N°1 / Tiers Livre dépouille & création

De Gracq considéré comme un site web

François Bon

Résumé

Intervention inaugurale au colloque de Montpellier sur Tiers Livre
1ère mise en ligne sur Tiers Livre et dernière modification le 29 novembre 2013

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Abstract

Inaugural speech at the Montpellier colloquium on Tiers Livre
1st posted on Tiers Livre and last modified on 29 November 2013

 

Note

Quand Pierre-Marie Héron et Florence Thérond m’ont demandé le titre de ma propre intervention où je serai, parmi les autres participants – universitaires ou blogueurs ou les deux – à égalité pour scruter et questionner, ouvrir, j’avais répondu « Le site web comme doute et pratique ».

À mesure que les dates se rapprochaient, intuition obscure d’avoir à se cantonner dans l’intersection qui est la nôtre – pas se mêler des affaires de ceux qui ne nous demandent pas notre avis –, s’ancrer dans la littérature, ses rythmes, ce dont elle hérite, et comment elle reconfigure sa tâche.

Et c’est venu comme toutes ces injonctions obscures – image qui resurgit il y a quelques jours, à Chicago, repensant au Roi Cophetua, et de découvrir sur Facebook d’autres photographies réalisées tout récemment dans la maison Gracq vide par Jean-Louis Kerouanton.

D’être repassé en train, aussi, samedi dernier, en route pour Rezé, tout auprès de la maison Gracq, de l’autre côté de la Loire, en se disant que peut-être le train roulait sur ses cendres dispersées.

Cette sensation qu’un site web est pour chacun de nous une maison d’écriture, le samedi précédent, dans une autre maison (et cela a dû contribuer au trouble, échangé sur mon livre Proust est une fiction dans la maison même de tante Léonie à Illiers-Combray, et parlé de cette étonnante phrase de Proust, disant de Dostoïevski qu’il est un grand inventeur de maison.

L’impression qu’on a dépassé de longtemps, dans nos pratiques, les questions de dématérialisation : en sautant l’étape du livre numérique, nous apprenons maintenant que le site web est le lieu matériel même de notre écriture, que le principal changement c’est qu’il est à la fois le média de production et de documentation, comme de publication et de médiation, et que diffractent ici aussi bien les questions narratives, que les différents modes temporels associés à chaque rouage, et surtout aussi le statut même de l’auteur.

Oui, j’habite mon site, et c’est ainsi que l’idée d’avoir derrière moi, dans le temps de cette brève ouverture, la photographie prise en décembre 2005, un an et demi avant sa mort, dans la pièce à vivre du vieux maître, s’est progressivement imposée, et puis qu’elle est devenue tout le discours.

Le titre se réfère bien sûr à cet étrange texte de En lisant en écrivant : De Proust considéré comme terminus. Les photographies de Julien Gracq évoquées ici et présentes dans mon KeyNote sont en ligne à la Bibliothèque universitaire d’Angers (merci Olivier Tacheau).

FB

Mise en ligne prévue vendredi 29 novembre 10h, au moment où je commencerai l’intervention.


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Commencer par la fenêtre – elle donne sur le fleuve. Paysage immuable, mais variation selon chaque jour, chaque saison, chaque heure du jour. En face, par le pont, la route qui relie à la ville, traversant l’île Batailleuse – vieux reste des remontées Vicking détruisant tout le long du fleuve ? Tout paysage ouvert est un risque. Pourtant, à contempler aussi l’île Batailleuse, le savoir précis des textes qu’il a écrit, la nommant et décrivant. À droite, le chemin qui suit le fleuve vers l’amont, ancien halage, siècles de lent aménagement.

2

La table fait face à la fenêtre. Table de travail : les livres reçus, les revues, quelques magazines de littérature. Travail lié à ce qui surgit de l’extérieur – des auteurs lui envoient leurs livres, il répondra là, sur de petites cartes blanches format carte de visite (il doit s’en vendre à la maison de la presse), dans une enveloppe adaptée au format, sur laquelle il écrira l’adresse à la main et qu’il portera à la Poste, affranchie par un timbre ordinaire qu’il aura payé. Les magazines et revues lui tiennent à cœur : âgé, très âgé, très très âgé, on ne peut pas s’empêcher de penser que ce bruit, la critique, les marronniers de la littérature selon modes et saisons, beaucoup trop loin de son travail, est un lien au dehors, comme la fenêtre, qui l’aide dans le franchissement des jours – ces petites cartes qu’il envoie sont chaque fois personnelles (c’est bien à vous qu’il s’adresse, il témoigne avoir lu votre livre) mais presque trop polies.

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Sur la table, les deux télécommandes : celle du téléviseur et celle du lecteur de DVD. L’âge, ou une pratique de littérature qui refuse l’équipement technologique d’aujourd’hui, n’est pas un obstacle à la maîtrise élémentaire d’appareils de plastique dotés de piles et de boutons aux références obscures – personnellement, je ne sais pas me servir d’un téléviseur. Les DVD sont classés près du téléviseur, à la verticale comme des livres, et il y en a quelques-uns sur la table, de deux sortes : documentaires et opéras. Il n’aime pas la fiction. Mais le rapport au monde réel, en l’occurrence l’histoire de la seconde guerre mondiale, et les retransmissions de Bayreuth, n’appartient plus – même ici, à Saint-Florent-le-Vieil, au seul domaine du livre.

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Il y a deux fauteuils dans la pièce. L’un, qu’on ne voit pas, est celui où il m’a fait asseoir. Je suis beaucoup plus lourd que lui, j’ai l’impression que je m’y enfonce jusqu’à avoir les fesses au ras du sol, j’ai peur d’avoir irrémédiablement défoncé son fauteuil, qu’il restera demi écroulé lorsque je me relèverai mais non, et ça n’a pas l’air de le choquer, puisqu’il me dit à cet instant-là :
– Vous m’excuserez de garder mon couvre-chef. Forme un peu précieuse d’appellation pour une casquette comme j’en voyais à tous les hommes dans mon enfance. C’est un fauteuil de cuir dont le modèle a dû être courant, puisqu’il y avait exactement le même chez mes grands-parents – j’aimerais faire une enquête sur quel en était le fabricant et le fournisseur pour les départements de l’ouest. Jean Rouaud pourrait m’y aider, c’est devenu un réflexe, ce genre d’enquête, et je sais exactement comment y procéder. Aujourd’hui, je pourrais y procéder depuis le fauteuil même, et en même temps qu’il déplace devant lui l’autre fauteuil, fait pour la position assise, celui qu’il rapproche de la table devant la fenêtre pour faire son courrier. L’histoire de la lecture et de l’écriture a constamment été l’histoire de ses postures, et ces postures elles-mêmes liées aux formes de circulation de l’écrit, privé ou publié.

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Près du fauteuil de cuir, celui qui fait face à la télévision dans la diagonale de la pièce, posé sur le poêle à mazout (je dis ça aujourd’hui, mais je ne suis pas sûr – il me semble cependant, de toute façon il a disparu : je regrette de n’avoir pas acheté ce fauteuil, mis à pris 150 € aux enchères, mais le poêle a dû être ferraillé), le journal. Il s’agit du journal local. Je doute qu’il y lise la politique : l’approche localière de la politique se fait uniquement en fonction de ce qui résonne ou vrombit, c’est une expression faible. On laisse venir à soir, au rythme d’une publication quotidienne, un vecteur de publication faible : les fêtes, nécrologies, pièces de théâtre en balade, accidents de la route. Parfois un fait divers plus notable : dans ce cas moi aussi, non pas dans un fauteuil identique, mais à l’écart de ma table de travail, j’ouvre sur tablette le site web du journal départemental. Lui il a payé son exemplaire, moi j’ai quelques abonnements web prélevés directement sur mon compte, Le Monde, Spotify, d’autres, mais je ne crois avoir acheté d’exemplaire papier de mon journal départemental qu’une fois en dix ans, à cause de la photo d’un de mes enfants dans une course sportive.

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Avec le journal local, ces publicités qu’on distribue dans la boîte aux lettres, il n’est pourtant pas du genre à se préoccuper des promotions au supermarché de bricolage, et je n’ai aucune idée de comment il mange, et de ce qu’il cuisine. Avant qu’il m’invite là, dans sa pièce à vivre, nous étions au restaurant d’à côté et il a bon appétit. La solitude essentielle de l’écriture ne suppose pas le retrait des exercices de socialité, dont la conversation et le courrier postal font partie – et cela valait pour Kafka comme pour Beckett. Ce ne sont pas des fonctions absolues, mais à chaque époque dépendant de codes sociaux précis, on disait cela étiquette chez Saint-Simon et nous parlons nous encore de netiquette. Ça nous a valu d’ailleurs un triste quiproquo : arrivé dès midi et demie, après quelques photos des trémies de la sablière de l’autre côté du pont, je l’attends devant le restaurant, à vingt mètres de chez lui, tandis que dans cette même pièce il attend que je sonne chez lui. N’empêche que j’aurais bien aimé visiter sa cuisine, savoir l’heure de son café du matin, et à quel moment il va écrire.

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La maison a treize pièces : une personne de son âge vit dans trois ou quatre pièces seulement. Je suppose qu’en dehors de cette pièce à vivre et de la cuisine au bout du couloir, où il s’est absenté un instant (et j’en ai profité pour faire cette photo à contrejour), probablement dans la pièce symétrique de celle-ci, derrière l’autre fenêtre, il a une pièce réservée à l’écriture, probablement équipée d’une bibliothèque, et qu’il y stocke ses cahiers. De ces questions très matérielles de l’écriture, concernant la place, le corps, le temps, nous sommes de plus en plus familiers, y compris parce que la transition, l’école de la concentration, le bouleversement des supports, nous les rend plus vives. Dans la multiplicité des entretiens avec lui, ces questions on ne les lui pose pas. Leur approche n’est pas spécifique d’ailleurs au web, c’est seulement récemment qu’on a décrypté un peu mieux les rythmes corporels d’écriture de Balzac et même de Flaubert, cherché à décrypter les permanences, les régularités, la vitesse, les hapax.

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Sur le dessus de la cheminée, des photographies dans des cadres. Ce sont des archives familiales, peut-être même ses parents, je ne me souviens pas assez bien : il m’aurait fallu documenter le lieu avec l’appareil-photo numérique mais je n’en avais pas le droit moral (ça m’aurait semblé aussi vulgaire que cette vente aux enchères à peine lui mort). Je suppose qu’à chercher dans les archives (numéro d’une revue de luxe à laquelle j’avais participé, de façon rémunérée, la revue 303) on pourrait retrouver des photos de cette pièce et j’aurais alors mémoire de ce que j’y avais vu comme photographies. Nous sommes issus d’un monde qui n’avait pas capacité de se documenter lui-même : cette fonction, il l’accomplit désormais avec profusion et redondance, mais apprendre ce que nous avons à regarder, documenter, archiver procède du même vieux défi. Juste que probablement, aujourd’hui, j’aurais fait un simple petit panoramique avec l’iPhone en fonction vidéo et que, là tout de suite, ça me servirait.

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Les photographies sont celles de ses parents ou de parents, ainsi que du village, dont il dispose pourtant réellement à portée d’une simple marche, qu’il accomplit au moins une fois par jour, ne serait-ce que pour la Poste et le journal. Un petit carton avec une ficelle « Je reviens dans quelques minutes » est alors accroché à la poignée de la porte d’entrée – le carton aussi a été mis en vente aux enchères, pensez : un autographe. Le statut de la représentation de ce qui nous environne n’est pas une chose nouvelle. Elle a son équivalent syntaxique, lorsqu’il parle au présent du même village lors de la première guerre mondiale, avec sa même acuité qu’à l’ordinaire, parlant de la disproportion hommes-femmes dans le massacre. Le carton, et les photographies, posent le réel et la disponibilité comme intermittence. Nous l’organisons aussi.

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Donc : où sont rangées ses propres photographies, son propre appareil photo, les négatifs assurant la reproductibilité matérielle de ce qu’il a photographié ? Certaines images sont accessibles sur le web, ainsi New York vu du paquebot France. Certaines images sont moins touristiques : paysages, horizons. La notion de paysage est très présente dans son écriture : ainsi, dans le même voyage en Amérique, le survol du Québec, la densité de la forêt, l’atterrissage à Montréal puis l’arrivée à Chicago. En ce cas, pas de photos, mais l’écriture fragmentaire, discontinue : la publication web peut renforcer l’importance de la discontinuité dans l’organisation du récit, comme le montage au cinéma peut être considéré comme un art spécifique, mais elle s’est amorcée historiquement bien plus avant. Ce qui nous arrive, en profondeur, c’est de lire beaucoup plus directement, sans procéder à une analyse particulière, un grand roman de flux comme L’Idiot de Dostoïevski en tant que composition architecturée d’éléments brefs autonomes. Quand il organise ses livres selon ces découpages de fragments à forte densité narrative, mais dont la seule dimension romanesque est transposée (moments où les fragments s’appliquent au roman, donc à la lecture, établissent que – bien avant le continuum d’une écriture site, il n’y a pas discontinuité entre lecture et écriture, ni séparation de l’écriture qui scrute une réalité du type paysage et une réalité du type lecture d’un livre.

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Souvenir, quelque part dans l’œuvre de Gracq, de son fragment sur Tréhorenteucq : dans la lande bretonne grise et mauve, plane, érodée, court une étroite, profonde fissure : la tête des arbres qui poussent dans l’écroulement fertile arrive au ras de la lande, y dessine un zig zag vert. Nous écrivons ces fissures, nous y décidons, les explorons. Comment une photographie de l’illusion que donne Tréhorenteucq aurait été possible ? Gracq l’invente par son texte. Je lui ai raconté avoir été à Tréhorenteucq, et que pour la promenade du dimanche et le tourisme on avait creusé au fond une large piste de 4 x 4, et abattu bonne part des arbres. Cette conversation, et la déception dont elle témoignait, comme c’est souvent le cas lorsqu’on parle des affaires du monde, si tenue avec Gracq lui-même, constitue-t-elle un lien avec le texte initial : peut-être, via la mise en ligne de ce que précisément je dis en cet instant (vous ne vous souveniez pas de Tréhorenteucq, vous irez relire Tréhorenteucq). Nous n’intervenons pas sur le texte initial, mais nous interagissons avec la lecture et déplaçons son contexte, qui est quelque part encore le texte lui-même. Ma conversation avec Gracq ne me contraignait pas à aborder ces questions, c’était juste un silence au moment de l’arrivée du Muscadet. Le web par contre les intègre, nativement.

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La bibliothèque universitaire qui s’est portée acquéreuse, dans le dépeçage aux enchères, de ses photographies, s’est donc aussi portée acquéreuse de l’outil technologique ayant servi à leur production matérielle : l’appareil-photo lui-même, dont le maniement nécessite une appropriation certes plus complexe que la télécommande pour les DVD.

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En quoi cependant les photographies de Julien Gracq déplacent ou modifient notre perception de son œuvre, en tant qu’œuvre littéraire : qu’il ait photographié le Mississipi ou Chicago rend-il ses images plus significatives que les millions de photographies touristiques équivalentes des archives privées individuelles avant FlickR et les albums Facebook ? Est-ce parce qu’il a si bien parlé de Beatrix que sa photographie du château de Saché penche comme la tour de Pise ? Un Gracq blogueur aurait-il retranscrit son émotion à la visite de Saché, là où En lisant en écrivant ajoute à notre plus centrale connaissance de Balzac ? En quoi nos appareils de photographie numérique facile déplacent-ils ce que son Contessa Zeiss n’a su apporter à Julien Gracq pour le constituer comme photographe ?

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Pour l’écriture, il refuse la transcription mécanique : il écrit à la main, et ne transcrit pas lui-même à la machine à écrire. L’usage d’une machine à écrire, avant le traitement de texte, implique une gestuelle dont l’élément de discontinuité est la lettre, discontinuité qui vaut aussi pour le rythme corporel, les quatre doigts qui enfoncent les touches déclenchant les marteaux. Quand les premières machines à traitement de texte arrivent, il pourrait s’en procurer une, et l’utiliser comme il fait de ses cahiers, mais l’idée paraît à distance un peu saugrenue. Mais les frontières sont fines entre technologie dédiée et technologie requise : sans remonter à la colère de Flaubert contre ceux qui passent de la plume d’oie à la plume d’acier, le cahier en lui-même, titre, double page, lignages et marges, stratégies de sélection, copie et mise au propre est une technologie appliquée à la rédaction. L’usage du mot anglais workflow, bien commode, en est l’exact contournement. La continuité de ce que nous inventons dans les usages littéraires du traitement de texte, à partir de logiciels conçus pour la rentabilité bureautique, dérive moins de nos nouveaux outils, que de ce que nous héritons de ces technologies rédactionnelles.

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L’écriture est quotidienne. Que faire d’autre, quand on est allé acheter son pain et son journal, qu’on a marché au long du fleuve ou traversé le pont pour un bout de chemin sur l’île Batailleuse ? Il se consacre à des tâches administratives : il est propriétaire de deux garages qu’il loue à des particuliers, d’un local utilisé par la gendarmerie, et de champs, voire même d’une ferme. Il a été enseignant toute sa vie et en touche la retraite. Cela suppose une certaine masse de papiers, probablement un téléphone dont il ne communique pas le numéro (sans liste rouge, et le supplément qu’on paye pour ce service, ce serait l’enfer). Il vivrait aujourd’hui, je lui demanderais comment ces papiers administratifs sont triés et rangés, s’il utilise pour cela dans les treize pièces de la maison non pas une pièce dédiée mais une table et une armoire (peut-être ces armoires qui ont été à la mode jusque dans les années 80, fermée par un rideau de lattes de bois déroulées et qu’on pouvait fermer à clé. Et comment il s’y prenait aussi pour le découpage du temps, s’il s’y collait plutôt le lundi matin. Je connais la personne qui une fois par an se déplaçait chez lui pour rédiger la déclaration d’impôts sur le revenu. Nous affrontons seulement que la dispersion matérielle de ces tâches n’est plus séparée pour nous par des lieux ou des supports différents (ces deux dernières années, j’avais grand plaisir à travailler sur deux ordinateurs différents, selon que la tâche était utilitaire ou littéraire – contraint de ne plus les séparer sur des machines dédiées, je me découvre garder l’utilitaire pour le bureau, et emporter ma machine dans un autre endroit, ou train ou ville, pour le littéraire).

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La collection de livres imprimés qui porte son nom, et rassemblés en deux Pléiade qui sont les deux seuls Pléiade que vend la maison de la presse du village (je l’ai vérifié, ayant commis l’incroyable lapsus d’arriver là pour une lecture et découvrir au tout dernier moment, le dimanche matin et déjà sur place, avoir pris dans mon sac le Pléiade Sarraute au lieu de son tome II) est une sélection restreinte d’écrits pris à la production implémentée au quotidien.

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Il ne pratique pas la forme journal. Mais si on établit une collection restreinte de noms significatifs, comme Poe, Balzac, Stendhal, Lautréamont, Breton, paysages, mer, littérature (à l’estomac), elle crée un index qui parcourt l’ensemble des livres, et donc probablement l’ensemble des cahiers. Nous ne connaissons qu’un exemple très restreint de ces cahiers, celui du journal de guerre, bien longtemps avant la tâche d’écriture liée à cette pièce même et le rôle de cette maison, ici considérée comme site web. Lorsqu’il compose un livre imprimé (au moins pour Lettrines et En lisant en écrivant – si je n’ai pas besoin de prononcer son nom ici, le nom des livres est aussi évident que le nom du village), il extrait du continuum au quotidien ces collections qu’il réorganise et trie, leur donnant parfois un titre dédié : Proust considéré comme un terminus, par exemple.
L’étude des cahiers nous renseignera sur les incréments temporels de cette écriture : lorsqu’il écrit la suite de fragments dite « Marines » dans Lettrines 2, il est peu probable qu’il compile des fragments dispersés sur une longue période, mais qu’il soit dans son studio vendéen face mer, et les reprenne à distance, une fois revenu, on peut plutôt imaginer une période de temps dédiée, où l’écriture des Marines devient – sinon exclusive – du moins dominante.

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Ce qui change est une affaire de double curseur : celui qu’on établit sur les notes personnelles et celles de la publication immédiate, celui qu’on établit sur la densité même, en reconstituant des objets clos spécifiques, qu’ils s’appellent livre imprimé, livre numérique, ou simplement constellation précise dans l’intérieur du site web, disposant de son propre système de navigation interne autonome par rapport à celui du site. Je dispose de plusieurs de ces outils sur mon ordinateur : bloc-note pour la saisie immédiate (NotationalVelocity), logiciel de rédaction markdown (fascinant UlyssesIII), mais les outils réseaux, pour moi principalement Twitter, fonctionnent aussi comme cette fonction avancée de la prise de note, établissement de micro-territoires, mot qu’on griffonne pour rappeler l’idée. La publication (fil Twitter) ou pas (UlyssesIII) est donc assez secondaire par rapport au travail de note lui-même. Elle n’est pas fixation et stérilisation de la note, mais l’inscription de son fonctionnement comme germe – l’instance collective qu’elle peut susciter, autrefois commentaires de blog, ou reprises et réactivité Twitter – la dynamise et déplace le statut de l’auteur vers ce collectif, même s’il en surgit seul, ou le catalyse de sa propre initiative. Pour Gracq, la surprise toujours à découvrir quels auteurs il considère comme ses proches ou ceux avec qui socialement et intellectuellement il échange le plus – ou inversement ceux qui lui ressemblent tant qu’ils refusent réciproquement tout mode de rapprochement, ainsi Claude Simon.

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Legs Julien Gracq : les manuscrits à la Bibliothèque nationale. Cherchez quelque part quelqu’un qui ait pris deux heures de son temps pour nous dire en ligne : tant de cahiers, qui ressemblent à ça, voilà la photographie du carton. Cherchez quelqu’un quelque part qui ait dit : on ne peut pas tout numériser d’un seul coup, voilà ce qu’on fera la première année, la deuxième, la troisième. Cherchez quelqu’un quelque part qui ait dit : on photographie tant de pages des cahiers, on les envoie à tant de personnes volontaires, et vous nous renvoyez le texte – ça s’est fait, magistralement, pour Madame Bovary. Je ne critique pas la Bibliothèque nationale, elle a tant d’autres choses importantes à faire, comme #ReLIRE. Mais c’est un exemple parmi cent autres : on vit encore dans la préhistoire. Comment cette préhistoire, ou cet âge glaciaire qui sera défini plus tard, qui aurait commencé il y a vingt ans et va se prolonger encore trente, comme une transition rapide et majeure de l’écrit. Quelquefois j’enrage de voir des types de quarante ans plus cons que moi, mais qui probablement continueront d’être cons longtemps après que je serai exactement comme Julien Gracq, un paquet de cendres dispersées dans une périphérie de ville.

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Legs Julien Gracq : le fauteuil trône dans la maison vide, on ne sait pas trop pourquoi.
Des poètes expérimentateurs y viennent en résidence, mangent probablement de temps en temps les anguilles grillées de la Gabelle, mais ne voient pas dans le fleuve intangible sa permanence depuis l’enfance. Les cahiers, eux, attendent. Nous aurons choisi, dans notre activité Internet, que ce geste même, les cahiers dans l’expérience quotidienne, s’appellent un site web, et que qui veut y entre. Quelquefois avec le risque que quelques goujats nous y déplaisent. La terreur est bien moins grande en ce cas que l’indifférence : le monde est léger et va vers ce qui brille, nous ne brillons pas, nous travaillons. Le monde a déjà bien assez de démons, et nous-mêmes irions mieux s’il les affrontait mieux. Nos sites sont un retranchement, où l’affinité seule sert de guide. Nous sommes encore dans l’âge de la maladresse technique, des bricolages permanents, quand nous sommes si démunis pour ces bricolages.

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De même les nouveaux travailleurs qui, d’ici deux à trois décennies, pourront librement et numériquement travailler sur ce dont nous ne savons rien, cet équilibre de l’écriture personnelle et de l’écriture publiée, ce que nous aurons à y apprendre de ce qui nous concerne pourtant de suite : chantiers sur les paysages urbains, chantiers sur notre désaffection du roman, chantiers pourquoi pas sur une mutation radicale de l’auteur, puisqu’il n’y a jamais eu Julien Gracq, mais juste Louis Poirier. Et que nous aurons tous fait ces choix pour notre présent et notre exercice de la littérature : y compris dans cette mutation radicale que l’exercice web impose pour l’auteur, qui l’agrandit.

22

On aurait aimé, pour Julien Gracq, que les chacals et vautours se dépêchent un peu moins d’enlever les ustensiles de cuisine, les vêtements dans les armoires, les places relatives des tables dans les treize pièces. Ça aurait coûté quoi. Quand la maison a été vide, la Fondation de France à qui elle avait été léguée n’en a pas voulu, s’en est défaussé pour la commune, qui a une vision très communale de la littérature. Les héritiers semblaient ne pas supporter les restes : la salle de vente aux enchères s’en est repue – 385 000 euros, quel dommage ç’aurait été de se priver d’un tel bénéfice, à moins d’un an de la dispersion anonyme des cendres, dans une périphérie de ville. Ainsi écrirons-nous pourtant, dans la fragilité radicale et aggravée d’une base de données soumise à toutes les révisions techniques à venir, ou à l’hébergeur qui en commande l’accès d’un simple DNS. C’est peut-être bien de savoir à tout moment, les Rabelais et Villon n’eurent même pas besoin de l’apprendre, que la littérature, pour se faire, n’exige pas de considérer son propre avenir. Ceux qui s’imaginent le contraire n’ont pas de blog, ne twittent pas, ne se compromettent pas sur Facebook et ont des pensées très précises sur le livre numérique : ils sont au monde un peu comme ces décorations de Noël, on apprend peu à peu à ne plus même les remarquer.

23

L’écriture a-t-elle jamais été une pratique solitaire et hors de son bain social, la lecture a-t-elle jamais été une pratique secrète et isolée, le lieu où nous travaillons et écrivons a-t-il jamais été sans fenêtre sur fleuve, vue sur le pont, fauteuil pour lire le journal, table pour traiter le courrier postal, régler les problèmes administratifs, et lieu pour affronter la page du cahier ? Il y a bien des modèles de pièces à écrire, selon qu’il s’agit de Balzac le nomade, de Claude Simon qui dessine sa table à écrire, la pièce et sa fenêtre, sur la première page même du livre qu’il commence – d’Artaud qui n’en eut jamais, de chambre à soi, de Lautréamont mort au bout de son livre, ou de rien qu’un lit pour Marcel Proust ou d’un bateau pour Jules Verne. La pièce à vivre de Julien Gracq nous apprend à les considérer comme autant de sites web, nous n’avons plus – pour écrire – qu’à habiter nos sites, chaque jour mieux, chaque jour plus.

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Stéphane Bikialo, Martin Rass

François Bon écrit dans Tiers Livre qu’en dehors d’avoir été « écrivain (dernier quart du XXe siècle) puis artiste transmedia (premier quart du XXIe siècle), [avoir] inventé, codé, rédigé & publié le site Tiers Livre » [il a] « laissé peu de renseignements sur lui-même » (article 356). Notre investigation porte sur ce site comme « espace(s) » ; des espaces et circulations en réseau qui permettent d’interroger la notion d’identité numérique, la manière dont ce site et ses ancêtres ont transformé – à partir de 1997 – François Bon...

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