Résumé

Liant l’impulsion documentaire de l’ACR en 1969 à la pression du « monde en ébullition » qui après Mai 68 « vient frapper » à la porte des studios, la conférence revient d’abord sur ce qui fait de chaque programme une aventure, à l’écart des « autoroutes de l’information » mais aussi en retrait des attentes supposées du public, attentive surtout aux « tensions qui s’exercent derrière l’état des choses ». Plusieurs « films sonores » de l’auteur permettent ensuite d’illustrer quelques thèmes : l’importance de travailler sur des sons réels ; la prise de son et l’écoute de la réalité ; le lien entre silence et son ; la relation aux « objets » de l’enregistrement ; la composition de chaque œuvre radiophonique comme travail à la fois artisanal et unique.

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Abstract

Tying the documentary impulses of the ACR in 1969 to the pressures of the “world in turmoil” that, after May 68, “comes knocking” on studio doors, the conference first retraces what makes each program an adventure, far from the “information superhighways” but also set back from the public’s supposed expectations, especially attentive to the “tensions that operate behind the state of things”. Several of the author’s “sound films” then make it possible to illustrate some themes: the importance of working on real sounds; sound recording and listening to reality; the link between silence and sound; the relationship to the “objects” of the recording; the composition of each radiophonic work as both artisanal and unique.

Keywords
 

radio, radio creation workshop, René Farabet, documentary, Italia price, sound film, Futura price

 

 

Comme exergue à cette petite rêverie rétrospective [1], je proposerai cette phrase de Gilles Deleuze : « L’art n’est pas fait pour informer, mais pour lutter contre la mort [2]. » À quoi j’ajouterai, du bout des lèvres et en m’excusant, une remarque de Walter Benjamin : « L’artiste fait une œuvre, le primitif s’appuie sur des documents [3]. » Permettez-moi d’adopter une formule plus conciliante à propos de l’auteur de documentaire : c’est un primitif artiste ‒ variante : un artiste primitif.

*

Donc le documentaire – un mot de réputation assez ambigu. Si l’on se réfère à l’étymologie latine, le documentum a, semble-t-il, une vocation essentiellement pédagogique, je dirais même scolaire. Documenter : distribuer des connaissances, dispenser un enseignement, instruire, produire un dossier (documents à l’appui), etc. En ce sens, il n’y avait pas de quoi réjouir les écoliers turbulents, rassemblés au Rueil Palace en 1944, contraints de subir avant la projection du grand film, un documentaire sur la pêche à la sardine – ce qui a conduit Raymond Queneau à noter : « Les gosses ça les emmerde le docucu, et comment [4]. » Bon, il paraît que, de nos jours, les choses ont heureusement évolué…

Pour ce qui est de l’Atelier de création radiophonique (l’ACR), que dire d’abord du paysage sonore dans lequel s’enracine le programme à ses débuts, en octobre 1969 ? L’histoire n’étant pas une science exacte, je me bornerai à quelques observations à propos du contexte de l’époque. Le concept de « radiophonie », d’« art radiophonique » (disons : la spécificité de l’objet sonore diffusé sur les ondes) a, de toute évidence, pris un nouvel essor dans l’euphorie de l’immédiat après-guerre (avec le Studio et le Club d’Essai, les travaux de Pierre Schaeffer…). Cela n’a pourtant pas empêché Antonin Artaud, fin 47, début 48 ‒ juste avant de mourir ‒ de s’époumoner dans le vide et de conclure, désabusé : « Là où est la machine c’est toujours le gouffre et le néant [5]. » Une machine qui, à ce moment-là, est assez rudimentaire : le Nagra n’est pas opérationnel, la stéréophonie pas encore au point et bientôt, le petit ruisseau sonore va se trouver débordé par les torrents d’images déversées par la télévision… Le Club d’Essai ferme ses portes à la fin des années 50.

Dès lors, le champ d’expérimentation radiophonique est, trop souvent, laissé en friche, cerné de toutes parts par ce que Jean Tardieu appelait « le bla-bla et la zizique [6] ». Le « bla-bla », c’est-à-dire la parole triomphante, le son lui-même étant en général relégué au rang d’appoint, de simple accompagnement. Non seulement dans le « bavardage d’antenne », mais également dans un bon nombre de programmes dits élaborés, c’est la voix qui est privilégiée – et la voix généralement porteuse de texte : l’œuvre est écrite à l’avance, y compris certains entretiens (ceux d’André Breton, bien d’autres). Et au sommet de la hiérarchie, trône ce que, dès le début des années 30, certains avaient appelé la « théâtrophonie [7] » (des récitations comédiennes et quelques illustrations bruitistes). Le studio est une scène à huis-clos, un petit laboratoire du « trompe-l’oreille ».

Éclate Mai 68. La scène se déplace dans la rue. Et là, c’est le monde qui vient frapper à la lourde porte du lieu de recherche – le monde en ébullition, le monde au présent. Il a semblé alors nécessaire, urgent de remiser au plus vite, dans un coin moins exposé aux lumières, les brochures, les partitions, les livrets et d’« éventrer » le studio, d’en faire un espace de « lutte contre la mort », un « atelier » où serait travaillée une matière vivante, en gestation, en vibration, une matière pour l’essentiel puisée à la source. Est-ce à dire que le label « documentaire » allait être placardé à la porte ? Non, car l’idée était plutôt de réfuter précisément cette notion rigide de « genre », qui permet aux chaînes de radio de sécuriser leurs grilles.

L’ACR : un rendez-vous hebdomadaire d’écoute, non soumis à la logique de la série – le but étant que chaque programme soit une petite aventure, que chaque démarche soit accordée au propos lui-même, sans référence à des modèles préétablis. Des œuvres hybrides, métissées, aux titres volontiers elliptiques, des « films sonores » (si l’on tient aux étiquettes [8]), où sont censés se succéder, se mêler des plans d’énonciation variés, et se combiner des sons sans hiérarchie. Le grand format initial (2h50) a pu ainsi favoriser le développement d’œuvres voyageuses, vagabondes : des traversées de paysages et de milieux divers, délaissant les autoroutes de l’information au profit de chemins plus forestiers, de chemins de traverse, avec des trajets en zigzag, des détours, des digressions, des rencontres imprévues… et des escales (du temps pour la flânerie, la divagation).

Au fil des années, la durée du programme a peu à peu été réduite (1h25, en 2001) – un gain d’homogénéité, au détriment du nomadisme ! Néanmoins, le projet était toujours de prendre le temps de creuser la surface des choses – le temps d’entrer dans la tête d’une personne, dans le labyrinthe d’une pensée, d’une recherche créatrice, dans le ventre d’un son. Et de « rêver » le sujet, en quelque sorte. D’ouvrir par exemple le réseau polyphonique susceptible de se développer à partir d’un thème, d’un concept, d’un mot, d’un événement, d’un lieu, d’une activité, d’un groupe social, d’une œuvre, d’un conflit, etc. Aucune idée n’étant taboue à priori, la seule exigence était celle d’une potentialité sonore suffisamment riche (dans l’approche comme dans le traitement), et aussi celle d’une complète implication de l’auteur à tous les stades du travail, d’une démarche sensible, personnelle. Le regard n’avait pas à se fixer à tout prix sur un supposé « horizon d’attente » de l’auditeur, pas plus que sur des faits spectaculaires ou anecdotiques (les trains qui « ne se mettent à exister que lorsqu’ils déraillent », comme dit Perec, ou les voitures dont l’« unique destin » est de « percuter les platanes [9] »). L’enjeu était de faire ressentir les tensions qui s’exercent derrière l’état des choses, le feu qui couve, ce qui est en suspens, « dans l’air du temps », comme on dit. Il y a un philosophe italien qui affirme : « Regarder le contemporain, c’est regarder son temps pour apercevoir non les lumières mais les ténèbres [10]. » Georges Perec, de son côté, parlait de « l’infra-ordinaire ». Donc diriger l’attention du côté des fêlures, des ruptures de cadre, de l’envers du décor, des coulisses, etc…

Je parlais précédemment d’une matière puisée, pour l’essentiel, « à la source » : des sons choisis, captés in situ, des sons de nature et non d’après nature comme ceux fabriqués dans le no man’s land du studio, cet espace non marqué, non coloré, « sans qualités », cet espace de nulle part, coupé du monde extérieur et qui n’est pas sans évoquer, métaphoriquement, la prison. Cela m’amène à mentionner une expérience particulière d’enfermement, précisément. Voici un extrait d’un programme intitulé Paroles du dedans, qui a pour cadre une Centrale où quelques détenus, condamnés à de très longues peines, ont la possibilité de se livrer à des activités de réinsertion. À l’intérieur même de la citadelle pénitentiaire, un studio a été installé, où ils s’appliquent à « travailler » le son, à fabriquer de petites pièces sonores. Le studio, ici, c’est une espèce de prison miniature enclavée dans l’immense forteresse, et protégé des stridences, des « bruits mesquins » propres à l’espace carcéral. Pour s’abstraire de l’environnement immédiat, l’un des prisonniers écoute très souvent des cassettes de nature – cette nature qu’il a perdu l’habitude d’entendre – la mer, les oiseaux, la forêt… Mais le son d’une cassette n’est pas identique à celui du plein air, les tourterelles y ont la voix un peu aigrelette ! Pour sa composition sonore, Philippe, faute de mieux, fait appel à des bruits d’instruments d’évasion (à partir de documents d’archives) : le son comme pigeon voyageur, comme passe muraille, « le son comme le rêve », soupire-t-il. Paroles du dedans est, entre autres, un travail sur cette dialectique du dehors et du dedans.

Extrait sonore : Paroles du dedans. Centrale de Saint-Maur, de René Farabet, première diffusion sur France Culture dans l’ACR du 2 janvier 1994. Groupe de réalisation : Philippe Bredin, Bernard Charron, René Farabet, Yvette Tuchband. Prix Futura 1993 (version courte). Écoute en ligne intégrale ici.

Se frotter à la réalité, opérer la réalité, voilà l’acte documentaire par excellence. Réalitéréel : la terminologie est sujette à de multiples controverses… Disons ici : la réalité envisagée comme un signe sensible, concret, d’articulation du réel [11]. Une réalité qui, d’abord, semble exister indépendamment de nous, qui est a-radiophonique, et que l’on est parfois tenté d’appréhender comme si c’était une donnée, comme s’il suffisait de l’observer passivement et de procéder à un prélèvement mécanique. C’est d’ailleurs ce à quoi s’essaie un personnage (un cinéaste, dans un film de Wim Wenders, Lisbonne story) qui, escomptant échapper à l’arbitraire de toute captation, aux choix nécessairement subjectifs, espérant donc saisir les choses mêmes à l’état brut en les laissant s’engouffrer simplement dans la machine, se met à errer au hasard dans la ville, en aveugle et avec des tampons dans les oreilles, les appareils techniques fixés dans le dos et branchés sans arrêt.

C’est oublier naturellement que tout dispositif d’enregistrement impose ses propres codes, ses cadrages, etc. Prise de son : prise de sens. L’inscription du son n’est jamais innocente, pas plus que sa diffusion d’ailleurs, aucun média n’est transparent. C’est oublier aussi que si le microphone peut être assimilé à une lanterne sonore, capable de balayer un espace jusque dans ses arrières, là même où l’oreille la plus fine se révèle sourde, il ne fait que tailler, découper dans la réalité. Son aire de détection est limitée (de même que notre perception à nous n’est jamais intégrale). Les choses se livrent par profil, la réalité nous parvient à travers une sorte de clignotement. Et le son n’est qu’une portion de la chose : c’est la chose elle-même (corps, objet) qui nous dit adieu, qui s’absente, qui délègue son ombre… Le son est toujours plus ou moins orphelin. On peut évoquer sa densité, sa matérialité même (« monter », par exemple, c’est travailler comme un sculpteur – quelqu’un comme Pierre Henry parle de « toucher le son », et chaque pore de la peau est en fait une oreille). Mais ce son, si consistant soit-il, est volatil, évanescent. C’est une ombre portée, emportée, déportée, appelée à se dissoudre au plus vite, à s’éclipser comme le fantôme surpris par l’aube.

L’auteur de radio est ainsi constamment confronté à ce phénomène de présence/absence, apparition/disparition. Le réel est un champ énergétique, traversé de forces d’intensité – un théâtre de situations, sans cesse en évolution, au sein duquel il faut se tenir en alerte, sur le qui-vive, s’adapter, réagir, interpréter, au besoin même provoquer, et d’une certaine manière indexer à soi ; non dans un geste prédateur, mais par une écoute intense, active qui permet de l’approcher au plus près. William James affirmait que « la réalité se dissipe avec l’attention [12] ». Tendre l’oreille : tendre, attendre, entendre – l’attention, la tension, le désir, le mouvement vers… et d’incessantes accommodations. « Viser le réel, disait Deleuze, et non pas imaginer le représenter ». En effet, plus que le son ne représente, il résonne (et avec lui le sens, bien entendu). Ainsi l’opération radiophonique est-elle en quelque sorte un travail sur le temps de la résonance – cette élongation intermittente du temps (Tarkovski : « sculpter le temps [13] »). Résister aux enchaînements mécaniques, aux gammes, aux litanies, etc. Un jeu du plein et du vide. Et travailler avec le silence – le silence qui se dépose dans le corps comme une neige feutrée, douce : celle que l’on rencontre, par exemple, au nord de la Laponie.

Voici maintenant deux extraits d’un programme intitulé Du côté de la terre Same, dans lequel les tableaux surgissent l’un après l’autre et, tour à tour, s’évanouissent dans le blanc, dans le silence, dans la neige – la neige qui étouffe les sons dans la nuit ininterrompue de décembre [14]. Des sons bus par le paysage, teintés des couleurs du lieu, transportant des morceaux de territoire avec eux. Et des voix rouillées par le froid. Des voix atmosphériques, des paroles de « dessous la neige », pourrait-on dire, des paroles rentrées qui mûrissent lentement dans la bouche, ralenties, clairsemées. Où la coulée du temps est perceptible. Où se devine le déroulement, la fabrique de la pensée. Il y a un poète lapon qui dit : « Je sens les pensées cheminer dans ma tête ». L’enjeu est de laisser affleurer dans le champ acoustique ce sillon creusé à l’intérieur des têtes (Antonin Artaud, lui, parlait du « bruit de la pensée »). Ainsi ouvrir l’atelier du pré-langage, laisser tomber doucement la rosée du son, laisser résonner…

Extrait sonore : Du côté de la terre Same, de René Farabet et Kaye Mortley, réalisation de Monique Burguière et Marie-Ange Garrandeau, première diffusion sur France Culture dans l’ACR du 16 avril 1989. Sélection pour le prix Italia 1991.

Silence et son, tous deux, sont des sismographes. Tous deux étroitement liés. Et le son pur n’existe pas, il n’y a que des situations d’écoute. Capter des moments de vie, c’est aussi faire entendre ce qu’on pourrait appeler avec Jean-Luc Godard « la vie d’à côté [15] » – l’intervalle, l’arrière-fond, les sons de contexte, de voisinage, l’environnement familier. Un milieu vivant, en activité, partagé à plusieurs. Et la sèche interview, elle aussi, va faire place à une « rencontre », le face-à-face se doubler d’un côte à côte – une rencontre, un instant en commun, un moment de confiance. Il y a une belle phrase de Robert Bresson qui dit : « Donner aux objets l’envie d’être là [16] ». Objets, êtres humains : aborder l’autre non en malin stratège, professionnel de la question, inquisiteur, mais l’autre comme compagnon de passage, et non comme simple témoin, ou porte-parole, ou expert, que sais-je… Une forme de co-présence, une approche d’empathie. J’aime beaucoup cette réflexion d’un peintre chinois : « Seul un artiste qui comprend les joies et les émotions d’un saumon franchissant un rapide a le droit de peindre un saumon[17] ». Devenir saumon, c’est magnifique ! D’ailleurs observez attentivement l’homme en train d’enregistrer… un grillon, par exemple : vous pouvez voir ses lèvres s’entrouvrir légèrement, remuer un peu… Nul doute, il est en train de striduler, il est devenu grillon ! Naturellement cette identification ne peut être que passagère ! On retrouve là la méthode de l’acteur stanislavskien, complétée par Brecht. C’est-à-dire que cette espèce d’osmose va alterner avec une prise de distance (nécessaire, bien sûr !). Il y a comme un mouvement de navette, un glissement du dedans au dehors et vice-versa, sur une échelle graduée des distances. Voilà ce qu’il faut négocier chaque fois. La finalité étant toujours d’obtenir chez l’autre une authenticité de comportement, libéré des conventions de la théâtralité quotidienne, de la mise en scène de soi, des effets de masque ou de manche, des récitations.

Peut-être est-ce dans certaines situations d’urgence que peut s’entendre justement le cri des choses, celui des êtres, leur expression directe. Le prochain extrait que je propose (Les bons samaritains, tel est le titre du programme) met en scène des êtres totalement démunis, en état de précarité profonde. Ils squattent des maisons délabrées, désaffectées, dans une petite rue d’un vieux quartier de Bruxelles, les Marolles (rue de la Samaritaine). Ces personnes sont menacées d’expulsion pour cause officielle de rénovation (phénomène classique, toujours d’actualité). Des exclus, des membres du quart-monde comme on dit, cantonnés dans une sorte de réserve (samaritain = indien). Et ils crient : « Aidez-nous, écoutez-nous ! » – le désir intense d’être écoutés : c’est le même appel que dans la parabole biblique. Dans cette séquence, il s’est agi de les accompagner dans leurs déambulations (nocturnes, le plus souvent), avec de nombreuses escales, de maisons en cafés, de cafés en cafés… Aucun commentaire de surplomb (le commentaire : l’ombre d’un rapace au-dessus des sons), si ce n’est quelques brefs rappels de la fable rapportée dans la Bible. Donc les accompagner en les incitant, autant que possible, à conduire eux-mêmes les opérations, c’est-à-dire à se faire non plus seulement des protagonistes passifs, répondant à des batteries de questions, mais des « producteurs » narrateurs d’eux-mêmes. La scène débute par le rêve utopique de l’un d’entre eux qui vient de faire visiter ce qu’il appelle son futur studio, où il souhaiterait disposer d’un émetteur radio (Radio-Sama, le titre est déjà prêt), afin d’évoquer les problèmes du quartier. Et tout finira sur une scène de rue pathétique…

Extrait sonore : Les bons samaritains, de René Farabet, prix Futura 1985 (version courte)réalisation de Marie-Ange Garrandeau, première diffusion sur France Culture dans l’ACR 639 du 7 décembre 1986 [18]. Écoute en ligne intégrale ici.

De l’ACR, qu’aimerais-je retenir au fond ?

Plus que le mot « création », un peu flamboyant – on ne crée pas ex nihilo –, le mot « atelier ». C’est-à-dire le caractère artisanal : un atelier, une fabrique, pas une usine. Un atelier du cousu main. Un atelier de germination, où l’on prend le temps nécessaire à la maturation, où s’élabore le work in progress, au fil de multiples écoutes – et si le matériau résiste, on le laisse en sommeil pour un certain temps, jusqu’à ce que son et sens trouvent une piste commune. À chaque œuvre son propre rythme. Il y a un aphorisme de Lichtenberg qui dit « Deux mouches s’étaient accouplées dans mon oreille [19] ». Le travail de composition est, au fond, un acte de copulation : des sons qui se frottent les uns aux autres, se nouent, se combinent, se repoussent parfois. La phase de l’élaboration dramaturgique est la plus longue, peut-être aussi la plus inventive. Il s’agit d’introduire de la cohérence dans le désordre du vivant (espaces distants, temps hétérogènes). Non de répondre aux consignes conventionnelles de narration, de rechercher impérativement la good story (selon le modèle anglo-saxon), mais de frayer un petit sentier de randonnée, borné de quelques repères – de mettre en place une structure signifiante permettant au concept comme à l’émotion de se développer. Il s’agit d’orchestrer des matériaux sonores plus ou moins hétéroclites, en y ajoutant des éléments d’appoint (analogues à ces mots étrangers, ces « côtes en argent » dont parlait Benjamin à propos du montage littéraire qu’il considérait comme « une opération chirurgicale »). Cette redistribution n’est pas un emboîtement mécanique de pièces, comme dans les puzzles où l’on procède par raccordements successifs, de bord à bord, mais elle devrait donner naissance à un ensemble inédit, à une entité nouvelle. Chaque son est toujours plus ou moins que lui-même. Les sons se jettent mutuellement des ombres – directes ou distantes, transparentes ou opaques, nettes ou floues… Ainsi s’engage une autre traversée du réel, un autre feuilletage du temps. La radio est un lieu de pluralité, de friction. L’opération dramaturgique est donc cet art combinatoire, cette mise en réseaux, cette recherche de connexions, de correspondances, d’aiguillages, d’accords ou de dissonances : un processus de ramification. Interroger le réel, ce n’est pas simplement le refléter, c’est le connoter, le contextualiser. Et le propulser parfois sur une scène de l’impossible, à la lisière de la fiction. En fait, il y a un plaisir intense dans le travail de composition ; Eisenstein parlait justement de « l’extase créatrice qui accompagne le choix des plans et leurs assemblages [20] ».

Je voudrais terminer par l’extrait d’un programme ludique – frivole et sérieux à la fois : L’ai-je bien descendu ? L’avons-nous bien monté ? – un programme en marge du music-hall. Ce genre théâtral y est analysé, démonté, monté, métaphorisé… Moins d’ailleurs au terme d’une approche frontale (face à la scène) que de biais, à partir des coulisses, du sous-sol, des loges, de la cabine de régie, etc… Et au sein d’un grand nombre des temples parisiens de ce type de show, avec leurs rumeurs (croisement de musiques, chansons, danses, bruits, paroles d’artistes et d’artisans du spectacle, sons de répétition, de représentation, etc.). Un fouillis sonore organisé !

Extrait sonore : L’ai-je bien descendu ? L’avons-nous bien monté ? co-production de René Farabet, Jean-Marc Fombonne, Andrew Orr, Jean-Loup Rivière, textes lus par Michael Lonsdale, première diffusion sur France Culture dans l’ACR du 1er janvier 1978. Mention spéciale au Prix Italia 1979. Écoute en ligne intégrale ici.

Dans ce programme, on a pu entendre cette citation de Nietzsche qui pourrait fort bien s’appliquer au travail dramaturgique à la radio : « Il faut porter en soi le chaos pour enfanter une étoile dansante [21] ».

Notes
 

[1] Ce texte est la retranscription d’une intervention de René Farabet à la journée sur « Les territoires du documentaire sonore » organisée par l’Association pour le développement du documentaire radiophonique (Addor), en partenariat avec l’Ina, le 26 novembre 2010 à Paris. Publié avec l’aimable autorisation de Tristan Farabet, Kaye Mortley et l’Addor. Les notes sont ajoutées par les éditeurs de ce numéro.

[2] Source non retrouvée. Farabet pense peut-être à ce passage connu de « Qu’est-ce que l’acte de création ? », conférence donnée par Deleuze le 17 mai 1987 aux mardis de la fondation Femis : « L’œuvre d’art ne contient strictement pas la moindre information. En revanche, il y a une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance. […] Malraux développe un bon concept philosophique. Malraux dit une chose très simple sur l’art, il dit “c’est la seule chose qui résiste à la mort”. »

[3] Première des « Treize thèses contre les snobs » dans Sens unique (1928). Citation exacte : « I. L’artiste fait une œuvre. Le primitif s’exprime en documents. »

[4] Dans Loin de Rueil, Gallimard, 1945.

[5] Lettre à Paule Thévenin du 24 février 1948. Après l’enregistrement (et l’interdiction) de Pour en finir avec le jugement de dieu.

[6] Expressions du professeur Froeppel, personnage récurrent de Tardieu à partir de Un mot pour un autre (1951), pour qui « à la radio, il y a deux sortes d’émissions : le “bla-bla” et la “zizique” » (les émissions parlées et les émissions musicales).

[7] Farabet se fait ici une idée un peu rapide des émissions dramatiques diffusées dans l’entre-deux-guerres. On n’y parle guère de théâtrophonie sinon, comme Paul Deharme, pour dénoncer la pratique très répandue des retransmissions (« la T.S.F. n’est qu’un vaste théâtrophone » se plaint-il par exemple dans « Pour un art radiophonique », Radio-Magazine, 31 mars 1929, p. 6). Dans Le théâtre radiophonique, nouveau mode d’expression artistique (1926), Pierre Cusy et Gabriel Germinet distinguent ces retransmissions, appelées « théâtre radiophoné », du « théâtre radiophonique » proprement dit, dont Roger Richard a montré la riche diversité dans « Les étapes françaises de la radiodramaturgie » (La Nef, n°73-74, février-mars 1951). Voir aussi Pierre-Marie Héron, « Fictions hybrides à la radio », Le Temps des Médias, n°14, printemps 2010, p. 85-97. Quant à l’utilisation de « sons bruts » (sons du dehors), les techniques du radio-reportage la rendent possible en direct dès les années 1926-1927, en différé avec le développement de l’enregistrement sur disque au sein des camions de radio-reportage à partir de 1931. L’utilisation de ce genre d’enregistrements dans des émissions dramatiques n’est pas rare dans les années trente. À propos de « théâtrophonie » au sens propre, notons que l’ACR du 27 juin 1971 propose une émission intitulée « Le grand Théâtrophone. Marcel Proust, abonné », dans une réalisation d’Alain Trutat. Rediffusions en 1972, 1982, 1998, 2012, 2013.

[8] C’est de fait l’étiquette adoptée par lui comme la moins inadaptée pour qualifier la « suite tout à fait organique », conçue comme un tout même si composée parfois de « séquences extrêmement distinctes, extrêmement séparées », que doit constituer à ses yeux une émission de l’ACR (citations de son entretien avec Agathe Mella pour la série en dix épisodes « La recherche à la radio » des Chemins de la connaissance, France Culture, 24 août-4 septembre 1987, émission du 3 septembre 1987). Dans la conférence ici publiée, Farabet semble cependant privilégier le terme plus neutre de « programme ».

[9] Citations tirées de « Approches de quoi ? », texte liminaire de L’Infra-ordinaire (Le Seuil, 1989).

[10] Citation exacte : « Le contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l’obscurité » (Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ? traduit de l’italien [2005] par Maxime Rovere, Paris, Payot & Rivages, 2008).

[11] Dans l’ACR du 7 décembre 1986, Réalité / Fiction, de René Farabet, propose un « essai théorique accompagné d’images sonores, sur l’art radiophonique dans ses relations avec le réel ».

[12] Dans Principles of Psychology (1890) – “the reality lapses with the attention” –, citation peut-être lue dans Les cadres de l’expérience d’Erving Goffman, Paris, Éditions de Minuit, 1991 (trad. de Frame analysis : an essay of the organization of experience, 1986).

[13] « Le cinéma, c’est l’art de sculpter le temps », écrit le cinéaste russe dans Le Temps scellé, publié en français par les Cahiers du cinéma (Éditions de l’Étoile) en 1989.

[14] René Farabet a donné un court récit de ce séjour en Laponie finlandaise, en 1989, dans « Nocturne en Terre Same », La Revue littéraire, n°5, août 2004, n.p.

[15] Dans Godard par Godard, Cahiers du Cinéma, 1985, p. 228.

[16] Citation exacte, tirée de ses Notes sur le cinématographe (Gallimard, 1993, préface de J. M. G. Le Clézio) : « Donner aux objets l’air d’avoir envie d’être là. »

[17] Citation attribuée au peintre chinois Yu T’ang par Henri Maldiney dans Regard, Parole, Espace, Lausanne, L’Âge d’homme, 1973 : « Seul un artiste qui comprend les joies et les émotions d’un saumon franchissant un rapide a le droit de peindre un saumon, sinon qu’il le laisse tranquille. Car si précis que soit son dessin des écailles, des nageoires et des paupières, l’ensemble paraîtra mort. »

[18] Présentation de la notice Ina : « Les bons samaritains (nouvelle version), par René Farabet : Bruxelles, le vieux quartier des Marolles, où se sont réfugiés depuis des décennies des “parias”, comme on disait jadis, des “asociaux”, comme on dit maintenant – Pour des raisons de “rénovation du quartier”, comme on dit aussi un peu partout, les habitants de la rue de la Samaritaine sont menacés aujourd’hui d’expulsion. Essai d’approche familière et de compréhension d’un milieu plein de chaleur humaine, rencontre d’une vérité à la fois bouleversante et pitoyable : les Bons Samaritains n’ont qu’eux-mêmes pour s’entraider ‒ la Bible est loin derrière eux. ». Sur ce programme, on pourra lire la note d’écoute de Pascal Mouneyres dans Syntone, 28 février 2018.

[19] Aphorisme utilisé par Farabet en titre d’une petite production mordante sur la radio, son écoute et sa censure, diffusée dans l’ACR du 10 juillet 1973 intitulé « La Radio et les Escargots ». Lors de la rediffusion d’un extrait au Festival Longueur d’ondes 2018 (« René Farabet et l’Atelier de Création Radiophonique »), Kaye Mortley y voyait « un produit bien de son temps », illustrant « parfaitement l’esprit Atelier de l’époque ».

[20] Dans Le Film, sa forme, son sens, adapté du russe et de l’américain sous la direction d’Armand Panigel, Paris, Christian Bourgois, 1976.

[21] Dans Ainsi parlait Zarathoustra (1885). Autre traduction : « Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. »

Auteur

René Farabet (1934-2017), ancien élève du Conservatoire national d’art dramatique de Paris, docteur ès-lettres, producteur d’émissions littéraires et documentaires à la radio à partir de 1959, « comédien, doué d’une voix exceptionnellement belle, metteur en scène », notamment au Festival d’Avignon (La vie mode d’emploi de Perec en 1988), Récital René Char en 1990, Atours et alentours de Don Juan en 1993) ; producteur permanent à l’ACR de 1969 à 1983, puis son unique producteur coordinateur de 1983 à 2001 ; réalisateur. Grand Prix de la SCAM 1993 pour l’ensemble de son œuvre, dont on mentionnera, en plus des titres cités dans la conférence : Comment vous la trouvez, ma salade ?, comédie-documentaire sur la consommation diffusée en 1970, Prix Italia 1971 (co-production Harold Portnoy, Robert Valette et l’écrivain Jacques-Pierre Amette) ; Cordoba Góngora, détails (1980, autour du poète baroque espagnol Luis de Góngora), sélection prix Italia 1981 et Une étoile nommée absinthe (2000, sur la catastrophe nucléaire de Tchenobyl), prix Italia 2001. Sa réflexion sur le son, la radio documentaire et le « film sonore » s’exprime dans quelques émissions de l’ACR égrenées au fil des ans, des articles et conférences (en partie accessibles en ligne), et des ouvrages, notamment  : Bref éloge du coup de tonnerre et du bruit d’ailes (éditions Phonurgia Nova 1994), Théâtre d’ondes, théâtre d’ombres (éditions Champ social 2011), Le son nomade (Lucie éditions 2016).

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Un son est un son

Andrew Orr

En plein cœur d’août 2018, j’ai retrouvé Andrew Orr, à Paris. Gravement malade, il savait qu’il ne lui serait pas possible de participer au colloque sur les écrivains et la radio de création, prévu en octobre. Mais il tenait à témoigner, encore une fois, du précieux creuset qu’avait constitué pour lui l’Atelier de création radiophonique, depuis l’aventure initiatique d’Irish Stew, son premier documentaire réalisé en 1972.

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