de la création. Comme je l’ai annoncé, cette émission ne s’est finalement pas faite. Peut-être était-il difficile de répondre à toutes les intuitions de l’écrivain dans l’heure. Peut-être aussi que cette histoire semble relever d’un autre âge. Aujourd’hui, les appareils d’enregistrement sont plus légers, moins onéreux, et nombreux sont les écrivains qui s’en sont dotés, soit pour enregistrer les autres, soit pour fixer des pensées ou des débuts de roman. Mais si j’ai souhaité relater cette histoire, c’est qu’elle me semble correspondre au projet radiophonique d’Alain Veinstein qui a toujours souhaité que les écrivains s’emparent de la radio pour appréhender le réel. Et si cette tentative n’a pas fonctionné dans cet exemple introductif, de nombreuses expériences viennent a contrario démontrer que cette volonté de mettre l’écrivain « au travail » et de s’engager pour le média sonore a produit de nombreuses émissions qui sont devenues des parts importantes de notre patrimoine radiophonique. Cet article se propose de revenir sur quelques exemples de dispositifs d’écriture propres à Nuits magnétiques.

Nuits magnétiques, contrairement à l’Atelier de création radiophonique (ACR), ne s’inscrit pas a priori dans le champ des émissions de création. Il n’est jamais fait référence, ni dans l’émission, ni dans les propos des praticiens qui l’on conçue, à un « art radiophonique » dont elle pourrait se réclamer. Les dispositifs formels ne sont pas mis en avant comme dans l’ACR créé par Alain Trutat et Jean Tardieu, et longtemps coordonné par René Farabet. Nuits magnétiques laisse avant tout le souvenir d’un ton, celui de la personnalité de ses producteurs, des types de parole entendues, que le souvenir d’ambitieuses innovations formelles. Et pourtant… De manière plus sous-jacente que d’autres émissions de création, les numéros de Nuits magnétiques se sont eux aussi construits comme un espace d’audace et de création. Et même si l’on ne peut rejoindre totalement le chargé de réalisation Mehdi El Hadj quand il présente chaque numéro comme un « prototype [[1]] », il existe suffisamment d’exemples pour attester de cette quête d’un renouveau radiophonique. En outre, l’expression « création radiophonique » est suffisamment floue pour que l’on puisse choisir, en tant que chercheur, d’intégrer Nuits magnétiques dans le champ des émissions de création. Et, après tout, celle-ci, tout comme l’ACR, affiche la même volonté de s’inscrire en rupture avec le paysage radiophonique dominant, et même avec les autres émissions de France Culture [[2]].

1. Nuits magnétiques, émission de flux
 

Nuits magnétiques est une émission « de flux », de par son rythme de diffusion : 1h20, puis 1h, de 1978 à 1999, chaque soir de la semaine, ou quatre jours par semaine. Chaque numéro est davantage une émission d’une série qu’une œuvre à proprement parler, contrairement à l’ACR davantage présenté comme un objet artistique. Une certaine hétérogénéité caractérise l’ensemble de la production : d’un point de vue thématique, des numéros s’inscrivent dans des séries (souvent composées de cinq émissions), tandis que certains sont des éléments unitaires. D’un point de vue plus formel l’unité fait aussi défaut, car certains numéros (les moins nombreux) relèvent du champ des magazines réalisés en studio quand d’autres s’apparentent au contraire au secteur des documentaires (même si ce terme n’est jamais mentionné dans l’émission, les praticiens parlant davantage d’« émission élaborée » pour définir une émission nécessitant un travail d’enregistrement sur le terrain, de montage, et de mixage). Certains numéros sont découpés en deux parties quand d’autres déroulent leur fil sur toute l’émission. Ce que l’on retrouve en revanche, d’un numéro à l’autre, ce sont des interviews ‒ ou entretiens, pour reprendre le terme utilisé par les praticiens de l’émission ‒ qui s’entremêlent, dans lesquelles les protagonistes se confient. En cela, l’émission n’a jamais été un espace de « promotion » dans lequel les participants venaient s’exprimer autour de leur production culturelle. Comment, dans ce cas, définir l’identité de Nuits magnétiques à travers ses dispositifs d’écriture ?

2. Nuits magnétiques, l’émission des écrivains
 

Dès la création de l’émission, en 1978, Alain Veinstein, le créateur de Nuits magnétiques, choisit de confier la production des émissions à des écrivains [[3]]. Même si ce principe souffre d’exceptions, la présence récurrente d’un petit noyau d’écrivains dans la conception de ces émissions, et le nombre de numéros produits par eux durant les premières années, prouvent que le cap a été tenu. Parmi les écrivains et/ou hommes de lettres présents dès la création du programme, on trouve Jean Daive, Nicole-Lise Bernheim, Olivier Kaeppelin, Jean-Pierre Milovanoff, Franck Venaille, Laure Adler,… Patrick Dupont produit aussi un certain nombre d’émissions, avant de se tourner vers le journalisme. Colette Fellous, elle-même écrivaine, qui reprend les rênes de l’émission en 1989, prolongera le travail avec ces écrivains, mais ouvrira davantage les portes de l’émission à des producteurs d’autres univers. Cet engagement des écrivains est parfois impressionnant de par la durée (parfois plus d’une dizaine d’années comme pour Venaille, Kaeppelin, ou pour Milovanoff qui cessera même d’écrire des romans durant cette expérience). Jean Daive, tout en continuant à écrire, deviendra un homme de radio jusqu’à sa retraite dans les années 2000.

J’ai montré, dans un précédent article [[4]], que le créateur des Nuits magnétiques souhaitait par là éloigner l’émission du registre journalistique. J’y ai aussi rappelé que c’était une certaine conception du journalisme qui était ici rejetée, celle que l’on appelle aujourd’hui « hard news », « information », ou « actualité ». Mais, en réalité, ce parti pris d’associer des écrivains à des productions médiatiques rappelle aussi bien les contributions d’illustres romanciers français au journalisme (Hugo, Balzac, Zola), ceux qu’on a souvent qualifié d’écrivains du réel ou de naturalistes, que les apports d’autres courants tel que le New Journalism aux États-Unis dans les années 1960 et 1970 (avec par exemple le rôle de Tom Wolfe ou de Norman Mailer). En cela, selon moi, le rejet du terme « journalisme » à Nuits magnétiques montre surtout que les deux professions n’ont cessé de s’éloigner l’une de l’autre dans le secteur journalistique majoritaire, et que le programme, comme prenant acte de ce divorce, veut privilégier le regard personnel et se détourner de l’objectivité. Par conséquent, si les producteurs de Nuits magnétiques traitent de thématiques qui peuvent recouper celles des journalistes, leur approche diffère radicalement : dans Nuits magnétiques, on ne donne pas de chiffres, on ne cite gère d’études, on ne cherche pas à privilégier les sources institutionnelles reconnues, ni à veiller à l’équilibre des sources contradictoires. Les témoins s’expriment en leur nom propre, et se racontent.

Il nous faut ici préciser que cette volonté de « personnaliser » chaque émission, en s’appuyant sur le regard du producteur, ne signifie pas pour autant que ce point de vue y est affiché d’une manière explicite. De la même façon, les écrivains ne se racontent pas non plus beaucoup, de surcroît à la première personne du singulier (de tous les écrivains qu’on a cités, c’est sans doute Franck Venaille qui se raconte le plus). L’exploration du moi intime, et le recours au « je » des producteurs n’est alors pas aussi présent qu’aujourd’hui dans les émissions de radio, et il faudra attendre les années 2000, et notamment l’apparition du podcast Arte Radio pour le voir se développer. Cette remarque nous permet de préciser que les écrivains-producteurs, comme l’ensemble des producteurs de Nuits magnétiques, ont souvent eu tendance à « s’effacer » derrière les témoignages des interviewés, préférant orchestrer en coulisses à travers les différentes étapes de conception. Comme exemple-type, citons ce numéro, où l’on entend très peu la productrice, « C’est pour savoir où je vais que je marche » de Monica Fantini [[5]], composé de micro-témoignages d’anonymes qui racontent leur vie de tous les jours. Et quand on entend les écrivains s’exprimer au micro, c’est souvent en tant qu’observateur omniscient, d’où la ressemblance aussi avec certains « micros » rédigés par les journalistes. De nombreuses exceptions sont pourtant à relever. Le cinéaste Robert Kramer, auteur de plusieurs numéros dans les années 1990, s’appuie sur sa propre histoire dans les deux épisodes de « De près de loin [[6]] ». Certaines émissions de Michel Pomarède témoignent aussi d’une tendance affichée d’exposer de manière plus frontale la personnalité du producteur. Citons comme exemple « La liquidation, mourir m’ennuie [[7] », dans laquelle le producteur rend visite à ses parents pour les interroger des éléments de sa biographie. Ou encore « Le faux frère. Contre-attaque à Ithaque » où il revient sur sa naissance et la gémellité [[8]].

3. Nuits magnétiques, l’interdiction de l’écriture
 

La confiance accordée aux écrivains par Alain Veinstein s’accompagne d’une mission à relever : celle de concevoir des émissions avec les mots des autres, en recueillant leur parole, plutôt que par l’entremise de leurs propres textes. Un tel projet peut sembler iconoclaste. En effet, demander à un écrivain de ne plus s’exprimer avec son langage initial, son écriture, ne va pas a priori de soi. Comme si on leur demandait de jouer à contre-emploi. Et à quoi peut bien s’attendre le créateur de l’émission quand il confie d’aussi grands espaces d’expression à ceux qui se sont illustrés dans l’écriture, ou qui la promeuvent dans des revues ? Quelles sont les hypothèses conscientes et inconscientes, qui peuvent bien sous-tendre son projet radiophonique ? Peut-être l’idée selon laquelle ce tropisme littéraire va influencer leur travail radiophonique, alors émergent. Le pari semble audacieux, car ce qui est demandé à ces écrivains, c’est de faire de la radio, et non de s’appuyer sur un savoir-faire d’écrivain. L’écrivain doit ainsi s’emparer d’un sujet, d’un thème, ou d’une question, et partir à la rencontre des témoins pour recueillir leur parole, et la restituer sous une forme radiophonique. L’activité solitaire de l’écrivain cède la place à un travail collectif (plus proche en cela du journalisme) et au respect de nombreuses contraintes liées à la production d’un programme radiophonique et à sa ligne éditoriale.

Si les écrivains les plus réguliers de l’émission vont respecter ces consignes, on peut cependant relever l’existence d’émissions constituées de lectures de textes rédigés par les auteurs-producteurs, comme la série « Fontaine du jouvence, je ne boirais jamais de ton eau [[9]] » de Jean-Pierre Milovanoff, ou de nombreux numéros conçus par Franck Venaille. Chez ce dernier, par ailleurs très inspiré par le conteur radiophonique Stéphane Pizella [[10]], le travail d’écrivain et le travail de producteur radiophonique finissent presque par se confondre, car Franck Venaille utilise sa voix comme un matériau, comme une composante de son écriture, et sa diction comme un instrument de musique. À l’inverse, ses textes littéraires prennent alors une « coloration radiophonique » particulière.

Les autres « traces littéraires » que l’on trouve dans le programme sont de courts textes que les écrivains écrivent (et lisent souvent eux-mêmes) en guise d’introduction, de transition et parfois de conclusion des émissions, procédé que l’on n’entend guère à l’ACR, où le producteur demeure souvent muet à l’antenne. Parmi les textes les plus récurrents figurent bien sûr les chapeaux écrits par les trois grands producteurs-coordinateurs de l’émission : Alain Veinstein, Laure Adler et Colette Fellous. Personnalisées, et souvent indépendantes de la suite du contenu, ces invitations à écouter le programme ont plusieurs fonctions : présenter le sommaire de l’émission du jour et/ou de semaine, témoigner de l’humeur du moment, raconter des histoires. Il est ainsi amusant de constater qu’Alain Veinstein choisit cette espace pour renseigner sur l’objectif de Nuits magnétiques (le choix des musiques par exemple) et défendre le programme quand celui-ci semble contesté par certains auditeurs. Cette présence des producteurs responsables de l’émission s’avère néanmoins discrète puisqu’elle se limite en règle générale à une fois par semaine durant toute l’existence de l’émission. Les autres jours, ce sont des voix différentes qui accueillent les auditeurs, comme pour mieux faire apparaître la dimension collective de l’émission.

Durant ces premières années, une des autres particularités de Nuits magnétiques est d’inviter ceux qui ont conçu des programmes à raconter comment s’est effectué le processus de production. Ce n’est pas systématique, mais assez fréquent. Ces entretiens s’avèrent particulièrement précieux pour le chercheur qui se penche sur ces programmes plusieurs dizaines d’années plus tard, puisqu’ils renseignent sur les choix opérés lors de la conception des émissions. Citons ici l’entretien avec Nicole-Lise Bernheim pour sa série « L’Espace des hommes [[11]] », dans laquelle elle raconte ses motivations pour traiter la thématique des relations femmes/hommes, et celui avec Olivier Kaeppelin introduisant la couverture d’un fait divers, dans lequel il s’exprime sur la portée sociale de ce genre journalistique, et sur la fonction du langage dans le récit radiophonique [[12]]. De la même façon, l’émission anniversaire des dix ans de Nuits magnétiques est précieuse dans la mesure où elle permet à certains producteurs de l’émission (Laure Adler, Jean-Pierre Milovanoff, Olivier Kaeppelin, Franck Venaille, ainsi qu’à Bruno Sourcis, l’un des réalisateurs historiques du programme) de s’exprimer sur leur rapport à la radio et/ou à l’émission [[13]].

Mais si les écrivains ne peuvent pas imprimer leur marque dans l’émission grâce à leur matériau privilégié, comment s’y prennent-ils pour personnaliser les émissions ? Comment réinventent-ils un dispositif d’écriture ?

Par « dispositif d’écriture » radiophonique, on n’entendra pas ici l’élaboration d’une forme pré-établie, mais celle d’un choix opéré pour mettre en forme une émission à partir de la matière recueillie, ce qui correspond davantage aux pratiques professionnelles observées dans ce programme. Ces dispositifs d’écriture sont donc moins apparents, et plus complexes à identifier dans Nuits magnétiques que dans les émissions de l’ACR. Il convient par conséquent de repérer des propriétés propres à chaque numéro de l’émission.

4. Dispositifs d’écriture : caractéristiques fréquentes
 

4. 1. L’exploration d’une thématique

À Nuits magnétiques, ce sont les producteurs-écrivains qui choisissent les sujets qu’ils souhaitent traiter. En cela, ils ne ressemblent pas aux journalistes de hard news qui doivent traiter des questions liées à l’actualité quel que soit l’intérêt personnel porté à ces questions. Se plonger dans les archives de l’Ina pour recenser leurs productions, c’est dresser un portrait en creux de chacun. Nicole-Lise Bernheim s’intéresse aux relations entre les femmes et les hommes, à la place des Abbesses, aux histoires de train… Jean Daive aux nuages, aux poules, à la Goutte-d’Or, à Belleville, aux disparitions… Olivier Kaeppelin aux hôtels, aux banlieues, aux masques, au cirque, aux faits divers… Jean-Pierre Milovanoff aux Tziganes, aux fugueurs, aux braqueurs, aux éleveurs d’ours… Franck Venaille à la Flandres, à Trieste, au sport… Cette énumération quelque peu subjective n’est bien sûr pas exhaustive, et une monographie des travaux de chaque producteur serait nécessaire pour rendre justice à la diversité des thèmes retenus dans l’émission. Certains producteurs peuvent se réapproprier des genres journalistiques, comme le fait divers (Olivier Kaeppelin, qui s’attarde sur plusieurs histoires peu médiatisées, ou Daniel Mermet qui lui consacre un magazine intitulé Chiens écrasés en 1979) ou le sport (Franck Venaille, avec le magazine Mi-temps, entre 1984 et 1985).

4. 2. La conception d’un sujet

Dans « Les Nuages » (Jean Daive) [[14]], c’est la juxtaposition de propos d’interviewés au statut très différent (artistes, experts scientifiques, témoins anonymes), réunis autour de ce sujet, qui constitue l’originalité de l’émission, et qui étonne l’auditeur, peu habitué à entendre une telle hétérogénéité.

Ce que semble avant tout rechercher Alain Veinstein quand il confie la production d’émissions à des écrivains, c’est leur regard subjectif, leurs imaginaires, leurs représentations, qu’ils sont invités à intégrer à la conception des émissions, tant dans la période de préparation et d’élaboration des sujets que dans la manière de mener des entretiens, et de les juxtaposer.

4. 3. La « sélection » des voix

Dire que Nuits magnétiques possède un ton particulier, souvent associé à la confession radiophonique, c’est aussi rappeler que ce sont les voix des témoins qui contribuent à créer une intimité particulière. Il n’est donc pas étonnant d’entendre le réalisateur Mehdi El Hadj confier que certains producteurs « sélectionnaient » leurs interviewés au téléphone, en écoutant leur voix [[15]]. Et s’il n’est guère possible de relater comment le choix de chaque interviewé s’opérait, il paraît certain que cela reposait sur une forme d’empathie ; qu’il ne suffisait pas d’avoir quelque chose à dire pour s’exprimer aux Nuits magnétiques, mais qu’il fallait aussi savoir comment le dire : ce qui comptait pour les écrivains-producteurs n’était pas tant une compétence de l’interviewé qu’un grain de voix, un ton utilisé, des mots choisis pour s’exprimer. Aussi, entendre des paroles dans Nuits magnétiques, c’est entrer dans des partis pris de chaque producteur, décidant subjectivement des critères retenus pour intégrer tel ou tel à une émission.

4. 4. La manière de conduire un entretien

Le mode de questionnement des producteurs de Nuits magnétiques constitue en soi un dispositif d’écriture (même si leurs questions ne sont en général pas gardées au montage), et c’est en interviewant que chacun d’eux produit la forme propre de l’émission et son écriture spécifique (ton, rythme, couleur, intensité dramatique…).

Toujours chez Jean Daive, on retiendra à titre d’exemple la série de cinq émissions sur la poule [[16]], où le producteur pose d’anodines questions sur cet animal (son alimentation, son sommeil…), lors d’interviews-fleuves avec des spécialistes scientifiques, comme si le producteur voulait épuiser son sujet en apparence plutôt « léger », et créer une forme de décalage humoristique. L’auditeur peut avoir l’impression d’écouter une émission scientifique mais le ton et le contenu de certaines questions indiquent qu’il faut donc aussi écouter l’émission de manière parfois ironique. Jean Daive conserve même au montage l’avant-interview (quand l’interviewé pense que celle-ci n’a pas commencé).

Intéressant aussi : le choix du lieu de l’interview, qui participe de l’atmosphère d’une émission ou de sa dramaturgie. Quand Jean Daive interviewe une jeune femme et son frère dans une voiture du quartier de la Goutte-d’Or, c’est la quasi-clandestinité de cet entretien qui marque [[17]].

5. Dispositifs spécifiques
 

Si la plupart des numéros de Nuits magnétiques ne se construisent pas autour de formes particulières, une écoute plus attentive fait émerger des émissions caractérisées par des parti pris esthétiques plus saillants, ou par des dispositifs plus apparents. Certains de ces dispositifs s’inscrivent en rupture avec les codes de l’émission, comme telle émission de Claude Risac en 1979 dans laquelle une femme évoque un chagrin d’amour au téléphone [[18]] ; d’autres invitent à s’interroger sur ce qui constitue l’identité même de l’émission, comme celles qui dialoguent avec le cinéma comme pour mieux affirmer la spécificité du média radiophonique, soit en adoptant la forme écrite d’un film, le scénario, soit en imaginant des films jamais tournés, ou en accueillant la bande-son d’une œuvre réalisée pour le grand écran [[19]].

Plutôt que de prétendre à l’exhaustivité, je souhaite ici mettre en avant quelques exemples qui traduisent cette ambition expérimentale de Nuits magnétiques, moins forte qu’à l’ACR certes, mais réelle. On notera à ce propos que si Yann Paranthoën, l’un des artistes sonores les plus célèbres, a surtout composé ses œuvres innovantes pour l’ACR, on retrouve son nom dans quelques Nuits magnétiques des années 1990 : « Demain, c’est Paris-Roubaix » (1995), « L’effraie » (1995), « Irène Zack » (1998), « Le comptoir de Marie » (1998), « Et si on la tournait » (1999).

5.1. Interventions en direct

Premier exemple : dans une série de cinq épisodes [[20]], Franck Venaille intervient en direct deux fois dans l’émission, grâce à un micro HF, pour raconter ce qu’il voit dans plusieurs lieux parisiens. Le dispositif surprend car les interventions en direct à l’extérieur des studios ne sont guère utilisées dans le programme, davantage élaboré en studio à partir d’un matériau recueilli sur le terrain. Ce dispositif fait davantage penser aux grammaires des journaux d’information, où les envoyés spéciaux relatent ce qu’ils voient dans n’importe quel endroit du monde où il « se passe » quelque chose en terme d’actualité. Mais, dans cette série d’interventions, Venaille ne relate pas d’événements comme dans les journaux d’information. Il décrit les faits anodins qui se passent devant lui comme le faisait Georges Perec dans Tentative de description de choses vues au Carrefour de Mabillon le 19 mai 1978 [[21]], ACR demeuré célèbre [[22]].

Dans ce type de dispositif, pas d’écriture préalable, ni de rencontre programmée, ni de montage ni de mixage, le producteur-écrivain travaille sans filet, et ne dispose que de sa propre pensée, de ses propres sentiments et impressions, et de sa propre voix pour raconter le monde qui lui fait face. C’est comme si l’écrivain avait emprunté une nouvelle identité professionnelle : l’écrivain-producteur ne s’exprime plus à travers l’écriture qui renvoie à l’élaboration d’un texte, et donc à un temps différé, mais il communique à travers une oralité de l’instant, sorte de « tête-à-tête » sonore avec l’auditeur. C’est sans doute dans ce type d’émission que se traduit de manière la plus flagrante la volonté d’Alain Veinstein de voir un réel médiatisé par l’écrivain, plongé dans un réel dont il est censé rendre compte [[23]].

5.2. Enquêtes

Le dispositif de type « enquête » est quant à lui privilégié dans ce nombreuses émissions. Non pas, comme dans le « journalisme d’investigation », pour révéler des faits inconnus, voire des secrets, mais pour construire de manière ludique une intrigue qui charpente l’émission. De nombreux épisodes adoptent les codes de l’enquête dans cet esprit, dans une veine souvent parodique ou légère.

Dans « Mais où est donc passé le tableau [[24]] », Simon Guibert et Alexandre Héraud revisitent le genre docu-fiction, et nous emmènent dans l’univers du marché de l’art à travers l’histoire d’un tableau imaginaire. Pour cela, le récit (réel ou fictionnel, on ne sait pas très bien) s’appuie sur un personnage narrateur qui tente de savoir si un tableau qu’il a hérité est un authentique Vermeer.

Le dispositif fictionnel est lui aussi utilisé dans « Jazzoduc », émission sur le jazz mais dans laquelle Alexandre Héraud raconte aussi sa vie sentimentale [[25]], et fait jouer une comédienne qui incarne une ancienne petite amie.

Toujours dans le registre du docu-fiction, dans « Finalement les années 1980 ont été voluptueuses », Patrick Dupont et Erik Emptaz proposent un magazine rétrospectif, comme si les années 1980 avaient déjà eu lieu : « Dans un instant, plus rien ne sera comme avant. Cette émission, si vous l’acceptez, va d’un seul coup d’un seul, vous faire prendre dix ans. […] Alors, si vous n’êtes pas d’accord, éteignez tout de suite votre récepteur, parce qu’après ce sera trop tard. Pas de regrets ? Vous êtes prêts [[26]]. »

Dans « Paul Strand, le jeune homme contrarié [[27]] », l’écrivain et critique Michel Boujut (par ailleurs expérimentateur radiophonique assez prolixe) s’empare du dispositif-enquête pour partir à la recherche d’un homme qui, dans sa jeunesse, a été modèle pour le photographe Paul Strand. Si l’émission porte avant tout sur la généalogie d’une photo et de son contexte, elle permet aussi au producteur de concevoir un dispositif en forme de roman policier, et l’auditeur s’interroge jusqu’au bout de l’émission pour savoir si Michel Boujut a bien retrouvé ce mystérieux modèle.

Dans « Enquête sur un écrivain au dessus de tout soupçon », Laure Adler et Alain Veinstein choisissent aussi l’enquête pour une plongée dans le monde de l’édition [[28]]. Dans l’introduction, comme pour mieux dénoncer les pratiques douteuses du milieu de l’édition, Alain Veinstein confie que l’émission aurait dû être présentée par un écrivain (en réalité fictif), Jean-Marie Deng, mais que celui-ci est introuvable depuis près quarante-huit heures. L’auditeur crédule peut bien entendu écouter cette émission en étant persuadé que cet auteur est bien réel, et qu’il a effectivement disparu.

Dans « Détective, le métier à filer[29] », Michel Pomarède, lui aussi auteur de nombreuses expérimentations sonores dans Nuits magnétiques, demande à l’écrivaine Camille Laurens de se transformer en détective privé pour mener une enquête fictive. Comme dans l’émission de Michel Boujut, l’écrivaine troque son identité d’écrivain contre celle d’un enquêteur qui interviewe les témoins pour résoudre une énigme[30].

5.3. Entretien-repas

Dans « Ce soir je dîne avec Fédor [[31]] », Lorette Nobécourt opte pour un dispositif rare à la radio : l’entretien-repas. Tous ceux qu’elle a choisis dans son émission sont enregistrés « à table ». Peut-être le choix de ce dispositif original est-il lié à l’interrogation formulée en début d’émission, à savoir l’impossibilité de se comprendre à travers l’entretien, et qui reprend le thème du livre qu’elle vient alors de publier [[32]]. « Dans la conversation, il y a la preuve immédiate que l’autre ne nous comprend pas » annonce-t-elle dès le début de l’émission. Produite par une écrivaine qui n’a jamais fait partie du pool des producteurs réguliers de Nuits magnétiques, ce numéro insolite agit comme une forme de dynamitage de l’intérieur du principe même du programme, à savoir l’idée que les écrivains disent quelque chose du monde en dialoguant avec les témoins. Dans « Ce soir je dîne avec Fédor », Lorette Nobécourt défend l’idée qu’on ne se comprend au contraire qu’avec les livres, et jamais vraiment dans les échanges oraux, comme s’il fallait en revenir à l’écriture pour rompre la solitude et l’incompréhension.

Tous les exemples cités montrent que si Nuits magnétiques ne se revendique pas a priori comme une émission de création, cet espace radiophonique a néanmoins été utilisé par les producteurs et les réalisateurs pour inventer des dispositifs originaux. Durant la dernière saison de l’émission, des numéros réguliers intitulés « Copié rêvé collé » (1998-1999), composés de formats courts, permettent une réinvention de l’écriture de l’émission, et annoncent l’ère des podcasts des deux décennies suivantes. De nombreux producteurs se saisissent du dispositif pour se confronter au genre de l’auto-fiction de manière plus directe que dans les formats plus longs.

Notes
 

[1]Entretien réalisé par moi avec Mehdi El Hadj, pour une émission de Sur les docks sur les Nuits magnétiques, diffusée le 3 septembre 2013. Réalisation : Anna Szmuc.

[2]Pour une présentation plus générale de l’émission, lire le mémoire de master 2 de Clara Lacombe en Histoire culturelle, Nuits magnétiques. La radio libre du service public ? 1978-1999, Pascal Ory (dir.), université Panthéon-Sorbonne, 2016.

[3]L’émission sera coordonnée par Laure Adler à partir de 1983, à nouveau par Alain Veinstein entre 1988 et 1990, et par Colette Fellous à partir de 1990.

[4]Christophe Deleu, « “Nuits magnétiques“ : quand les écrivains découvrent la radio », dans Politique, culture et radio dans le monde francophone. Le rôle des intellectuel(le)s, Alain Clavien & Nelly Valsangiacomo (dir), Lausanne, Éditions Antipodes, « GRHIC », 2018, p. 131-144.

[5]Nuits magnétiques du 3 juin 1999. Réalisation : Nathalie Battus.

[6]Nuits magnétiques des 7 et 8 novembre 1991. Réalisation : Clotilde Pivin.

[7]Nuits magnétiques du 19 février 1999. Réalisation : Anne-Pascale Desvignes.

[8]Nuits magnétiques du 48 février 1999. Réalisation : Vincent Decque.

[9]Nuits magnétiques du 30 avril au 4 mai 1979. Réalisation : Yvette Tuchband.

[10]Entretien réalisé par moi avec Franck Venaille, pour une émission de Sur les docks sur les Nuits magnétiques, diffusée le 3 septembre 2013.

[11]Nuits magnétiques du 8 mai 1978. Réalisation : non précisé.

[12]Nuits magnétiques du 7 janvier 1982. Réalisation non précisé.

[13]Nuits magnétiques du 4 janvier 1988. Réalisation : Georges Haddadène.

[14]Nuits magnétiques du 24 au 28 décembre 1979. Réalisation : Pamela Doussaud.

[15]Entretien avec Mehdi El Hadj, op. cit.

[16]Nuits magnétiques, du 7 au 11 avril 1980. Réalisation : Paméla Doussaud.

[17]Nuits magnétiques du 23 octobre 1979. Réalisation : Paméla Doussaud.

[18]Nuits magnétiques du 5 février 1979. Réalisation : Mehdi El Hadj. On est là proche d’une émission de type Allô Macha, l’émission-confession de France Inter, et assez loin d’une « Nuit magnétique » habituelle.

[19] Franck Venaille évoque, pour une série intitulée « Le cinéma invisible », des films qui ne se sont pas faits (21-25 mai 1979). Le cinéaste Robert Kramer imagine la création d’un personnage nommé Élise, racontée comme dans un projet de scénario (émission du 30 juin 1994, réal. non précisé). Mentionnons encore la diffusion de la bande son de Blue (version française), dernier film de Derek Jarman (décédé du Sida), sorti en 1993, composé d’une seule image bleue (émission du 10 octobre 1994, réal. Jacques Taroni).

[20] Nuits magnétiques du 6 au 10 novembre 1978. Réalisateur : non précisé.

[21] ACR du 25 février 1979. Réalisation : Marie-Dominique Arrighi et Michel Creis.

[22] V. Thomas Baumgartner, « Les cocotiers sont arrivés, ou la grille Perec », Komodo 21, 10 | 2019 : « Atelier de création radiophonique (1969-2001) : la part des écrivains », textes réunis par Christophe Deleu, Pierre-Marie Héron et Karine Le Bail.

[23] Une autre interprétation est aussi possible : peut-être Franck Venaille a-t-il écrit certains de ses textes à l’avance et donne-t-il l’impression à l’auditeur qu’il improvise. Difficile de trancher.

[24] Nuits magnétiques du 7 mars 1991. Réalisateur : Mehdi El Hadj.

[25] Nuits magnétiques du 26 juin 1991. Réalisateur : Mehdi El Hadj.

[26] Nuits magnétiques du 13 au 17 octobre 1980. Réalisation : Mehdi El Hadj.

[27] Nuits magnétiquesdu 16 février 1995. Réalisation : Christine Robert.

[28] Nuits magnétiques du 2 avril 1979. Réalisation : Pamela Doussaud.

[29]Nuits magnétiques du 17 février 1998. Réalisation : Vincent Decque.

[30]Citons une autre émission de Michel Pomarède du même genre, « Bénédicte ou le désenchantement » (des témoins d’une disparition sont amenés à parler autant d’eux-mêmes que de la personne disparue), mais diffusée dans Surpris par la nuit et qui symbolise la continuité existant entre Nuits magnétiques et ce programme (Surpris par la nuit du 13 février 2001, réal. Lionel Quantin).

[31]Nuits magnétiques du 30 avril 1999. Réalisation : Anne-Pascale Desvignes.

[32] La conversation, Grasset, 1998.

Auteur

Christophe Deleu est professeur à l’université de Strasbourg, et directeur du Cuej (Centre Universitaire d’enseignement du Journalisme). Il a publié plusieurs ouvrages, dont Le documentaire radiophonique (Ina-L’Harmattan, 2013). Il est aussi auteur radio, notamment pour France Culture et la RTBF. Il a co-réalisé la série de podcasts Fins du monde avec Marine Angé.  Il est président de la commission radio de la Société des Gens de Lettres.

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Venaille magnétique

Céline Pardo

Franck Venaille fut l’un des auteurs et producteurs phares des Nuits magnétiques entre 1978 et 1993. Il en fut aussi l’une des voix emblématiques. S’appuyant sur l’ensemble des émissions qu’il produisit pour ce programme radiophonique, cet article met en évidence l’originalité et la cohérence de son apport aux Nuits magnétiques. L’examen du corpus révèle deux phases distinctes : la première, jusqu’en 1981, où Franck Venaille, partant de l’expérience du direct radiophonique, questionne les frontières entre réel et fiction ; la seconde, à partir de...

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